Tchekhov contre Tchekhov: la tâche du traducteur selon Duras

Duras, Théâtre © Simona Crippa

Duras a toujours été une créatrice contre. Elle a écrit contre l’écriture, elle a fait du cinéma contre le cinéma, elle a fait du journalisme contre le journalisme, elle a traduit contre la traduction. De ce dernier pan de son activité créatrice, on en parle peu. Et pourtant elle l’a pratiqué et toujours avec le génie qu’on lui reconnaît.

Parce que son œuvre est traduite dans le monde entier, en novembre 1987, elle est invitée aux Quatrièmes Assises de la traduction littéraire qui ont lieu en Arles. Douze traducteurs de plusieurs pays sont invités pour discuter de la traduction de son œuvre. Une table ronde est notamment organisée autour des « Infidélités de L’Amant ». Duras ne peut participer pour des questions de santé, elle rentre à l’hôpital en octobre et en sort une semaine avant le début des Assises. Elle adresse ainsi un message aux organisateurs qui décident de le lire avant d’ouvrir les débats. Il ne s’agit pas seulement d’un message informatif, vous pouvez l’imaginer, s’agissant de Duras, elle ne porte pas d’appréciation sur les traductions de son œuvre non plus, elle met plutôt en place un exposé de théorie pratique concernant la traduction.

Ainsi débute-t-elle : « Je voudrais profiter de cette occasion pour vous dire une ou deux choses sur ce que je pense sur le fait de la traduction. ». Il est possible de lire ce texte dans son intégralité car il fait partie du beau recueil Le Monde extérieur, on y reviendra. Quels chemins emprunte Duras pour traduire ? Fidélité ou infidélité ?

Voyons d’abord ce que traduit Duras et pourquoi. Elle commence à s’intéresser à la traduction vers 1960 en s’occupant d’abord d’adaptations pour le théâtre. On se souviendra qu’avant d’écrire « La tâche du traducteur », Walter Benjamin traduit les Tableaux parisiens de Baudelaire. Duras, avant de théoriser « le fait de la traduction », expérimente ce que traduire veut dire.

En effet, depuis Benjamin, la tâche du traducteur moderne est un enjeu de taille qui offre à cette forme de l’activité littéraire ses lettres de noblesse. En théorisant autour des deux tendances de la traduction : fidélité et liberté, Benjamin confère une légitimité nouvelle et supérieure au choix du traducteur vis-à-vis de sa source. Il révolutionne ainsi, dès 1923, la réflexion sur la traduction. Maurice Blanchot à qui on reconnaît une heureuse aptitude à saisir la modernité, dans un article publié dans la N.R.F. en 1969 repris ensuite dans L’Amitié, commente l’essai de Benjamin en reprenant, à l’instar de ce dernier, l’exemple d’Hölderlin pour faire de celui-ci le paradigme du traducteur. On pourra déjà lire l’ébauche de cette réflexion dans le mémorandum qu’il écrit lors de la préparation de la Revue Internationale, la traduction étant en effet le socle fondateur pour la réalisation de cette revue qui regroupe des auteurs de plusieurs pays :

La traduction comme forme originale de l’activité littéraire.
Le traducteur est le maître secret de la différence des langues, non pas pour abolir cette différence des langues, mais pour l’utiliser, afin d’éveiller, dans la sienne, par les changements qu’il lui apporte, la présence de ce qu’il y a de différences dans l’œuvre originale. Le traducteur, homme nostalgique, qui ressent dans sa propre langue, à titre de manque, tout ce que l’écrit original lui promet d’affirmations possibles : possédant, par exemple, le français, à titre privatif, riche cependant de cette privation.

En 1961 Duras procède, en collaboration avec Robert Antelme, à l’adaptation pour le théâtre de la nouvelle d’Henry James Les Papiers d’Aspern, et prépare ensuite, avec Gérard Jarlot, l’adaptation française de la pièce de William Gibson The Miracle Worker. Au printemps 1962, elle travaille à la version française d’une adaptation scénique que James Lord s’est procurée de La Bête dans la jungle d’Henry James, puis se consacre pendant huit ans à sa propre production, elle écrira d’ailleurs deux de ses œuvres majeures : Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-Consul.
Il est intéressant de savoir que Richard Seaver, l’un des collaborateurs de la Revue Internationale, traduira pour la première fois aux États-Unis le récit de Lol, comme à souligner une sorte d’écho partagé entre deux auteurs pour qui la traduction est une valeur vive. Duras reviendra à la traduction dans les années 1970 en adaptant La Danse de la mort d’August Strindberg, puis Home de David Storey. Quand elle décide de traduire La Mouette de Tchekhov court déjà l’année 1985. Entre-temps elle aura traduit quelques textes pour des catalogues d’art à l’instar de celui de José Miguel Ullan présentant des estampes et gravures d’Eduardo Chillida.

