Un exil productif : Jamel Eddine Bencheikh, poète, romancier et traducteur

Les Mille et Une Nuits, le dix-septième soir, Sanî’-ol-Molk, 1849-1856

Injustement méconnu en dehors de cercles restreints et spécialisés, le nom de cet intellectuel majeur de double culture n’est situé par votre interlocuteur que si vous ajoutez, « vous savez le traducteur avec André Miquel des Mille et une nuits dans la nouvelle édition de la Pléiade ? ». « Ah ! oui, bien sûr ! »

En ce mois de février où il aurait eu 88 ans, il n’est pas inutile de rafraîchir les mémoires et de nourrir des lectures en ces temps où la violence obstrue les échanges et raidit les positionnements. Son regard critique et incisif sur soi et vers l’autre, à travers son œuvre créatrice et critique, participe d’une hygiène mentale. Jamel Eddine Bencheikh est né à Casablanca, le 27 février 1930 dans une famille algérienne. Son père était magistrat et sa mère, au foyer, comme la quasi-totalité des femmes de cette époque. Il passe son enfance et son adolescence au Maroc (Oujda, Rabat, Casablanca) et le quitte après le baccalauréat pour des études supérieures à Lyon puis à Alger. Il revient ensuite à Paris. Les étés de son enfance se passent à Tlemcen, berceau de la famille. Il vient s’installer à Alger en 1962, au moment de l’indépendance, avec sa famille. Il quitte l’Algérie définitivement en 1968 et réside en France jusqu’à sa mort en août 2005 où il a vécu sa vie familiale et professionnelle ainsi que sa vie de poète. L’exil est au cœur de sa vie à différents moments, de sa naissance (Maroc/Algérie) à son choix définitif de résidence en France dans les années où il écrit le premier poème que nous évoquerons. Il a su conjuguer son origine avec ses acquis et sa situation d’exil dans une œuvre à plusieurs dimensions dont nous allons tenter de donner un aperçu.

Pourquoi écrire en français ?  

On lit, très régulièrement, les déclarations des écrivains de langue française du Sud sur leur rapport à leur langue d’écriture : ce fut le cas récemment d’Alain Mabanckou et de Véronique Tadjo. Mais le dossier peut s’enrichir de nombreuses déclarations. On cite plus rarement le positionnement particulier de Bencheikh. Pour lui, le français est la manifestation d’un choix de liberté, à partir d’une contrainte historique. Dans un texte décisif, « L’Espace de la solitude » (Revue des deux mondes, 1991), il a analysé sa propre trajectoire linguistique :

« C’est dans le regard que naquit mon amour de l’arabe. Avant même, bien plus tard de le lire, j’éprouvais avec acuité le bonheur de retrouver ses signes. L’œil préparé à la rencontre, je parcourais cette écriture qui me fascinait par ses étirements et ses pleins, par l’harmonie de ses équilibres (…) Et je savais qu’elle devenait sacrée dans ces corans reliés de cuir (…) Ce texte-là je ne l’entendis longtemps vivre que dans la bouche de mon père et, depuis, son chant grave ne m’a jamais quitté (…) Ma mère parlait l’arabe et l’arabe seul. Elle se chargea de m’initier. Autre timbre, autre langage : ce n’était plus la même langue que j’entendais là. A la prosodie classique s’opposait l’idiome du rire et de la colère, de la tendresse ou de la souffrance, du conte ou de la chanson. La vie alors se coulait en moi et toujours elle eut cette voix maternelle qui ne cesse de murmurer à mon oreille les tourments d’une mort précoce (…) Entre le verset de la prière et le chant de la vie, il y eut bientôt en moi la présence insolite et familière de l’Autre. Autre langue, autre écriture. Autres images, autres sonorités. Insolite parce que ma mère n’en usa jamais. Familière parce que mon père, comme son propre père, la possédait parfaitement (…) Le français m’entraînait sans retour de paysages en paysages vers des lointains qui, déjà, servaient de décor à une solitude ».

C’est un véritable triangle de la construction linguistique que nous décrit ici le poète, chaque langue jouant la partition qui lui revient dans sa sensibilité et son intelligence. Le français, circonstances aidant, devient la langue de la création mais n’oublie jamais les autres (e)ancrages linguistiques : « Ce n’est ni une identité ni un exil que je cherchais dans le français, mais la certitude d’y être libre et solitaire (…) Seule la poésie me semblait capable de libérer mon langage et son inaltérable prétention à reprendre sans cesse ses périples ».

