Vivianne Perelmuter : Voyage sur une île

© Vivianne Perelmuter

Le pays étant voisin, son histoire relatée dans nos livres d’histoire, entremêlée à la nôtre avec des périodes de conflits et d’autres d’alliances, on arrive moins vierge qu’ailleurs, ou plutôt avec une curiosité balisée. Mais la curiosité n’a que faire de vos balises, elle les envoie valdinguer. Sur le terrain, les représentations préalables trop figées se mettent à vibrer.

Tout commence par le ciel, le weather.

Je trouve ici la lumière la plus douce qu’il m’ait été donné de voir, et tout baigne dans cette lumière – les silhouettes et la brique des maisons et le vert des pelouses.

Loin, si loin de la triste grisaille que je croyais trouver ici. Le gris est au contraire ce point qui redistribue toutes les couleurs, les arrache à l’indifférencié, à la monotonie et la fadeur.

Il y a ces touches de rose, il y a surtout une multitude de bleus – je n’en avais jamais vus autant, tellement qu’on se demande si les yeux pourront en percevoir toutes les nuances, si la mémoire pourra toutes les retenir, d’autant qu’elles fondent les unes dans les autres. Même les nuages sont singuliers, potelés comme les mollets d’un bébé.

Et quand les gens parlent ici, dans le Yorkshire, avec leur accent, on dirait que chacun de leurs mots forme un muffin dans l’air, comme la chenille d’Alice au pays des merveilles formait des lettres en soufflant des volutes de fumée. Leur accent est rond et à la fois tout retenu à l’intérieur de la bouche. Il y a une myriade d’accents et de dialectes dans ce petit pays, et chacun raconte une histoire, des vagues de migrations, des métissages.

On dit que l’accent de cette région est l’un des plus difficiles à comprendre. On dit
aussi que leur langue a conservé de nombreuses expressions du 16ème siècle. Le « british accent » fait sourire ici. Un fantasme, une myopie.

Mais pourquoi ai-je cru que dans un pays au climat froid les gens seraient froids ?

Sur le terrain, le réel vous décentre.

Dans la rue, si vous regardez les passants dans les yeux, on vous sourit, un sourire discret mais franc, ouvert. Pareil lorsque vous demandez votre route. Quelque chose que je prends pour un sens de l’accueil. Et dans les cafés, les restaurants, et même les supermarchés, on vous adresse de petits mots doux : love, flower, darling.

Cela me rappelle la manière brésilienne d’être. Le Sud et le Nord se croisent. Décidément, la ligne de démarcation des différences et ressemblances ne passe jamais où l’on croit.

Même la misère n’a pas les mêmes signes tangibles, et il est ainsi facile de ne pas la voir.

Je sais que la région a eu un passé minier et que, comme dans le nord de la France, les puits ont fermé dans les années 90.

Un pasteur américain, rencontré dans un café au petit-déjeuner, me confie avoir éprouvé la même désorientation en arrivant il y a deux ans. Il venait de Detroit. « Mais ici les maisons ne sont pas aussi à l’abandon, la ville finance un ravalement de façade tous les dix ans, et dans la rue on ne voit pratiquement aucun SDF. Pourtant, la misère est grande et je n’ai pas connu une telle violence aux USA. Je me sens souvent plus en insécurité ici ».

Dans la rue, je ne vois que la courtoisie des gens, ils ont parfois l’air soucieux mais jamais stressés. Les gens prennent leur temps, même les commerçants. Je vois parfois la fatigue. Et la fatigue des êtres parle pour eux quand ils n’ont plus les mots.

Un soir, il y eut une jeune femme aux cheveux bleus dans un pub. Je l’avais abordée prétextant une remarque sur le camembert chaud qu’elle avait commandé. La conversation a roulé. Je n’ai pas eu à lui faire répéter lorsqu’elle murmura : « Dans les rapports amoureux, nous Anglais sommes distants, ou plutôt timides. C’est pour ça qu’on sort et qu’on boit, on boit autrement que vous (Français), on boit en espérant  faire tomber nos barrières. Sans la bière, des tas d’histoires d’amour n’auraient pas eu lieu. On n’aurait pas osé se déclarer ».

© Vivianne Perelmuter