Retour gagnant : La Femme au colt 45 de Marie Redonnet

Marie Redonnet, La Femme au Colt 45

Il y a une femme – Lora Sander – qui fuit son pays en proie à la dictature et à la guerre civile.
Il y a un colt 45 que lui a légué son père.
Et il y a Marie Redonnet qui, après quelque dix ans de silence, publie, entre fable et théâtre, La Femme au colt 45 aux éditions Le Tripode.

L’épure fait la force

Le texte dans son entier tient de l’épure, de la ligne claire, de l’évidement délibéré. Fidèle à son esthétique, Marie Redonnet en a banni tout ce qui relèverait du gras inutile des mots, du confort rassurant de la référence réaliste, du continuum d’un récit qui se déviderait en tenant le lecteur par la main. Ici personne ne tient personne par la main. Et c’est bien là aussi le sujet du livre.

Il y a donc la simplification de la fable – un fleuve, deux pays imaginaires, une situation politique dégradée, une femme, une fuite, quelques rencontres, une survie problématique – et la force brute des situations auxquelles cette simplification confronte le lecteur.

Et il y a le théâtre. Il est présent d’abord à travers le personnage de Lora, actrice dans le théâtre que dirigeait son mari avant que le pouvoir en place ne ferme le premier et n’emprisonne le second, empêchant le couple de concrétiser son projet de fuite. Par ce statut d’actrice, Lora s’inscrit pleinement dans la longue série de personnages féminins qui hantent l’œuvre de Marie Redonnet : tour à tour danseuses, chanteuses ou acrobates, elles entretiennent toutes des liens étroits avec l’univers du spectacle, que ces liens soient réels, seulement rêvés ou qu’ils appartiennent à un passé révolu et regretté.

LaFemmeauColt45Le théâtre est présent surtout dans la forme donnée au texte avec sa découpe en une série de brefs tableaux qui s’organisent en fonction des lieux successifs traversés par Lora – « Au bord de la falaise », « Le pavillon de madame Anna », « L’île aux oiseaux », etc. – et donnent, à l’exception d’un seul, son titre à chacun des chapitres ; avec aussi ses brefs passages narratifs dont la forme resserrée s’apparente à des didascalies et qui servent à décrire sobrement un décor ou à indiquer quelques gestes du personnage ; avec enfin et surtout la place centrale faite aux monologues de Lora qui, étape après étape et comme au jour le jour, fait le récit de son périple comme dans une sorte de journal de sa propre histoire qu’elle profèrerait à haute voix – mais pour quel destinataire ? Comme si elle s’en faisait aussi la conteuse dans un effet de dédoublement qui la placerait à l’extérieur d’elle même, au point de livrer son histoire au lecteur dans sa dimension purement factuelle et d’une voix paradoxalement neutre et distanciée ; comme si, encore, elle en déclamait le texte sur la scène d’un théâtre plutôt qu’elle ne la racontait. Ces monologues faits pour l’essentiel de ses réflexions au présent, d’anticipations vers un futur immédiat ou de rappels d’un passé proche, se creusent parfois d’une temporalité plus lointaine lorsqu’elle évoque sa vie d’avant, son mari, son fils, parti se battre contre le régime politique en place, ou encore son père.

Ainsi évidée de tout mélodrame comme de tout lyrisme, l’histoire de Lora est livrée de manière directe, frontale. Elle claque comme un coup de feu.

Le théâtre de la violence

Le texte peut ainsi se concentrer sur l’essentiel : les formes de la violence auxquelles le personnage se trouve confrontée, seule, avec ou sans son colt 45. Il y a d’abord la violence politique : celle de la dictature en place dans le pays de Lora, avec le cycle infernal qu’elle engendre entre révolte, répression et guerre civile ; celle du pays où elle parvient à se réfugier et qui se révèle bien loin de l’idéal de démocratie qu’elle imaginait avant d’y arriver, la ville qu’elle rejoint s’avérant une ville dangereuse, en proie à des bandes rivales et bien proche du chaos ; celle enfin qui finit par s’actualiser dans une tentative d’attentat au nom d’obscurs mobiles politico-religieux. Puisée au plus près de la réalité contemporaine mais traitée, là encore, de façon délibérément stylisée, la violence du monde en acquiert un surcroît d’intensité et un impact renforcé.