Le bruissement des références dans la langue du texte

L’indécision résidentielle entre la France et le Maghreb chez Bencheikh, occupe une vingtaine d’années, du début des études supérieures, à la fin des années 40 à la décision de s’installer en France à la fin des années 70. Cette oscillation est tout naturellement sensible dans ses écritures (création, traduction, essai et textes critiques) de cette période ; elle éclaire en partie l’écriture du Joueur de flûte qui correspond donc à son installation définitive et voulue, en France, ce qu’on peut appeler alors, véritablement, son exil.

Sans pouvoir entrer, ici, dans une analyse approfondie, on peut remarquer que s’élaborent, sous la même plume, un ensemble poétique comme « Le joueur de flûte » et une thèse, par définition érudite, sur les siècles passés de la civilisation arabo-musulmane. Le conte-poème, écrit alors et sur lequel nous allons nous attarder dans un second temps, est édité tardivement dans la première œuvre poétique de l’écrivain, en 1981, au Maroc et non en France : c’est dire si la diffusion confidentielle de la poésie est accentuée par ce lieu de parution et/ou si, ce que souhaite Bencheikh, c’est de toucher d’abord un public maghrébin. Mais, auparavant et conjointement, Bencheikh a une carrière universitaire brillante qu’il ne cessera de faire fructifier. Dès 1975, il publie, chez Anthropos, sa thèse d’état sous le titre de Poétique arabe ; titre lui-même qui dit son ambition de doter la littérature arabo-musulmane d’instruments d’analyse les plus modernes. Il multiplie aussi les traductions, non seulement des Mille et une nuits et du Voyage nocturne de Mahomet mais aussi de nombreux poètes contemporains de différents pays arabes.

Il instaure ainsi le dialogue entre langues et cultures et le poursuivra jusqu’au terme d’une vie consacrée à tenter d’intéresser des intellectuels du monde arabe à une vraie connaissance de leur patrimoine et les intellectuels français à une connaissance dépassant les clichés commodes, ceux qui dispensent de mettre à distance les certitudes acquises. Cette recherche de partage est encore plus complexe et contradictoire dans ses écritures poétiques.

Ce double mouvement d’érudition qui dispose, de façon visible, les fruits d’une culture dans le champ éditorial français, et de création qui approfondit la quête de l’expression poétique au creux fécond d’une double culture et de trois langues, court dans les œuvres éditées jusqu’en 2005. Le premier mouvement, celui de l’érudition, est celui qui a fait connaître Bencheikh, aux côtés d’André Miquel, comme spécialiste des Mille et une nuits dont il est traducteur, commentateur et qui réapparaissent dans certains poèmes. Dans La République mondiale des Lettres, Pascale Casanova aborde la question de la traduction et du médiateur qu’est le traducteur. Elle reprend à son compte les propos de Valéry Larbaud : « En même temps qu’il accroît sa richesse intellectuelle, [le traducteur] enrichit sa littérature nationale et honore son propre nom. Ce n’est pas une entreprise obscure et sans grandeur que celle de faire passer dans une langue et dans une littérature une œuvre importante d’une autre littérature ».

On pourrait se demander quelle littérature nationale enrichit ici Bencheikh puisque les contes arabes n’appartiennent à aucune « nation » : l’hypothèse serait qu’échappant à la « nation », il s’installe, avec la traduction de cet espace de création et le travail interprétatif qui l’accompagne, dans l’interstice de trompeuse convivialité entre Orient et Occident, se donnant la tâche d’en éclairer, de part et d’autre, les détours, contours et les à- peu-préismes. En tout état de cause, le traducteur accroît le capital littéraire universel en restituant le chef d’œuvre à son « origine » « arabe », dans sa langue de création, le français et sans nier pour autant le travail productif de ses prédécesseurs. A qui veut bien lire, on voit clairement comment joue l’enrichissement des langues dans le creuset du français, même dans le travail d’érudition. Dans l’accomplissement créateur, il sera plus intimement tressé mais aussi présent.

Arrêt sur deux textes : le conte-poème « Le joueur de flûte » (1981) et le « prélude » du roman Rose noire sans parfum (1998)

