Charif Majdalani : un conte terrible (L’Empereur à pied)

Charif Majdalani, L’Empereur à pied © éditions du Seuil

Qu’il arrive à cheval ou à pied, qu’il parcoure le monde en carrosse ou en jet, la passion dominante, exaltante et terrible, de tout empereur n’aura jamais été que celle de l’infini. Tout doit s’accroître et rien ne doit cesser, telle est sa maxime. Fonder, conquérir, accumuler les biens et les honneurs sont les actes nécessaires à l’affirmation de sa gloire — ce maximum rêvé est le minimum qu’il vise —, encore faut-il que soit conjuré d’un même geste, c’est-à-dire en même temps, le danger toujours possible d’affaiblissement, voire d’extinction de celle-ci. Il le faut, ici et maintenant, et tant qu’à faire « pour les siècles des siècles ». De sorte qu’empereur désigne certes un homme de pouvoir, un bipède ivre d’ambition, mais peut-être aussi bien un mortel qui voudrait ne pas l’être. Et ce sera, dans ce roman où le Liban est le nom d’un entrelacs d’histoires plutôt que d’un pays, un type énigmatique, aussi malin que redoutable, difficile à saisir, comme s’il voulait cacher qu’en lui se loge un dieu au petit pied.

Il s’appelle Khanjar Jbeili. C’est un bon départ, ça donne aussitôt « envie d’inventer des fables grandioses et fortes, comme celle de cet homme qui apparaît dans le paysage », écrit Charif Majdalani, avouant au passage ne pas savoir ni quand précisément ni où tout a commencé, sinon que c’est enclenché — tout mythe tient à un toujours déjà — puisque le type avance, « une peau de bête sur les épaules, comme celles que portent les bergers de la plaine de la Bekaa, et un bâton avec lequel il fouette parfois les ronces et les herbes fraîches. » Venu du fin-fond de la montagne, de sa sauvagerie, le voilà qui approche, se déclare métayer en quête d’une terre à cultiver. On ne sait pas d’où il sort, mais on le voit venir, on l’écoute. Cette terre, pas la meilleure, on la lui donnera après avoir tout de même pris le temps de l’interroger tant intrigue quelqu’un qui se dit chrétien et qui, on le constatera, trop occupé à amender une terre ingrate, fréquentera peu les offices.

Après l’installation, viennent le temps des semailles, le temps des récoltes, puis celui du succès. Celui de Khanjar Jbeili fascine. Jamais rien vu de pareil dans la région. Il faut dire que l’homme a le génie de l’observation et celui des alliances. La montagne, sa rudesse, pour commencer, puis les notables de la région et même ceux qui n’appartiennent pas à sa communauté, il en fait des atouts. Ceci réglé, l’histoire va pouvoir suivre son cours avant de dériver un peu, de déborder, de dérailler au fil des ans, de prendre le large au-delà des mers.

On pourrait lire L’Empereur à pied, le nouveau roman de Charif Majdalani, comme s’il s’agissait d’un conte, d’une fable généalogique doublée d’une épopée ouvragée avec soin, et on aurait raison. Mais en partie seulement, car sous l’aspect du conte, c’est en réalité une tragédie qui travaille en sous-main. Pas celles, comme on dit, qui causent la mort ; plutôt celles, autrement cruelles, qui autorisent les vies pour les rendre invivables. Une tragédie où se rappelle aussi à notre bon souvenir la vanité de s’opposer à la nécessité, sauf à risquer d’aggraver ses effets.

Là par exemple : on a cru pouvoir contrarier l’ambition de ce Khanjar Jbeili en lui accordant quelques parcelles misérables. Or, voici qu’en peu de temps, à force d’intelligence, de stratégie et de peine ravalée, l’homme les a changées en terres fécondes, puis en domaine, la fortune s’ensuivant. Si bien que de son vivant, le type s’est planté tout d’un bloc dans le cercle des légendes. Peu importe alors, comme le précise Majdalani, que lesdites légendes « ne concernent pas les vivants » puisque Khanjar Jbeili en a eu l’usufruit sans attendre. De montagnard errant, d’agriculteur taiseux qu’il aurait pu rester, l’homme s’est changé en un riche propriétaire, un monarque bizarre à la tête d’un patrimoine sans pareil. Et comme si ça ne suffisait pas à son bonheur — sauf que chez lui, cette question ne compte pas —, à la faveur d’un drôle d’accident, il assurera bientôt la fonction de collecteur d’impôts, ce genre de personnage que tous respecteront, autrement dit craindront.

L’histoire est maintenant sur les rails, elle file. Pour affiner ses contours, homogènes à ceux du roman, la nécessité doit cependant trouver un autre appui. Dans une vie réelle, il faut parfois un putsch pour que la fiction triomphe. Rien de tel alors qu’un performatif. Rien de plus magistral qu’une parole coupante qui périme l’ancien monde et hypothèque l’avenir. Qu’elle soit prononcée, qu’elle fasse autorité, tout sera dit, posé une fois pour toutes, et le roman sera lâché, lancé vers mille pentes.