Il y a aussi la violence au quotidien qui est la conséquence directe de la première. La subissent ceux (migrants, réfugiés, clandestins) qui, obligés de fuir, sont soumis aux aléas de la route et se retrouvent dans des situations de faiblesse, à la merci de ceux qui, pris eux aussi dans le chaos général, font profession de les voler et de les exploiter. Entre travail forcé, menaces physiques, confiscation des papiers d’identité, vol et viol, le texte dresse, au fil des (mauvaises) rencontres que fait Lora, la liste de ces violences au ras du quotidien : passeur malhonnête qui lui prend un surplus d’argent, camionneur qui la viole, employeur qui l’exploite, protecteur profitant sexuellement de la protection qu’il accorde, jeunes retournant leur violence contre ceux qui ont cherché à les aider, les formes du mal ordinaire sont aussi variées que les opportunités qu’elles offrent à ceux qui en usent de tirer partie d’une situation plus ou moins éphémère de supériorité sur autrui. Et cela tout particulièrement quand cet autre est une femme puisque la tentation de la prédation sexuelle redouble les risques encourus, comme en témoignent les rapports de Lora avec les hommes qu’elle rencontre et qui, d’une manière ou d’une autre, exercent tous sur elle une forme de domination masculine.

Pour autant, le livre se tient à l’abri de tout manichéisme et de toute opposition simpliste entre bons et méchants. D’abord, parce que chacun semble avoir sa propre histoire et ses raisons dans un univers où la survie et l’intérêt immédiat sont la seule loi qui reste dans le chaos dominant. Ensuite, parce que Lora croise aussi des figures plus positives qui semblent malgré tout laisser une chance aux livres, à la culture et à l’humanité, à travers les trésors d’un libraire, la lutte d’un écrivain engagé ou le projet d’aide à de jeunes réfugiés. Mais aussi parce qu’elle n’est pas elle-même étrangère à cette logique de la violence et de la domination dans la mesure où elle entretient des rapports ambigus avec les hommes qu’elle croise, soit en acceptant paradoxalement la violence qu’ils exercent sur elle, soit en découvrant le plaisir qu’elle éprouve à jouer du pouvoir qu’elle exerce parfois sur eux ; dans la mesure surtout où elle s’avère, elle-même, parfaitement capable d’user de la violence jusqu’à utiliser son arme pour tuer.

La violence a ceci de particulier dans le livre qu’elle ne cesse de circuler et avec elle le pouvoir exercé sur autrui. Une circulation que résume et concrétise en même temps le colt 45 de Lora. Héritage de son père, il est dans ses mains un outil de survie, lors du passage clandestin de la frontière ou lorsqu’elle met en fuite des agresseurs et trouve grâce à lui un travail auprès de Manu, le propriétaire d’un camion-pizza. Passé dans les mains du camionneur, il est l’instrument qui la met à sa merci au moment du viol. Mais Lora l’utilise à son tour comme instrument de domination sexuelle lorsqu’elle en joue avec Manu. Vendu par ses soins au moment où elle prend conscience qu’il « est autant un danger qu’une protection », il réapparaît au moment de l’attentat, faisant de Lora qui s’en empare pour tuer les agresseurs tout à la fois, et bien malgré elle, une meurtrière et une héroïne. Là encore, Lora entretient avec lui des rapports ambigus et contradictoires jusqu’à ce qu’elle le fasse disparaître définitivement en le jetant dans le fleuve au bout de l’itinéraire intérieur qui est le sien.

SeasideÉmancipation d’une femme 

 La trajectoire de fuite et d’exil de Lora est en effet à lire comme un voyage initiatique avec ses étapes, ses épreuves et ses obstacles. Un trajet d’émancipation aussi, souvent présent dans l’œuvre de l’écrivaine, mais qui n’est pas ici le fait d’une très jeune fille – comme, par exemple, dans Seaside ou Rose Melie Rose (Minuit, 1987 et 1992) – mais d’une femme qui se présente elle-même comme arrivée à la cinquantaine. Car la transformation de soi et l’émancipation (comme les efforts qu’elles impliquent) n’ont pas d’âge.