« Le joueur de flûte » qui clôt Le Silence s’est déjà tu est un conte-poème à deux personnages. La narration évoque leur rencontre, puis leur affrontement et enfin leur séparation. Le joueur de flûte, sorte d’aède et de barde de la culture arabo-musulmane, impose au poète sa présence et ses certitudes ; le poète, le « je », développe toute une stratégie de séduction et d’esquive pour nouer un dialogue. Lorsqu’il constate son échec, il se réfugie dans le silence pour poursuivre seul, mais riche de son bagage ancestral, sa quête de l’essence même de la création qui ne peut être répétition de l’héritage ni ignorance des aspérités de l’Histoire. Toute une gamme de positionnements contradictoires anime la confrontation. Celle-ci est sensible à tous les niveaux, des formes poétiques, des outils linguistiques, des symboles incrustés en texte, des références qui le nourrissent. De cette confrontation naît une harmonie textuelle qui conjoint poésie moderne, oralité fondatrice et musique. Le poète, s’il ne veut oublier les leçons du joueur de flûte, entend s’ouvrir aussi aux chants divers du monde. Pour dire ce trésor gardé mais aussi cette tension vers la découverte sans tomber dans le cliché de l’écartèlement entre deux langues et deux cultures, Bencheikh inverse les propositions habituelles : « l’écriture latine est orientée vers la droite, vers un levant, cet orient, l’écriture arabe, vers la gauche, le couchant, l’occident … Les vers, suivant « la course même du soleil » surgissent se partageant, « en deux comme une pomme, – salutation pourpre – en deux moitiés, et toujours conduits vers cette rime unique saluant l’éclat dernier du soleil mourant.
Et moi j’écrivais maintenant de droite à gauche, accouplant voyelles et consonnes, alors que mon écriture natale révèle seulement la forme du mot, son corps, et laisse secrète sa musique et son mouvement ».

Le poète ne peut penser au français en termes de transfert mais au contraire en termes d’espace qui s’est ouvert à lui et qu’il a investi et parcouru, sans nostalgie pour un ailleurs originel qu’il transporte en lui où qu’il soit. Ainsi peut-il passer d’un espace à l’autre, « sans exotisme ni étonnement ». L’échange se fait dans un mouvement continu où les « conventions se disloquent ». Il précise dans des entretiens personnels inédits : « Le seul clivage qui me semblait acceptable était celui qui séparait les écritures d’espérance des écritures de convention. Tout cela, je l’ai intégré en moi comme une espèce de prolifération de moi-même et non comme un transfert ».

Il reconnaissait, par ailleurs, qu’il embarrassait les éditeurs français car ce qu’il écrit « n’est ni de la poésie qu’ils attendent d’un Arabe, ni de la poésie qu’ils attendent d’un poète français ». « Dans une langue française très recherchée », ce sont souvent des images « venant de la culture arabe ». Soulignant aussi l’importance de la poésie dans les écritures arabes, il refuse que ce soit une poésie de circonstance et de célébration. Le poète doit être « porteur d’antagonismes », « rebelle aux lois du clan » et « hostile à la domination de l’ethnie ». La poésie remplit alors une mission de présence : « Si elle ne peut transformer les hommes, elle peuple leur langue d’une présence irréductible qui témoignera malgré tout de leur être ».

Cette réflexion sur l’acte poétique et la solitude nécessaire du poète, J.E. Bencheikh l’a reprise sous une autre forme dans son roman, Rose noire sans parfum. Nous avons choisi d’en parcourir rapidement le prélude. Rose noire sans parfum (Stock, 1998) est son unique roman, méditation sur le pouvoir et ses luttes : il s’ouvre pourtant sur la voix des esclaves, voix qui devient totalement silencieuse dans le reste du texte. Les Zandjs ont été « importés » en grand nombre dans l’Irak abbasside : en l’espace de trois siècles, ils se révoltèrent par trois fois. Une première fois en 689-690, révolte peu importante. Une seconde fois en 694, de façon plus sérieuse. Mais c’est surtout la troisième révolte qui est connue et sur laquelle travaille le romancier : elle dura quinze ans (entre 869 et 883) dans le bas Irak et le Khûzistân. Selon Alexandre Popovic : « Elle fut l’œuvre d’un personnage redoutable et apparemment sans scrupules, Alî ibn Muhammad, surnommé Sâhib al-Zandj (Le Maître des Zandjs). De descendance obscure – mais ayant approché « les hautes sphères » de son époque – poète de talent, instruit, versé dans les sciences occultes, ayant embrassé différentes doctrines et essayé plusieurs soulèvements (notamment au Bahrayn et à Basra). Il réussit à fomenter la plus grande insurrection d’esclaves de l’histoire du monde musulman ».