De cet ensemble de traductions, on peut dégager d’abord l’intérêt que l’auteur porte au théâtre et aux questionnements présents dans l’œuvre d’Henry James notamment. J’ai déjà évoqué dans Diacritik les correspondances entre l’œuvre de James et Duras. Une des particularités qui les lie également est celle de mettre souvent en scène l’écriture à travers le dispositif du métalangage. James théorise ainsi sur son art à l’intérieur de ses nouvelles, Duras laisse des bribes de théorie dans ses écrits. Quant au choix de Strindberg, les motifs de l’œuvre durassienne s’y retrouvent aussi : La Danse de la mort met en scène une vision sombre du couple où la rédemption ne peut intervenir que par la souffrance et la mort.

Mais c’est grâce à La Mouette de Tchekhov, que Duras révèlera sa conception de la traduction. Elle écrit en effet un préambule à la pièce traduite où elle stigmatise l’esprit de système qu’on laisse glisser dans les œuvres. Elle ne s’attaque pas à la théorie littéraire, elle insiste sur la nécessité de vider de toute idéologie l’écriture créative, parce que la création en souffre :

Le défaut de la pièce, cette logorrhée des quatre personnages qui l’obstrue et empêche qu’elle aille à tous les publics comme les autres pièces de Tchekhov, ne peut s’expliquer que par un échec de l’auteur : Tchekhov a été tenté de faire passer par l’expression scénique sa première idéologie révolutionnaire, son jugement politique, son idée sur la société russe. Échec premier d’une longue file d’échecs — qui est passée aussi par Sartre et Camus — : celui de croire à la possible théâtralité du message moderne.

On peut reconnaître ici le grief que fait Duras aux textes qui succombent à la mise en scène d’une ligne programmatique relevant d’une idéologie. Elle a vécu les années de la politique esthétique dogmatique édictée par Jdanov selon lequel il ne fallait écrire qu’en raison de l’idéologie communiste. Elle condamnera souvent dans son œuvre l’esprit de système. On connaît l’exemple du Camion ou le fragment de l’Été 80 où elle proclame la nécessité de l’invention contre l’obéissance idéologique. Je peux vous renvoyer aussi à une pièce qui n’est pas très lue, Les Eaux et Forêts, où l’auteur s’en prend, avec beaucoup d’humour, aux doctrines systémiques qu’elle ne peut supporter tellement son esprit est sauvage et libre.

Pour revenir au préambule de La Mouette, Duras décide de s’adresser directement à la comédienne qui jouera le rôle d’Arkadina, pour que celle-ci se laisse traverser par la seule raison valable de la pièce, la force de la poésie : « Ce qui compte est donc la création et ce qu’elle peut atteindre dans ce qu’il y a d’infini dans la vie : l’expérience de la mort. » Puis elle continue : « Ne te laisse pas faire par l’auteur, n’oublie pas que lui, les idées, il en avait horreur. Joue Tchekhov contre Tchekhov, c’est ce qu’il faut faire dans La Mouette, jouer contre lui, cela pour le servir, lui. »

Jouer Tchekhov contre Tchekhov pour rendre la grandeur à son auteur. Ou : ne rien jouer d’autre que le théâtre.

Duras montre d’emblée la latitude qu’elle s’est octroyée pour procéder à la traduction du dramaturge russe, on la retrouvera également dans une autre phrase bien lapidaire, comme elle aimait l’être : « J’ai coupé, j’ai réécrit ». Un programme théorique qui tient de la manière chez cet écrivain de concevoir l’écriture. Elle s’approprie dès lors d’une pièce qui parvient à toucher seulement de façon fugitive le texte d’origine. La traduction est une activité d’écriture à part entière, les langues ne se juxtaposent pas, elles suivent chacune leur propre musique. Si Benjamin libère le traducteur moderne et le pousse à élargir les frontières du langage en « bris[ant] les barrières vermoulues de sa propre langue », Duras met en pratique la démesure de l’hybris pour créer, même au delà de la création. Dans le message adressé aux Assises d’Arles, Duras poursuit :

Tout le monde sait bien que la traduction n’est pas dans l’exactitude littérale d’un texte, mais peut-être faudrait-il aller plus loin : et dire qu’elle est davantage dans une approche d’ordre musical, rigoureusement personnelle et même, s’il le faut, aberrante. C’est très difficile à dire, c’est un peu ce que je voulais faire, essayer de le dire : les erreurs musicales sont les plus graves.
[…] Est-ce qu’on pourrait parler d’une traduction musicale ? Mais on le fait d’une interprétation musicale. On regrette que l’usage de ce mot s’arrête au sens. Tout comme si c’était la musique qui était privée de sens et non pas les textes. Est-ce qu’il n’y a pas dans la convention du sens respecté une scolarité à retardement qui joue contre la liberté d’un texte, contre sa respiration ou sa folie ?