Cette trajectoire passe d’abord par l’expérience du monde : son exil est une sortie hors de l’univers clos du théâtre, dans lequel elle était jusque là restée enfermée et protégée. Un univers dont elle mesure combien il était privilégié et artificiel pendant sa fuite et son exil. Un univers aussi où elle vivait sous la dépendance étroite de son mari, à la fois affectivement et professionnellement, et dans la satisfaction narcissique que lui apportaient son statut d’actrice et sa célébrité. S’opère en même temps pour Lora un dépouillement progressif : depuis l’expérience de la solitude – seule pour passer le fleuve ; seule en arrivant dans le nouveau pays ; seule avec un portable qui ne sonne jamais – jusqu’à la dépossession totale de soi et de son identité qu’implique son statut de clandestin : « Je suis sans papiers et donc aussi sans identité. Il n’y a aucune preuve que je suis Lora Sander. Personne ne peut en témoigner. » Mais l’itinéraire de Lora est tout autant découverte de soi. Elle s’aperçoit progressivement qu’elle est différente de ce qu’elle croyait être au point que son mari, lui semble t-il, ne la reconnaîtrait pas, qu’elle est même en train de devenir autre que ce qu’elle était jusque là, y compris dans ce que ces réactions et comportements ont de trouble et d’ambigu. Et tout particulièrement dans ses rapports avec les hommes qu’elle croise, et à travers lesquels elle découvre toute l’ambivalence qui est la sienne entre soumission consentie, désir de séduire et volonté de domination.

Dans ce processus d’émancipation, le colt 45 de Lora a, une fois encore, un rôle clef. Objet phallique, comme le souligne Marie Redonnet lorsqu’elle parle de son livre, le colt est étroitement associé à une figure paternelle essentielle dans l’œuvre de l’écrivain et qui apparaît comme source et origine de la violence. C’est dans le rapport, profondément ambivalent, à cette figure paternelle que se joue aussi l’émancipation progressive de Lora, une émancipation qui la conduira à décider finalement de ne pas rejoindre son mari et de ne pas retourner en arrière sur l’itinéraire qui a été le sien.

Héritage du père, le colt marque une proximité et une complicité avec ce dernier, puisqu’il lui a appris à s’en servir lorsqu’elle était enfant. Au début du récit, le colt est, pour Lora, l’objet unique sur lequel fonder sa propre survie d’exilée : « C’est mon colt maintenant qui est mon ange gardien ». Dans un second temps, et malgré les services qu’il lui rend pour se protéger, Lora prend progressivement conscience qu’il représente à la fois un leurre et une aliénation, et décide de renoncer à son usage. On notera néanmoins qu’après l’avoir vendu elle n’en est pas mentalement libérée pour autant, au point de constater : « Je ressens un vide depuis que j’ai vendu mon colt ». En fait, le processus qui lui permettra de s’en détacher véritablement prendra encore beaucoup de temps. D’abord, parce qu’à travers la figure du père et l’usage qu’il fait de son colt, violence et sexualité s’avèrent indissociablement liées, comme en témoigne le retour dans sa mémoire d’une « scène primitive » où le père couche avec sa femme en le menaçant de son arme et que Lora raconte en des termes absolument identiques à ceux qu’elle a utilisés un peu plus tôt pour raconter son viol par le camionneur. Ensuite, parce que le colt fait lui aussi sa réapparition dans la séquence de l’attentat où la violence atteint son paroxysme, une séquence dont le titre – « Le retour du colt 45 » –, seul à rompre avec le titrage utilisé pour tous les autres chapitres, souligne toute l’importance : tout se passe comme s’il fallait passer par ce retour, s’il fallait que Lora aille au bout de la logique de violence à laquelle le colt est lié pour pouvoir s’en libérer définitivement après une première tentative inaboutie, et tenter in fine de commencer à affirmer sa propre identité : « Sans mon colt 45 maintenant qu’il rouille au fond du fleuve, je dois apprendre toute seule à devenir Lora Sander. Si je réussis, j’aurai fait mes preuves. »

Le livre s’achève, on le voit, sur ce qui est non pas une fin mais un début : tout peut commencer de commencer pour Lora, parce que le travail d’émancipation est toujours devant nous, à recommencer. Comme l’écriture.

Marie Redonnet, La Femme au Colt 45, Paris, Le Tripode éditions, 2016, 112 p., 15 € Lire un extrait