Lescot Bruno, l’homme qui mord : Yves Pagès (Encore heureux)

Zoom Encore heureux, Mafalda, © ArchYves

Qui était Lescot Bruno, « attendu que » l’individu a commis un certain nombre de méfaits dans sa prime jeunesse, dont rend compte un exposé des motifs absolument exhaustif ?
Pourquoi et comment est-il devenu cet individu coupable du vrai / faux braquage d’une agence bancaire de Charenton le Pont qui s’est soldé par la mort d’un policier ?
Encore heureux d’Yves Pages déploie et juxtapose les discours par lesquels justice, médecine et presse cernent, exposent et explicitent ce type de comportement, dans un exercice de prose qui dézingue toute certitude.

Tout s’écrit depuis un « Au bénéfice du doute » initial, formule de justice, in dubio pro reo, sur laquelle repose une présomption d’innocence bien malmenée dans les pages qui suivent, à moins qu’il ne s’agisse d’une adresse, entre dédicace et hommage, à ce doute absent des discours officiels traquant tout indice d’une culpabilité, ce doute nécessaire, seul espace d’une liberté possible. Le titre du livre lui-même, Encore heureux, joue de cette ambiguïté, de la liberté de ne pas choisir et de demeurer dans la pluralité des sens possibles : tout ce que l’avalanche de rapports, exposés, coupures de presse, expertises rassemblée dans le livre viendra nier.

© Christine Marcandier

« Attendu que Lescot Bruno était âgé de cinq ans au moment des faits ayant motivé la première plainte à l’origine de l’affaire qui fait ici l’objet de notre examen : » L’incipit donne le ton, ouvrant à un Exposé des motifs (première série), litanie d’attendu que introduisant aux faits reprochés à l’enfant, récit sous forme de liste interminable et implacable supposée démêler causes et conséquences, décrypter un comportement donnant, déjà, des signes de désordre sinon de déviance. L’attendu déploie un portrait à charge, déjà : Bruno Lescot aurait mordu une camarade de classe, aurait récidivé… Les faits mis bout à bout constituent un acte d’accusation, « attendu que désormais, chacun l’aura compris, on ne peut que s’attendre au pire ». Nordine est mort devant l’école, renversé par un chauffard à mobylette qui a pris la fuite, le père de Bruno fait des recherche ethnologico-sexuelles un peu louches, la mère a demandé le divorce, et l’adolescence de Lescot Bruno n’est pas plus calme : il profite de « l’euphorie insurrectionnelle » de 68 pour poursuivre sa dérive délinquante dont cet exposé ne donne qu’une introduction. Les 50 pages d’attendus se concluent sur un déroutant « venons-en aux faits ».

Le lecteur aura donc suivi une anaphore sur plusieurs dizaines de pages, qu’il suppose juridiques, avant de percevoir combien la répétition finit par créer non seulement un vrai récit mais un franc comique tant cette manière compassée, objective et exhaustive des faits introduit de périphrases ridicules comme lorsqu’il s’agit de mettre le gamin et sa complice au piquet, soit : « maintenir trois heures durant la paire de fautifs en deux coins diamétralement opposés de la salle de classe ». Si la prose officielle laisse a priori peu d’interstices à une liberté quelconque de mouvement ou d’interprétation, le sérieux du discours est pourtant miné de l’intérieur, tant il finit par apparaître subjectif et saugrenu, dans la disproportion entre les faits et leur interprétation, au point que même les noms de lieux (la rue des vertus, la rue Chapon) tirent des éclats de rire au lecteur.

A ce premier Exposé des motifs succèdent des coupures de presse, récits de troubles étudiants en mai 1980 et de la chute mortelle d’un homme. Les articles du Parisien libéré, de Paris Match, de l’Aurore partent des mêmes faits, leur juxtaposition met en exergue une subjectivité dans leur interprétation, trois lectures idéologiques, le journaliste de l’Aurore n’y allant par quatre chemins pour dénoncer les « Nouveaux Barbares »… L’étudiant contestataire interviewé dans Paris Match est Bruno L., ainsi se poursuit l’exposé biographique du protagoniste dans ce tissu de discours juridiques et médiatiques, saisie extériorisée, supposée sans affects, empathie ou ambiguïté, du personnage.

