Soit un petit garçon blanc qui pose, en Géorgie, pour le photographe. Il a quatre ans, il est chaussé d’élégantes bottines sombres, affublé d’une toque, emmitouflé dans un large manteau clair qui le fait disparaître à moitié.

On devine en arrière-plan un intérieur distingué, une cheminée décorée de carreaux au motif raffinés. On est en le 4 janvier 1891 et pour rassurer l’enfant, en ce jour de solennelle représentation devant le photographe, l’on a pris soin de le placer aux côtés de sa nourrice, présence rassurante, dont le bonnet et le large tablier sont d’un blanc éclatant, et l’on a consenti à lui laisser sa poupée préférée, molle masse de chiffons qu’il agrippe au poignet. Or la nounou et le doudou sont noirs, tous deux : frappantes incarnations de la ségrégation raciale aux États-Unis.
Soit au début du siècle, une scène improvisée le long d’une maison. Quatre enfants noirs posent face à l’objectif, deux garçons d’un côté, deux filles de l’autre. Les garçons portent des couleurs sombres et sont dotés de la même casquette, tandis que les filles sont chaussées de bottines et vêtues de robes aux couleurs claires, contribuant au bel équilibre de la composition.

Les deux plus petits, au centre de la photographie, portent sur leurs genoux leur poupée respective avec délicatesse. À droite, la plus âgée du groupe, tient fièrement la sienne, imposant jouet presque aussi grand que sa petite sœur ; elle a un fragile visage de porcelaine et de longs cheveux bruns rehaussés par deux rubans blancs. Les trois poupées sont blanches : symboles de beauté et de gentillesse pour ces enfants qui ont intériorisé le racisme d’État.
Que disent les poupées de la violence raciale et sociale d’une société ? Qu’apporte la culture matérielle à la compréhension des États-Unis de la ségrégation ? Comment faire parler ces jeux de chiffons cousus et brodés ? C’est ce défi muséographique que relève avec talent la Maison Rouge dans son exposition intitulée « Black Dolls », visible du 23 février au 20 mai 2018. Près de deux cents poupées noires et une importante sélection de photographies de la collection Deborah Neff retracent de 1840 à 1940 une histoire de la ségrégation, mais aussi et surtout – c’est l’hypothèse majeure de cette exposition – une histoire de la résistance sociale et politique des familles noires, ces poupées étant présentées tout à la fois comme des actes de subversion de la part des nourrices et des artisans qui les produisaient, des moyens d’expression et d’émancipation, et enfin comme de véritables œuvres d’art. Confectionner une poupée, est-ce vraiment un acte de résistance ? L’affirmation peut paraître de prime abord surprenante tant l’objet semble anodin, banal, mais c’est précisément parce qu’il fait partie du quotidien que la couleur de sa peau revêt soudain une importance cruciale : coudre une poupée noire pour l’enfant dont elle a la garde, de la part d’une nourrice noire, c’est glisser dans son landau la marque visible de son invisibilité politique. Offrir une poupée noire à sa petite fille, pour une grand-mère, c’est lui souhaiter un destin de femme libre et fière de sa couleur de peau. Bâtir et diffuser une entreprise de confection de poupées noires aux États-Unis, enfin, c’est militer pour la reconnaissance de droits civiques élémentaires.
Magnifiquement mise en scène, l’exposition réussit la gageure d’attribuer une singularité à chacune des deux cents poupées exposées, d’en révéler à chaque fois l’originalité et l’importance. Les jeux d’ombres et de lumières, les comparaisons avec les photographies, les présentations des poupées réversibles donnent à voir un art du quotidien dans toutes ses dimensions politiques et esthétiques.

