« Il a disparu. Qui a disparu ? Quoi ? »
« L’omission, un nom, un nom, un manquant, voilà le statut qu’il souhaite qu’on lui accorde » écrit le traducteur à propos de P, l’inconnue, au sens mathématique, de La Dissipation, premier roman de Nicolas Richard, par ailleurs traducteur — et parmi les livres dont il a écrit le texte français, Inherent Vice (2009, Vice Caché, 2010) et Bleeding Edge (2013, Fonds perdus, 2014).
Pourtant rien n’est aussi simple : Nicolas Richard ne se cache pas entièrement derrière le personnage de traducteur de La Dissipation et Pynchon n’est pas la simple résolution de l’initiale P qui vaut aussi pour Perec, parmi d’autres images dans le tapis de ce roman aussi brillant qu’il est ludique. Il est d’ailleurs délicat de définir le genre de La Dissipation qui s’affiche, en sous-titre, comme un « roman d’espionnage ». C’est une enquête, en effet, à multiples étages, selon le tropisme panoptique de nos sociétés depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le diktat de transparence contemporain : tout le monde épie tout le monde, l’œil écoute, scrute, enregistre, qu’il s’agisse dans le roman même d’agences étatiques cherchant à enrôler des personnalités, d’universitaires en quête du moindre indice sur l’énigmatique écrivain qui refuse la part de médiatisation désormais jugée nécessaire à l’exercice de son art ou de simples amateurs, obsédés par P, tentant de reconstituer son itinéraire biographique depuis ses adresses, les lieux dans lesquels il a été vu ou les êtres qui ont pu le croiser.
Chaque pièce est une forme d’hommage à la manière dont P travaille, selon celle qui fut son agent littéraire — « ce qu’il fait c’est qu’il choisit de créer de la fiction à partir de ce qu’il apprend » — ou comme l’énonce cette fois le traducteur : « j’ai parfois l’impression que P désigne un virus vertigineux qui déborde des romans publiés, et que tout enquêteur (ou enquêtrice), quelle que soit sa vocation initiale, se métamorphose malgré lui (malgré elle) en personnage d’un récit dérivé de P, que P n’a pas écrit ». Le lecteur de La Dissipation comprendra, dans les dernières pages du roman, combien cette hypothèse est une clé.
La Dissipation retranscrit donc des fragments d’enquête, croise voix et témoignages, échanges de lettres : le lecteur entre ainsi dans la quête polyphonique et dispersée d’un mystérieux P qui a disparu des radars au point de rendre hypothétique tout indice et hautement contestable toute trace. Comme l’énonce le cinéaste, constatant « qu’il y a toujours cette ambiance particulière quand on mentionne le nom de P », « c’est une démarche de détective, dans la mesure où il y a une grande part de hasard. Tout, à tout moment, peut devenir significatif ». Ou paraître totalement dingue. Les théoriciens anglo-saxons de la fiction aiment à mettre en exergue le « unreliable narrator », un narrateur non fiable sapant tous les référents potentiels du lecteur. Tous les personnages de La Dissipation, en quête d’un même auteur, sont unreliable. Pourtant le lecteur tente coûte que coûte de construire une cohérence depuis les fragments collectés et rapportés, il tisse sa version de la fiction depuis l’épars, autour de l’énigme d’une initiale sans doute multiple.
Si nombre d’éléments du récit peuvent être reliés à Pynchon, à ses exceptionnels romans cryptés et ludiques, fondant leur poétique sur l’équivoque, d’autres font signe vers Perec (dès l’épigraphe), d’autres encore vers Claro — lui aussi traducteur et écrivain, maître d’œuvre de la collection « Lot 49 », titre pynchonien ironisé lorsqu’un journaliste « croit se souvenir d’avoir assisté à l’unique conférence de presse de P ». A la question de savoir combien, selon lui, d’écrivains américains peuvent être considérés comme post-modernes, P répond qu’il « y en a quarante-neuf » et que oui « ça fait beaucoup (a lot) ». La référence est le versant potache d’une ironisation généralisée puisque nombre d’éléments de l’enquête renvoient aux expérimentations du gouvernement américain autour du LSD, au centre d’un roman de l’autre grand traducteur de Pynchon, Claro, Tous les diamants du ciel (Actes Sud, 2012).
Ce sont donc plusieurs galaxies qui entrent en résonance, dont la reconnaissance dépend en grande partie de la culture du lecteur. A chacun, une lecture différente de La Dissipation, à chacun un décryptage autre de ce roman stéganographique : l’art du secret est une poétique, un horizon de réception aussi. Les lecteurs atteints du virus Pynchon le verront partout, les fous de Perec liront son nom derrière l’initiale, les aficionados de Claro une mise en abyme de son œuvre, d’autres y liront un roman sous le signe de Carlo Ginzburg, avec une figure énigmatique en son centre, mythe et emblème dont on suit les traces, selon une enquête morphologique. Et tant d’autres pistes sont possibles, chaque lecteur est un révélateur, de même que chaque personnage du livre (le traducteur, le cinéaste, le documentaliste, celui qui en savait trop, la bibliothécaire, la doctorante en histoire, etc.) développe sa version singulière d’une même énigme, le protagoniste absent de ce récit troué dont l’intrigue avance par croisements et extrapolations, jusque dans le blanc des pages. Toute tentative de saisie de P est à l’image des notes du traducteur entre parenthèses, du documentaire que tentent de tourner les frères cinéastes ou de la thèse qu’espère rédiger l’étudiante en histoire : un work in progress qui se défait à mesure que des éléments nouveaux réorganisent l’ensemble, la dissipation de tout sens englobant et certitude. Ainsi est tout récit biographique : un montage imaginaire, la mise en lumière de la part fictionnelle de nos existences et plus encore celle d’un écrivain qui a refusé de se laisser enfermer dans une image l’identifiant.
Enquête romanesque, mise en abyme ironique de toute érudition, jeu sur la forme biographique et montage documentaire, La Dissipation est un puzzle, terme d’ailleurs récusé dans le texte. Ce serait plutôt une « arborescence », celle « basique des jeux vidéo » ou un « casse-tête ». C’est surtout un assemblage ludique, une plongée fascinante dans les années 50-70 aux USA, ses mouvements contestataires, son contexte culturel et social, une réflexion de haute volée sur la définition même d’un auteur. Qui est l’écrivain ici, qui est le maître de la fiction ? Est-ce le traducteur, ce que le lecteur croit jusqu’à la dernière page du roman, retournement abyssal de nos dernières certitudes ? Est-ce ce sujet dissipé, dans tous les sens du terme — « P s’est dissipé tout en optant pour l’autodérision (A l’évidence, P s’est dissipé.) » —, autre nom de la fiction tant il cristallise d’autres figures et récits (Dylan, Kennedy, etc.) ? Est-ce le lecteur qui (dé)construit ? Toutes les histoires racontées au sujet de P, toutes rumeurs et légendes urbaines collectées en révèlent bien plus sur qui les invente que sur P lui-même, véritable « surface de projection » (comme l’était Nico dans Vous n’étiez pas là d’Alban Lefranc, comme l’est Dylan dans I’m not there). Le roman de l’absent est « une manière d’autoportrait » oblique de l’auteur comme du lecteur, soit un jeu sur les frontières équivoques du vrai et du faux, du réel et de la fiction, par « cercles désaxés, zigzags, dérives ».
P est aussi l’initiale de pluriel, ce qu’est cette figure diffractée et insaisissable, autre nom du récit fascinant de « l’invisible en plein jour ».
Nicolas Richard, La dissipation, Inculte Dernière Marge, janvier 2018, 189 p., 17 € 90