À l’occasion de la parution de L’Empereur à pied (lire ici l’article de Pierre Parlant), Diacritik a rencontré Charif Majdalani pour s’entretenir avec lui de ce puissant roman, conte cruel et tragique sur la puissance exorbitante des mots. Un roman clef de cette rentrée littéraire.
Différent de vos précédents romans, notamment parce qu’il embrasse une période et des espaces d’une tout autre amplitude, L’Empereur à pied décrit cependant une fois encore ce qu’il en est des trajectoires individuelles dès lors qu’elles sont déterminées, sinon contraintes à subir, jusqu’à l’approbation, ce qui les a précédées. Le paradoxe réside cependant en ceci que l’impératif de réussite et de prospérité agit ici sur les générations, quoiqu’elles entreprennent, comme une sorte de malédiction. Tout se passe alors comme si les vies, celles des humains d’hier comme celles de ceux qui sont encore à naître, étaient toujours déjà tracées. Bien qu’il n’en emprunte ni les codes ni les allures, peut-on dire de ce roman qu’il revisite à sa façon les schémas de la tragédie ?
Ce qui m’intéresse dans la tragédie, c’est sans doute moins la question de la prédétermination que la mise en scène de la tension entre la volonté individuelle d’un côté, les impératifs et les règles imposés à l’individu par le clan ou la famille, de l’autre. Ces impératifs ne sont que des lois intériorisées qui empêchent l’individu d’aller au bout de lui-même, et donc de sa liberté. Ce qui fait le tragique à mon avis, c’est ce moment où l’homme se trouve face au constat de l’impossibilité de sa liberté, de la trop grande puissance des lois anciennes, qui le tiennent. Et pire encore, le tragique logerait dans ce que je pourrais appeler la « régression », lorsque le héros, se croyant affranchi de la mainmise du clan, se pensant maître de son destin, se trouve subitement aspiré à nouveau par la « malédiction », un mot pour désigner ce qui le fascine dans les modèles anciens et leur puissance. Le cas d’Etéocle dans les Sept contre Thèbes est en ce sens le plus fameux. Et d’une certaine manière, c’est aussi le cas de Hamlet, dont les fameuses hésitations sont une manière de résister à la régression, à l’injonction des coutumes anciennes dictées par un père (ou par un spectre, donc peut-être pas dictée du tout) à son fils. Bref, tout cela pour dire qu’en effet, les schémas de la tragédie (y compris le modèle tragique racinien où la liberté semble toujours à portée de main et se trouve confisquée à la dernière minute) m’aident dans la description des mondes que je propose.
La puissance des lois claniques ou familiales et la réaction qu’elles suscitent sont des sujets qui me passionnent et qui me permettent de comprendre et de décrire de manière plus large le conflit des hommes avec leurs atavismes et avec toutes les lois qu’ils se sont imposées ou qu’ils ont intériorisées, qui les fascinent et qui les tuent. Dans l’Empereur à pied, tous les cadets sont peut-être des hommes qui cherchent à être libres, à échapper à la règle édictée par un ancêtre hypothétique. Mais à la vérité, ce qu’ils ne font que chercher toute leur vie, c’est l’image de cet ancêtre, et donc de la loi, de la puissance et du désir que cet homme, qui n’a peut-être jamais existé comme ils l’imaginent, incarne à leurs yeux. Ils pensent fuir le clan et ses règles, et se veulent libres, mais ne sont que l’objet d’une mortelle fascination pour le fondateur, et pour ce qu’il a fait. D’une certaine manière, ils sont sans cesse en état de régression. Le désir et la violence a été comme semée en eux. Ils sont aliénés à la figure fatale de l’Empereur, et davantage sans doute que leurs aînés.
Il y a dans ce titre, beau et surprenant, L’Empereur à pied, quelque chose d’ironique cependant ; le signe d’un authentique pouvoir qui s’avère provisoirement redoutable et simultanément celui d’une fragilité, voire d’une misère inéluctable. Est-ce bien le cas ?
J’aime beaucoup cette manière de lire le titre. Et vous avez parfaitement raison. Dès le commencement, cet homme qui surgit et fonde son espèce d’Eden destructeur ne parvient à ses fins que par la souffrance et la peine. Il est comme prisonnier de sa violence et de son inexplicable désir. Son serment ou la promesse qu’il fait tenir à sa descendance est comme la conséquence d’une fuite en avant, d’abord incarnée par la nécessité de maîtriser l’espace, puis de dominer le temps, en le figeant en quelque sorte, puisque le serment empêche le développement de l’immense domaine.
Ce Khanjar est en définitive une sorte de dieu jaloux et teigneux. Mais surtout, il est enfermé dans une immense solitude, avec ses rêves incompréhensibles. Et cette solitude sera le lot des aînés de chaque génération, ses successeurs à la tête des affaires, mais aussi celui des cadets. Sauf que les aînés porteront de surcroît comme un boulet la nécessité de gérer les biens et de maintenir le « rang » social du clan. La solitude et le fardeau de la notabilité, c’est un peu ce que j’ai déjà voulu décrire chez d’autres personnages avant ceux-là, dans Le Dernier Seigneur de Marsad notamment, et dans Villa des femmes.
En lisant L’Empereur à pied, on se dit que c’est un livre qui se construit à partir d’une opposition de mouvements contraires. Tantôt en effet il s’agit de rester là où l’on est, quitte à repousser les limites du domaine d’origine, tantôt il n’est question que de tenter de fuir afin de trouver autre chose de suffisamment convaincant et attractif pour qu’une vie se soutienne enfin par elle-même. Peu à peu, on s’aperçoit néanmoins qu’à cette opposition semble correspondre une autre, plus décisive et plus coupante, qui rend inconciliables les règles de la lignée avec le désir de tracer des lignes d’une existence émancipée. Faut-il voir là quelque chose qui se dit du Liban d’aujourd’hui ?