Sanglots de poupées, larmes brodées et lèvres cousues
En entrant dans la première salle, c’est l’effet de masse qui domine : une foule de poupées nous fait face, figurant les foules d’anonymes qui les ont confectionnées, aimées, transmises, mais aussi tous ces enfants qui ont joué avec elles. Leurs ombres s’impriment sur le mur du fond, agrandissant de manière démesurée leur taille, et signifiant littéralement que ces objets de la marge acquièrent avec cette exposition une dignité d’œuvre d’art.
Puis c’est un détail qui frappe l’œil, immédiatement. Dès qu’on l’a remarqué, il est impossible de ne plus y faire attention. L’une des premières poupées de la foule nous fixe, de sa tête de chiffon et de ses yeux de boutons : elle nous regarde entrer dans la pièce et elle a la bouche cousue. Non pas seulement que sa bouche a été brodée, non, elle a les lèvres expressément et très clairement cousues entre elles, ligaturées : la poupée, même dans le jeu de l’enfant, ne pourra jamais parler, elle est muette, ou plutôt elle a été rendue muette par la violence des hommes. Cette présence des invisibles, d’emblée, se trouve représentée par ce motif hautement significatif, d’une portée absolument bouleversante.

Ces poupées, dans leur diversité, racontent aussi cent ans d’histoire du textile. Certaines représentent des élégantes qui se sont parées pour sortir, d’autres des vendeuses de rue, d’autres encore des couples ou des enfants. Les motifs et les tissus varient, se complexifient. La plupart sont de facture assez modeste, bourrées de chiffons ou de papier journal, bien plus maniables que les poupées blanches en porcelaine que l’on n’a pas le droit d’emmener avec soi dans les cachettes secrètes de l’enfance. C’est aussi vraisemblablement ce qui explique leur succès auprès des petits enfants blancs : ces cadeaux de leurs nourrices devenaient les véritables objets du quotidien, compagnons de jeux et confidents de chagrins, et non seulement pas des objets de collection ou de parade qu’il faudrait prendre garde à ne pas briser. Elles sont d’un tissu noir uniforme que viennent relever des détails brodés : yeux, nez, bouche, colliers, bottes, bracelets…
Des mots d’amour sont parfois cousus sur le corps de la poupée : ces écrits du quotidien sont des archives de la communauté noire américaine et de ses stratégies de résilience élaborées pendant la ségrégation, durant la période d’application des tristement célèbres Lois Jim Crow en vigueur entre 1876 et 1964. Modestes, lacunaires, elliptiques, ces traces disent néanmoins encore aujourd’hui la sincérité d’un don ou d’une pensée. « To Granddaughter Marian made by Grandma Washington 1908 » rappelle par exemple que cette poupée, élaborée il y a cent dix ans, matérialisait un lien d’affection entre une grand-mère et sa petite-fille.
Plusieurs d’entre elles ont en partage ces larmes brodées sur les joues. Figurant la douleur de la condition d’être noir dans l’Amérique ségrégationniste, les poupées affichent une tristesse que rien ne peut consoler, si ce n’est le jeu de théâtre que l’enfant lui fera vivre, remodelant, inversant ou conjurant cette domination politique, économique, sociale et culturelle.

Car en miniature en effet, l’enfant joue le théâtre de ses fantasmes sur la petite scène qu’il s’invente. C’est peut-être ce qui me touche le plus dans cette exposition, le fait que ces poupées gigognes contiennent en elle la métaphore de l’exclusion des Noirs américains et dans le même temps le réceptacle des jeux visant à la conjurer. Lorsque l’enfant joue, manipule les assemblages de tissus, plusieurs types de scénarios s’accomplissent dans cet espace transitionnel qu’est la fiction pour reprendre les termes de Donald Winnicott, qui sont autant de niveaux d’interprétations de la « résistance » quotidienne mise au jour par l’exposition. D’abord, les enfants gardés par les nourrices établissent des jeux dans une autre couleur de peau que la leur, par la ruse de ces présents à la facture apparemment si modeste. Pour les enfants noirs ensuite, qui reçoivent les poupées de leurs proches, elles sont des moyens de refléter, en miroir, l’exclusion dont ils sont victimes – et dont les poupées conservent le sanglot brodé – ou bien au contraire d’opérer un renversement des règles par la seule grâce du jeu. Dans l’espace fictionnel que se créé l’enfant, ces deux mondes possibles peuvent coexister tout à la fois sans qu’il n’y ait de contradiction, en miroir tout à la fois positif ou négatif (comme on le dirait d’une photographie) de la société ségrégationniste américaine.
Faiseurs de rêves : dans l’atelier des sans-voix

