Jean Rolin : Savannah, imprécis géographique du deuil

Jean Rolin, Savannah (détail couverture © Folio)

« Le jour même de mon retour à Savannah, dans les heures qui suivirent je revis le petit homme au parapluie roulé : il était en train de fumer, assis sur un muret faisant face à la grille cadenassée du motel en friche, et dans une position telle qu’il se serait trouvé dans le champ des images faites par Kate le soir de notre installation dans ce motel. »

Savannah de Jean Rolin, paru en mai 2015 chez P.O.L (désormais disponible en Folio), est un tombeau, l’hommage vibrant de vie et de sensualité à une femme aimée et perdue à jamais, dans le dispositif mobile d’un deuil venant se dire comme une présence absolue, sinon dans l’entame d’un séquence « Lorsqu’après la mort de Kate… ».

C’est le récit d’un voyage à Savannah, 7 ans plus tôt, sur les traces de Flannery O’Connor (autre « vie, brève »), un voyage avec Kate et sa manière unique d’aborder les autres, de filmer les lieux et les gens, caméra vers le sol. Comme les séquences que tournait Kate, le livre se compose de fragment en fragment, mosaïque de moments et images ménageant la trouée de blancs et silences, tissu de « lieux indécis, mouvants », de zones (motels, ports) comme autant de frontières labiles, mues par le souvenir. Comme l’écrivait si pleinement François Bon lors de la sortie du livre en grand format, c’est « le génie narratif appliqué au deuil, par la simple présence mobile des choses », et cette manière infiniment pudique et poétique de dire une présence / absence, qui recompose passé comme présent, l’œuvre et la vie antérieure.

Le récit semble un fil tendu entre les fragments de films tournés par Kate ; ces séquences que Kate filmait de manière « un peu compulsive » nourrissent la mémoire, elle-même fragmentaire, réseau de « il me semble », « je crois me souvenir ».

Le texte est une errance, dans ces lieux que Rolin aime tant, les paysages mobiles hors de tout effet carte postale, constituant une forme d’imprécis géographique. Et Kate est à l’image de ces lieux, elle aussi indécise et mouvante, et pour cette raison à jamais présente. La pudeur poétique de Jean Rolin est infinie et bouleversante, le portrait, diffracté par trois figures (Kate, Flannery O’Connor, Jean Rolin lui-même) ciselé à l’extrême, fait de creux et d’oublis qui nourrissent notre propre mémoire indirecte.
« Il faut aimer ce monde tout en luttant pour le supporter », phrase de Flannery O’Connor soulignée par Kate dans son exemplaire du livre, à laquelle Jean Rolin donne tout son sens dans ce Savannah.

Jean Rolin, Savannah, Folio, janvier 2018, 128 p., 5 € 50 — Lire un extrait