L’idée majeure qu’introduit ici Duras est celle de la traduction-partition musicale. Le traducteur-interprète doit donc choisir un pari interprétatif absolu pour libérer le texte. Comme si cette interprétation devait intégrer seulement une partie des annotations dont elle entend rompre la logique à travers cette approche « rigoureusement personnelle et même, s’il le faut, aberrante ». Henri Meschonnic qui accorde une place centrale au rythme dans la traduction, reconnaît, entre le paroxysme de la rime et la difficulté de la traduction, la tension nécessaire pour donner vie à la chanson : « L’air porte les paroles », écrit-il dans La rime et la vie. Et la fidélité que le traducteur doit porter au texte, réside selon lui, dans l’éthique de l’altérité qui doit se manifester à travers un seul adage : « La rime est une éthique ».

Pour Duras également, la musique du mot est une éthique. Elle souligne même par l’italique, « les erreurs musicales sont les plus graves », ce qui serait un danger de taille pour le traducteur qui resterait fidèle au texte et à sa valeur littérale. Duras préconise dans sa « tâche du traducteur », la dislocation totale du sens. Toujours réfractaire aux dogmes tout en élaborant une théorie sur la traduction, elle craint que le poids de la signification ne revienne s’abattre sur le texte traduit pour l’étouffer. La « scolarité à retardement » devrait en réalité être convertie en bombe à retardement afin de pulvériser ce qui reste encore du sens. Duras consigne la traduction au chaos de la création, à sa folie.

Dans un autre fragment du Monde extérieur, « Le château de Weatherend » publié d’abord en 1984 dans L’Arc, Duras explique que lors de la reprise de La Bête dans la jungle en 1981, elle remanie l’adaptation faite en 1962. Elle fera ainsi du texte de départ, de sa propre traduction donc, une transposition orale. Les comédiens travailleront ainsi à partir d’enregistrements de ce que Duras appelle « une lecture à voix découverte, c’est-à-dire une refonte des propos en une écriture lâchée, parlée ». L’auteur convoque encore ici cette impulsion de liberté qui ne fige pas le langage mais le rend sans cesse à l’acte novateur de la création. Duras trouve le moyen de se défaire de la littéralité verbale et syntaxique en lui opposant l’oralité. Quitte à ajouter une confusion supplémentaire pour démonter la linéarité d’une traduction fidèle. La possible dispersion de ce qui est dit, de ce qui est oral, se superpose alors au chaos pour appeler, avec plus de force, à la dissolution du sens. Duras ouvre ainsi une voie à une modernité à travers cette traduction qu’elle nommera : « adaptation dite ». Le motif du chaos est particulièrement productif chez Duras, et il est lié à l’écriture qu’elle conçoit comme « une sorte de traduction » du chaos du monde.

Duras, Théâtre © Simona Crippa

La tâche du traducteur selon Duras, est celle qui se mesure dans la démesure d’une grande liberté ou d’un grand écart. Dans l’entretien avec Patrick Hutchinson pour la revue Détours d’écriture, Lacoue-Labarthe interrogé à propos de la manière de traduire d’Hölderlin, avoue que « les traductions d’Hölderlin sont tellement des traductions qu’à la limite elles sont des œuvres d’Hölderlin ». A travers ce paradoxe, le philosophe renvoie à la même force de la langue appelée par Duras. Car Hölderlin, explique Labarthe, lorsqu’il s’attèle à la traduction de Sophocle, va jusqu’à vouloir traduire l’impensé du texte, son implicite, élaborant ainsi un geste résolument violent par rapport au texte d’origine. Hölderlin créait ainsi une langue nouvelle et allait encore plus loin, vers ce que Labarthe définit comme « une réélaboration fondamentale de la pensée du langage ». Pour Duras, plus on reste à l’écart de la fidélité, plus on est fidèle à la musicalité d’une œuvre.

Le résultat est le même. Duras s’installe dans un hiatus pour essayer de produire un nouveau sens en broyant l’ancien. L’expérience de la création doit toujours être au centre de la tâche de traduire. C’est pourquoi, la traduction doit être « aberrante », et ne jamais parvenir au telos de la langue originale pour éviter de se perdre. La traduction doit poursuivre sa marche, tentée par cette nouvelle musique qui sonne comme un cri de vérité.

Duras est fascinée par la puissance de traduire parce qu’elle peut tout réinventer. Auteur qui ne cesse d’expérimenter tous les chemins de la création, Duras pense au traducteur comme à un être dangereux et admirable. L’hybris dont elle fait preuve, relève cette « impiété » que Blanchot reconnaît, lui aussi, dans le traducteur « ennemi de Dieu » reconstruisant sa Tour de Babel, révélant par là son propre « messianisme ». Incontestablement, ce messianisme est une caractéristique de Duras, qui a toujours travaillé à faire croître la langue à la recherche du langage ultime. Avec cette conviction que traduire veut dire être un peu Dieu, un peu fou.