Les artisans sont la plupart du temps restés anonymes – ainsi de toutes ces nourrices placées dans les demeures de la bourgeoisie américaine – mais certains noms demeurent toutefois. Celui d’un homme notamment, Leo Moss, dont la marque de fabrique est précisément ces larmes blanches qu’il ajoutait aux joues de ses poupées. Le parcours de cet artisan a tout d’un personnage homérique tant il s’appliquait avec patience et application à défaire la nuit ce qu’il brodait le jour : tenant d’une boutique de poupées blanches en effet, en Géorgie des années 1880 aux années trente, il s’attachait à confectionner la nuit des poupées noires en récupérant des pièces détachées et en les peignant. Il défaisait ainsi la nuit une partie des stéréotypes vécus le jour.

Nellie Mae Rowe, quant à elle, récupère toutes sortes d’objets et de tissus pour opérer à partir de ces fragments des poupées recyclées. Ces quelques noms sont loin d’embrasser la foule de ces artisanes que l’on voit sur les marchés vendre leurs productions en photographies. L’écrivaine américaine Alice Walker souhaite ainsi dans l’un de ses discours être capable de « donner un nom » à cette « femme noire anonyme, d’Alabama » qui figure sur les cartels. Cette présence des « subalternes » correspond aux voix que cherche à retracer la critique littéraire indienne Gayatri Chakravorty Spivak.

Pour lutter contre les poupées caricaturales, qui véhiculaient des clichés racistes (pensons encore récemment aux « black face »), une manufacture se met en place en 1910 à Nashville, la National Negro Doll Company, à l’initiative de R. H. Boyd. Marcus Garvey soutiendra des initiatives semblables en soulignant combien ces jouets participent de la construction de l’estime de soi dès le plus jeune âge. Les études de Kenneth et Mamie Clark dans les années 1950 sont présentées dans le très beau documentaire de Nora Philippe qui clôt l’exposition, et elles sont à cet égard impressionnantes : on y voit de jeunes enfants noirs préférer systématiquement des poupées blanches au motif qu’elles seraient « plus belles » et « plus gentilles » que leurs homologues noires. On y voit aussi ces mêmes enfants se déclarer eux-mêmes davantage semblables aux poupées noires, « moins belles ».

Deux corps pour un scénario : figurer la fracture
Pour finir, d’étranges poupées réversibles incarnent bien la fracture de la ségrégation raciale qui constitue le thème de cette exposition. Il s’agit des « topsy-turvies », des poupées au corps coupé en deux dont l’un est noir et l’autre blanc. L’enfant peut à loisir faire disparaître l’une ou l’autre partie du corps en soulevant ou abaissant la jupe. Ces poupées, sans doute confectionnées également par les nourrices, servaient à mettre en scène aisément la fracture sociale et raciale. Placées de foyer en foyer, les nourrices prenaient soin parfois d’une quinzaine d’enfants au cours de leur vie, sans pouvoir voir leurs propres enfants plus de quelques jours par mois.
Cette fracture se joue également au niveau intime, au cœur de ces riches familles noires qui préféraient acheter d’élégantes poupées blanches pour leurs enfants, comme le montre un très beau cliché d’un photographe noir américain, J. C. Patton, dans l’Indiana.
La collection Deborah Neff, exposée pour la première fois en France, rend compte de la dimension militante de ces poupées noires et de leur signification hautement politique, tout en leur attribuant le statut de véritables œuvres d’art, ce que la muséographie souligne avec une grande finesse.
La Maison Rouge, 10 Boulevard de la Bastille, 75012 Paris – Ouvert du mercredi au dimanche de 11 h à 19 h. Jusqu’au 20 mai 2018
Black Dolls, La collection Deborah Neff, Catalogue d’exposition, Fage/La Maison Rouge, 2018, 272 p., 28 €
