Anthony Poiraudeau est un arpenteur d’espaces géographiques frontière ou fantôme : dans Le projet El Pocero (Inculte, 2013), c’était une ville espagnole, un « raz-de-marée maçonné venant recouvrir le monde », un délire urbain demeuré inachevé, entre vide et « opacité », entre-deux propre à l’investissement par l’imaginaire.
« J’avais rêvé des villes au loin dans la plaine », écrivait-il, vers blanc qui pourrait être la matrice de Churchill, Manitoba (Inculte, 2017), nouvel entre-deux, nouvelle exploration spatiale et géographie de la limite, cette fois centrée sur « un morceau de ville générique qui filait vers l’horizon » dans laquelle se rend l’écrivain « comme un petit reporter dans les limbes ».
Manitoba ne répond plus, titrait Gérard Manset, sans doute en référence à Hergé : c’est à cet appel du Grand Nord que répond à son tour Anthony Poiraudeau.
Tout naît d’une fascination pour les cartes de géographie, comme l’explique le premier chapitre de Churchill, Manitoba, d’une rêverie depuis les noms de lieux comme les contours des cartes, puissant appel de l’imaginaire depuis les Vidal-Lablache des salles de classe, déjà. Aidant un ami à déménager, l’auteur en récupère deux, dont une d’Amérique du Nord. La planche est un tableau de signes et noms, de paysages « répartis et rangés chacun à leur place, circonscrits mais inépuisables » ; avec la littérature, elle sera l’autre biais d’un rapport au monde, entre réel et imaginaire, lieux et histoires, matrice de rêveries infinies.
« Pourquoi ne pas envisager un livre comme tu envisages une carte ? », demandait Zia Haider Rahman dans A la lumière de ce que nous savons (Bourgois, 2016) et cette question pourrait être l’origine de Churchill, Manitoba. Olivier Rolin l’a montré, d’une Chambre des cartes peut naître le récit, en montant « au pôle ». C’est la naissance du texte d’Anthony Poiraudeau, regarder, chez lui, la carte de l’Amérique du Nord, et « lors de ces divagations imaginaires et répétées » face à la carte, découvrir Churchill, petit port « progressivement devenu le point de fuite qui a longtemps polarisé ma vie intérieure vers sa plus étrange échappée ».
« Des années plus tard, j’ai fini par arriver à Churchill, au Manitoba, un après-midi brumeux d’août » : c’est alors le réel contre l’imaginaire d’un lieu, la découverte et l’arpentage, l’espace qui résiste et demeure « un pur décor de rêve sans événement sinon celui de sa manifestation ». Le village est un paradoxe, « à la fois un coin endormi aux confins du monde et un endroit aux allures de petite cité du Far West au nord de déserts, mais dans sa version nordique, une bourgade du Far North veillant paresseusement sur la toundra interminable comme l’Amirauté sur la mer des Syrtes », une ville « située le long d’un rivage dont le nom semble énoncer à lui seul la convoitise des pionniers et la légende des explorateurs ».
« Mais tout voyage (…) n’est-il pas un voyage impossible ? On part pour se quitter et rencontrer enfin ce qu’on croit être le monde, et on se retrouve en vacances ou à faire ailleurs une vie qui n’est autre que la sienne, toujours, de toute façon inévitablement la sienne.
A la place de ce voyage impossible, parce que ce que j’ai voulu écrire était l’histoire de l’impossibilité de ce voyage, et parce que c’était l’occasion d’y aller tout de même, j’ai fait un voyage possible, et je me suis retrouvé à Churchill. »
Churchill, Manibota est un lieu saturé d’histoire, celle de la conquête et de l’exploration des espaces américains, de ces frontières toujours repoussées, des crimes commis au nom de la conquête ; un espace démographique, « à l’intersection de zones de présences traditionnelles de plusieurs peuples » et politique, théâtre d’un déclassement social et racial ; un territoire littéraire tant ces rivages rappellent Gracq et ses espaces de « frontière d’alarme » intérieure, ces paysages qui sont des récits et des balcons, entre vide et plein, attente et sentiments mêlés.
Le narrateur ira jusqu’à imaginer « une enfance possible de Julien Gracq à Churchill », bien loin de l’article qu’il est supposé écrire là, sur le rapport de l’écrivain aux cartes géographiques, dans ses livres.
L’écrivain sera une présence fantôme hantant le lieu, figure tutélaire et presque mythologique, un double, parmi d’autres puisque ce texte s’écrit aussi sur une ligne de fuite, centons de phrases assimilées, « fétiches » de Mallarmé, Michon, Cervantès, autres « points égarés » offerts au lecteur-arpenteur de cette « idée du Nord » (Glenn Gould, autre figure tutélaire du lieu).
Toute carte est, d’abord, une bibliothèque.
En une matinée, le narrateur a fait le tour du lieu, semble en avoir épuisé les détails : « ce n’était pas que j’étais déçu par Churchill, c’est que je ne voulais plus être ici — il avait fallu que j’y arrive pour pouvoir constater à quel point, et il fallait que j’y reste, je m’y étais engagé ».
Le récit naît de ce contraste aporétique (« lanciné ») entre réel et imaginaire, attente et déception, désir et contrainte, banalité et mythologie, vacuité et urgence, refuge et piège, passé et présent — au point que le présent est tout autant « lointains souvenirs ressurgis » que « futurs souvenirs anciens ».
C’est dans cette baie du bout du monde, intersection des paradoxes, peut naître le récit, à la fois poétique et drôle d’Anthony Poiraudeau, dans un sentiment persistant d’étrangeté à soi et au lieu, de « vague anomalie ».
Là est peut-être le réel creuset du livre, dans ce sentiment d’anomalie au sens étymologique du terme, ce qui naît de l’aspérité, d’une manière d’être au monde, décalée, dans cet angle qui mesure l’irrégularité.

Il s’agit bien de mesurer en effet : un espace arpenté, un angle entre réel et imaginaire, mesurer comme on comprend et tout à la fois perçoit ce qui échappe, demeure aspérité dans une topographie autant spatiale que littéraire, géographique et sociale qu’imaginaire.
Churchill, Manitoba se construit ainsi depuis un lieu qui est (et demeure) un rêve géographique, historique, littéraire et lexical.
Écrire revient alors à déployer ces perspectives multiples, à façonner les arrêtes de l’objet depuis l’angle mort d’un langage qui s’énonce et s’affirme dans son impossibilité même. Si Churchill, Manitoba est un voyage, c’est moins vers « un bord d’estuaire aux limites de la forêt boréale et des terres gelées, perdu dans l’immensité » que depuis l’espace même de tout récit, pour dire cette « immensité indistincte et sans cartes de tout ce qu’on n’a pas encore soi-même nommé » et qui pourra alors « s’appeler Churchill », Manitoba.
Anthony Poiraudeau, Churchill, Manitoba, éditions Inculte, octobre 2017, 160 p., 15 € 90