Bruno Lescot sera ensuite au centre d’une Étude de cas, rapport d’expertise psychiatrique sur un adolescent toujours plus contestataire, « inculpé des chefs suivants : outrage à agent, dégradation de bâtiment public, recel de matériaux explosifs et incendie volontaire d’un car de police ». Chaque série d’exposés de motifs sera centrée sur un épisode crucial de son itinéraire criminel — condamnation à trois années d’emprisonnement (dont une avec sursis) et amnistie présidentielle en 81 jusqu’au braquage à Charenton en 83, son récit par la presse, la fuite de Lescot, le procès, l’audition des témoins, la condamnation à la réclusion à perpétuité par contumace.
Ainsi, de discours en discours, se dessine le portrait-robot d’un individu, depuis des procès verbaux, des saisies partielles et partiales diffractant une vérité supposée, offrant de fait plusieurs versions d’une même personne et des mêmes faits, jusqu’à la Contre-enquête qui clôt de livre, datée de 2008, moment historique de l’explosion des bulles spéculatives, autre ironisation féroce : ce dernier passage fait apparaître une énième version, contradictoire et troublante, d’un Bruno Lescot bien plus complexe que ce que laissait apparaître le montage initial des pièces et documents.

Le livre d’Yves Pagès interroge la manière dont les discours nous réduisent et enferment, dont certains autres — ceux tagués sur les murs, des slogans de 68 à ceux du métro ou de la rue — dérèglent l’ensemble trop bien huilé et laissent exploser une contestation, une colère, un rapport autre au réel. Bruno Lescot est un principe de liberté carnavalesque lancé dans la France des années 70 à aujourd’hui, il traverse les décennies en déréglant leur mécanique. L’écrivain, lui, en collectant des « documents avérés » refuse cette construction officielle, artificielle. Le texte est à l’image de son personnage principal présent/absent, en fuite constante, « personnalité morcelée, dépourvue de repères chronologiques dans l’appréhension de son passé » (premier rapport d’expertise) : un révélateur des années 70-80, d’une décennie d’espoirs, contestations et colères, d’un vent de révolte, d’une anarchie solaire et parfois potache, creusets de nos présents.

Encore heureux est un livre puzzle qui renouvelle autant les codes du récit judiciaire que les ressorts « éculés d’un modeste polar », qui dézingue l’ensemble de codes désormais établis d’une certaine littérature du réel : monter des documents, citer des coupures de presse, produire un dossier d’instruction. A contrario, in dubio pro reo, tout est fictif ici, tout est révélé depuis une figure de la cavale, en définitive pièce manquante du dossier, ombre portée sur les discours qui visent à l’enfermer. Aucun des discours, judiciaire, médiatique ou psychiatrique n’est pleinement parodié ou pastiché par Pagès, tout est pourtant toujours au bord de basculer dans le grand guignol, tant l’ironie est dévastatrice dans son refus des faux semblants.

Zoom Encore heureux, Troisième génération, © ArchYves

A travers ce drôle de loustic, croisement de Théoriste et Soi-disant mais aussi Homme hérissé, Bruno Lescot, un peu punk, un peu anar, pink flamingo, se (dé)tisse une mémoire collective, la figure fictionnelle déploie tout autant qu’elle conteste les discours de l’époque, depuis des bribes infra-ordinaires, depuis la polyphonie qui noue la fonction de bouc-émissaire que la société a donnée à un (anti-)héros ordinaire. Son hold-up est un happening carnavalesque, un « bas les masques » tendu à une société qui voudrait tant se rassurer derrière des barrières de mots qui condamnent. Rapportés, ces discours sont subvertis, le réel réinventé, mis à distance par l’écrivain et son personnage, un être contradictoire que rien ne peut enfermer, artiste de la lutte « à main désarmée » dont le combat politique se mène à coups de masques et de bombes (de peinture) sur les murs.

Yves Pagès, Encore heureux, éditions de l’Olivier, janvier 2018, 320 p., 19 €
Toutes les images illustrant cet article, hormis celle du livre, sont puisées dans ArchYves, le site de l’écrivain