Marie Redonnet : Trio pour un monde égaré

Les Éditions Le Tripode publient en ce début d’année un nouveau livre de Marie Redonnet et rééditent en parallèle, dans leur collection « Météores », La femme au colt 45 paru il y a maintenant deux ans. Le texte de « Trio pour un monde égaré », rédigé antérieurement à celui de La Femme au colt 45, en éclaire la genèse. On y trouve, par exemple, une frontière qu’il s’agit pour un des protagonistes de franchir dans un sens puis dans l’autre. On y trouve aussi, dans un autre des récits, une femme à qui son père « a appris à tirer quand elle était petite pour se défendre en cas d’attaque ». Mais le texte forme aussi un maillon qui relie La Femme au colt 45 à Diego paru en 2005 (Éditions de Minuit), un livre qui, bien que sans grand écho car sans doute mal compris et difficile à situer au moment de sa publication, contribue à distance à préparer les deux derniers opus, à travers, en particulier, l’affirmation d’une problématique plus explicitement sociale et politique portée par la figure de militant révolutionnaire et d’immigré clandestin du protagoniste principal.

Trois voix alternent dans « Trio pour un monde égaré », donnant tout à tour la parole à trois personnages (deux hommes, une femme) qui, comme tous les personnages de Marie Redonnet, restent partiellement opaques et largement énigmatiques, ne serait-ce que par leurs noms (Willy Chow, Douglas Marenko, Tate Combo) aux échos quasiment post-exotiques. Mais aussi parce qu’ils s’insèrent dans des univers délibérément stylisés, abstraits en apparence, l’écriture tournant volontairement le dos à tout souci de référentialité directe, même si l’on peut reconnaitre sans difficulté au cœur du récit certains événements majeurs de notre contemporain comme les attentats du 11 septembre 2001. Trois personnages, trois lieux, trois récits qui, à travers leurs différences mêmes, diffractent et modulent des motifs qui ne cessent de se faire écho : les guerres et le terrorisme, les conflits larvés qui soudain se réveillent, les exactions commises par les pouvoirs politiques et/ou militaires, leur volonté de contrôle physique et psychique sur les individus, la présence permanente de la mort subie ou donnée, la perte d’identité qui menace, d’une manière ou d’une autre, chacun des protagonistes.

Il s’agit donc bien, en effet, d’un « monde égaré », où se condensent tous les maux de l’époque contemporaine, dans lequel évolue chacun des trois protagonistes et dans lequel ils tentent de vaincre les forces de mort qui les menacent et de réinventer, au moins pour un moment que l’on devine fragile et provisoire, un itinéraire de vie où ils puissent, malgré les difficultés, les risques et les obstacles, préserver au moins une part de leur propre intégrité morale et psychique et une part de croyance en un possible futur.

« Trio pour un monde égaré » est accompagné par un second texte, de nature très différente, intitulé « Un parcours » dans lequel Marie Redonnet retrace sa trajectoire d’écrivain. Texte éclairant en même temps qu’étrange, à bien des égards, de par sa forme même.

D’abord, parce qu’elle fait usage, dans cette évocation de son propre parcours, de ce présent si particulier qu’elle a l’habitude d’employer dans les récits qu’elle prête à ses personnages de fiction et qui donne à ses textes leur frontalité si reconnaissable, cet usage du présent les installant dans un mode théâtralisé qui est celui de la profération. Bien que censée reconstituer un parcours, elle produit par là une série d’instantanés successifs, comme réticente en quelque sorte à céder à cet instrument de fabrication du continu en quoi consiste dans le récit l’utilisation des temps du passé.

Étrange, ensuite, parce qu’elle y adopte une posture énonciative qui possède un fort pouvoir de déstabilisation par la façon dont elle allie et superpose des modalités d’approche et de discours habituellement distincts : perspective autobiographique à travers laquelle sont mis en lumière les arrières plans, tant personnels que littéraires et politiques, qui président à l’écriture des œuvres pour mieux les éclairer ; mais aussi (auto)analyse paradoxalement distanciée et comme objectivée de ses propres textes, qui en souligne les principales caractéristiques thématiques et formelles ; place faite également à l’analyse de la réception de l’œuvre avec ses différentes vicissitudes ; mentions répétées enfin de ce qui, dans son parcours, est explicitement désigné comme échec, erreur ou déception, avec aussi les difficultés et les obstacles rencontrés, en particulier, dans sa confrontation avec le monde du théâtre ou celui de l’édition.

Bref, tout se passe comme si Marie Redonnet proposait une saisie dédoublée de son propre travail : à l’approche subjective liée à la perspective autobiographique avec ce qu’elle peut révéler de la genèse de l’œuvre se superpose délibérément une approche critique qui l’objective et la tient à distance, l’écrivaine semblant éprouver en quelque sorte la nécessité impérieuse d’occuper en même temps ces deux positions. Comme s’il s’agissait aussi peut-être de faire exister ensemble la dimension la plus intime de l’écriture (une écriture née de la démarche psychanalytique et directement adossée aux névroses dont elle se retrouve l’héritière) et sa dimension la plus politique, avec ce qui participe à la fois d’un processus d’émancipation personnelle et de sortie hors de soi.

Marie Redonnet, Trio pour un monde égaré, Éditions Le Tripode, 2018, 17 € — Lire un extrait
Rappelons la réédition au Tripode, en 2017, sous le titre Héritières du triptyque romanesque (Splendid hôtel, Forever Valley, Rose Mélie Rose) paru initialement aux Éditions de Minuit en 1986 et 1987.