«  Zandjs nous fûmes donc. […] notre langage n’aura aucune chance de se libérer des livres qui parlent de nous ». L’oralité première – dont Bencheikh et Miquel ont précisé dans leur dialogue, D’Arabie et d’Islam (Odile Jacob, 1992) qu’elle était fondatrice en islam et dans sa civilisation –, est celle qui donne voix à ces absents de l’Histoire, les esclaves. Ils disent, dans les premières pages d’une admirable beauté, ces marais où ils vivent, « nous sommes cette terre » ; ils en connaissent les moindres craquelures, les moindres transformations qu’opèrent les saisons. Réduits à une vie infra-humaine, ils l’emplissent de leur humanité méprisée qui invente un mode de vie, invisible aux yeux de leurs maîtres. Leur faire le don poétique de ce prélude qui est annonce, mise dans le ton, ne peut être négligeable. Leur place en ouverture est éminemment stratégique pour les significations. Ceux qui parlent ne se nomment qu’à la fin de leur « discours » : « Zandjs nous fûmes ». La langue très poétique que la narration leur offre pour exprimer leur rapport au monde, les hisse hors de la représentation habituelle donnée dans les textes arabes. Dans ces sept pages, ils situent leur territoire d’esclaves libres que nul autre qu’eux peut décrire :

« Qui donc, en ces temps-là, aurait voulu décrire nos marais, de vos chroniqueurs ? Nous sommes en un lieu que votre histoire ignore et que votre poésie prostituée ne soupçonne pas.
Vous n’avez même pas les mots qu’il faut pour désigner nos repaires ».

Les voix autorisées habituelles sont disqualifiées par manque de curiosité et de savoir. Eux, savent : ils connaissent la terre où ils vivent et les moindres tressaillements des saisons. Cette vie leur a enseigné que seul le présent compte puisque leur expérience les a dissuadés de se penser dans le passé et de se projeter dans l’avenir. La dernière partie de ce prélude s’interroge sur la possibilité de faire entendre leur voix : dès l’instant qu’on les « écrit », on les déforme ou on les exclut. Sur un mode différent, cette finale du prélude n’est pas sans rappeler « Orphée noir » de Jean-Paul Sartre, en 1948 : « Mais il n’y a pas d’yeux domestiques : il y a les regards sauvages et libres qui jugent notre terre. […] insulté, asservi, il se redresse, il ramasse le mot nègre qu’on lui a jeté comme une pierre, il se revendique, en face du blanc, dans la fierté ».

La seconde partie de ce prélude justifie l’abandon de ce défi qu’aurait été de redonner voix aux Zandjs : « Comment parler de ces hommes qui ne se parlaient guère entre eux ? Que je m’empare d’eux et les fasse agir à mon gré, voilà le vice mortel de l’écriture. Ils ne sont plus là pour m’écouter sans me comprendre et délier leurs actes de ma conscience ». Après cette relativement longue auto-justification, le narrateur abandonne la première personne pour faire parler les Zandjs et les renvoie au silence de l’Histoire. Sans s’y attarder ni le vouloir explicitement, J-E. Bencheikh participe au débat magistralement exposé par André Brink après les réactions hostiles essuyées lors de l’édition de son roman en 1973, Au plus noir de la nuit, avec son article, « Parler au nom de… » : a-t-on le droit de parler d’un Noir lorsqu’on n’est pas noir ? L’écrivain sud-africain aboutit à cette conclusion qu’on a tous les droits lorsqu’on veut mieux approcher notre commune humanité. Ce n’est pas la réponse de Bencheikh sur la longueur d’un roman qui s’appuie sur les chroniques de l’époque. Il n’en reste pas moins que par la force de la poéticité de l’écriture, ces énoncés initiaux attribués aux Zandjs fonctionnent dans la mémoire du texte. Ils disent le conflit des savoirs transmis, le conflit des langues et les hiérarchies sociales et raciales dont le monde arabe a hérité aujourd’hui. Et c’est dans cette langue autre qui n’est pas celle du silence des esclaves, ni celle du Pouvoir, ni celle du Chef des révoltés, ni celle du Livre, que la parole romanesque s’énonce et qu’elle entre en concurrence, en rivalité avec celle du Maître des Zandjs.

Cet inlassable passeur entre l’Orient et l’Occident a été au cœur d’une poétique et d’une politique de la relation. L’examen de son œuvre (dans ses différentes facettes) permet d’aborder les rapports « Orient et Occident ». Cet écrivain « francophone » est très peu étudié par les spécialistes de littérature maghrébine, quelle que soit leur langue de travail. Sans doute parce que l’exigence et la non-évidence de ses écritures intimident. Pourtant la plongée dans cet univers sort des sentiers battus. Nous conclurons avec le portrait que Benjamin Stora donne de lui, dans un texte d’hommage à sa mort : « un personnage en dissidence sur le plan de la pensée politique, sentinelle vigilante contre tous les intégrismes, tous les fanatismes ; polémiste redouté par les adeptes des pensées toutes faites, les conformistes qui acceptent la puissance des Etats et les obscurantismes véhiculés par les sociétés […] Car il n’y a pas deux Jamel Eddine Bencheikh : le romancier, le poète, l’homme de lettres d’un côté, et de l’autre le polémiste engagé. Il y a un homme entier, courageux, rigoureux dans ses choix ».