Bien sûr. J’ai dit tout à l’heure, en parlant de la tragédie, que la violence des lois claniques et leur influence sur l’individu me passionnaient. Elles me passionnent du point de vue de l’homme en général, mais aussi assurément parce qu’elles décrivent un état de la société libanaise. Et de ce point de vue aussi, de ce point de vue surtout, on pourrait se servir du modèle tragique grec et du moment de la naissance de la tragédie pour parler de l’état du Liban actuel.
La tragédie grecque, on le sait, est née à un moment où la société démocratique athénienne se posait des questions sur la possibilité d’une réelle sortie des vieilles affiliations tribales et sur celle de l’émergence d’un monde nouveau où dominerait l’appartenance « nationale » ou civique, appartenance qui d’un même geste permettait la naissance d’une volonté individuelle, ou en tout cas non liée à la mainmise du divin ou du transcendant, par la médiation du clan, sur la vie des hommes. Or cela correspond parfaitement à ce que vit la société libanaise aujourd’hui, une société sans cesse déchirée dans ses tensions entre appartenances communautaires et familiales, d’une part, et appartenance « civique » de l’autre.
Dans tous mes livres, et jusque dans l’Empereur à pied aujourd’hui, je ne raconte que des histoires de familles (en passant, rappelons que les tragédies ne sont que des histoires de familles) et surtout de lieux, de maisons, liés à ces noms de familles. Or en arabe, et dans l’arabe du Liban en particulier, la maison, le beyt, c’est simultanément la maison (physique) et la famille au sens social. Et c’est exactement là la signification du mot oïkos en grec, le toit (de la maison) qui abrite les membres de la tribu et la tribu elle-même. De ces maisons, beyt ou oïkos, les membres veulent sortir. Mais ils n’y parviennent pas, pour diverses raisons, mais qui en définitive tiennent à la fascination pour quelque chose d’atavique qui les ramène violemment là d’où ils étaient partis. Est-ce un portrait du Liban, de ses fils et filles ? C’est fort possible. Le Liban est une démocratie en trompe-l’œil, un pays aux structures sociales archaïques, qui lutte sans cesse pour s’en défaire tout en ayant peur d’y parvenir, parce que cela laisserait un vide que l’on ne saurait comment combler. C’est là toute la problématique politique de la tragédie grecque, une problématique qu’un public comme le public libanais pourrait aujourd’hui mieux comprendre que celui de pays où ont été déjà largement dépassés les vieux conflits entre famille, communauté et appartenance nationale ou « civique ». Et d’une certaine façon, cette problématique, je la traduis sous forme romanesque.
L’Empereur à pied est un livre où l’on parle beaucoup et où l’on ne raconte pas moins. Les prénoms, les noms de famille, ceux de personnages éminents, ceux des lieux, des pays, des villes, des quartiers qu’on ne cesse d’évoquer au cours des conversations semblent par ailleurs jouer un rôle tel dans la mise en place de l’intrigue que la réalité objective, dans son indifférence tranquille, se voit confiée à l’apparition furtive d’éléments naturels, à la présence des chats, au passage d’un lézard, au vol d’un épervier. On en vient à se demander si la conversation et le récit renouvelé, par leur puissance d’exubérance et de déformation, par leur pouvoir de faire et de défaire le vrai, ne sont finalement pas les véritables prisons des êtres.
En effet. Par leurs récits, les descendants cherchent à mettre de l’ordre dans le chaos du passé, à comprendre l’histoire familiale, à lui trouver les issues les moins improbables. Mais du coup, ce qu’ils racontent fait exister les choses ainsi et pas autrement. Or tout aura peut-être été autrement, et le récit ne témoigne peut-être que d’une illusion de plus. Mais désormais, le vrai est dans la parole prononcée. C’est peut-être le pari qu’un coup de dé peut abolir le hasard. Or ce que j’ai tenté de faire en mettant en évidence les moments de silence, les trouées dans lesquelles la vie prosaïque et son lyrisme soudain jaillissent, c’est de montrer que, tandis que nous nous acharnons à exister par le récit et par la mise en ordre du monde et du temps, le monde, lui, se déploie, se déroule sous nos yeux, dans la plus parfaite indifférence à nos affaires, à nos histoires et à l’Histoire. Cette opposition entre d’une part l’acharnement de l’homme à construire sa vie et à lui donner sens, à secréter du temps par sa présence ou son passage, et d’autre part ce que j’appelle « l’éternité », ce qui s’étale à l’extérieur de nous dans l’indifférence au temps (même si c’est encore notre seule conscience d’hommes qui le perçoit ainsi), m’a toujours fasciné.
Mettre au jour les archaïsmes et leurs effets, révéler la généalogie des violences réelles et symboliques d’un pays sous l’empire d’une domination patriarcale — L’Empereur à pied est un roman dont les femmes sont des ombres —, est-ce, par la voie de la fiction romanesque et de ses virtualités, un moyen de s’en affranchir ?
Je ne sais si on peut s’en affranchir ainsi. Mais c’est là un moyen de les mettre à distance pour les décrire et donc pour mieux les comprendre. La fiction romanesque demeure à mon avis l’outil le plus efficace pour cela.
Charif Majdalani, L’Empereur à pied, éd. du Seuil, 2017, 400 p., 20 €