On pourra alors laisser parler les protagonistes, on les laissera raconter, inventer, rameuter les souvenirs, ils en auront besoin, semble dire l’auteur qui, pour dominer un tant soit peu son monde, à savoir le laisser advenir, choisira tantôt le poste d’observation d’un chat, tantôt s’attardera sur la fuite d’un lézard ou le vol d’un oiseau. En attendant, l’empereur est fin prêt. La maîtrise de l’espace lui étant acquise, ce qui n’est pas si mal, s’assurer celle du temps, rien que ça, signerait une réussite absolue. Une fois germée, cette idée l’obsède. Fichée dans son crâne, elle confirme qu’il n’est au bout du compte qu’une obsession sur pied. On doit, pense-t-il, à tout prix « éviter que l’avenir ne défasse tout le travail qu’il a réalisé. » Comment faire ?

Sans doute d’abord trouver l’endroit et le moment qui font la décision. Le point critique où tout, l’intrigue et les destins, va basculer. La nature s’y colle en offrant de quoi planter le décor. C’est là, « face à la mer, avec les montagnes bleues derrière, sous le spectre immense de l’arbre sec, imposant et qui tient lieu de borne », que Khanjar, sans daigner descendre de cheval, dit ce qu’il a à dire. Sa parole est aussi glaçante que l’arbre est sec. C’est un ordre et une malédiction qui vaudront pour toujours. Après moi, annonce-t-il à ses gens « d’un ton dur, froid et définitif », il ne doit plus y avoir d’autre lignée que celle de l’aîné. Pour les cadets, dès lors, la messe est dite : il n’auront le droit ni de se marier ni de fonder une famille. Au nom de la pérennité de son bien, Khanjar vient de sceller le sort des vivants qui l’entourent et de quelques Jbeili qui sont encore à naître…

On l’aura compris, L’Empereur à pied est un conte terrible. Un conte qui nous rappelle la puissance exorbitante des mots sur les animaux humains que nous sommes. Si bien qu’on songe en le lisant au Rousseau du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Particulièrement à cette formule fameuse : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Entre l’invention de la propriété et l’avènement de la société, la seconde découlant de la première, il existe bel et bien une solidarité d’airain. Mais ce n’est pas rien, étrangement, qu’elle ne tienne qu’à des mots.

D’une certaine façon, tout se passe comme si cette fiction d’origine marquée par la violence, se trouvait rejouée en son ordre dans le roman de Charif Majdalani. L’effet du « ceci est à moi » initial et fictif est à ce point réel ici qu’il clôt le temps, comme par provision, la réussite d’un seul, fût-ce post-mortem, impliquant l’aliénation ou la détresse de ses descendants. La loi posée, les aînés à venir n’auront pas d’autre choix que celui de conduire leur vie dans l’ombre portée de l’ancêtre, quitte à défaire peu à peu son legs, à coups de spéculations hasardeuses. Quant aux autres, d’être trop tard venus, ils se contenteront de jouir d’un héritage empoisonné, caution affreuse qui empêchera et leur vaudra aussi de rester seuls.

Le temps passant, l’exil s’impose vite à ces malheureux. Ils vont partir chercher ailleurs un substitut au paradis perdu. Une compensation, une consolation, très loin de la montagne d’origine. Ils s’appellent Zeid, Chehab, Naufal. Sous des dehors d’hommes d’action, ce sont d’authentiques rêveurs, des nostalgiques qui aiment ce qu’on trouve dans les livres. On les suit au Mexique, en Chine, en Asie centrale, en Grèce, en Italie, en France. Ils y vivent des aventures, suivent des pistes invraisemblables — amoureuses, esthétiques, guerrières —, croisent d’illustres silhouettes, connaissent des semblants de fortune, quelques déconvenues, hantés par une passion calquée sur celle d’un aïeul dont la stature, au fil du temps, devra de plus en plus aux récits qu’il aura inspirés. On ne l’a pas encore dit, mais toute cette histoire se déroulant sur une période qui s’étend de la fin du XIXe siècle jusqu’au début du nôtre, la question de la narration est forcément cruciale. À qui la confier ? Comment ne pas l’anémier ? Sans sacrifier à l’artifice, la réponse mise en œuvre ici par Charif Majdalani débouche sur une construction d’une efficacité saisissante.

Si toute cette affaire s’est en effet nouée dès le début sur l’injonction brutale d’un seul, il incombe au roman de la dénouer en redistribuant le discours. Il le fera d’autant plus justement qu’apparaîtront enfin, grâce aux récits croisés, des temps multiples qui seront chaque fois des esquisses d’émancipation.

L’écriture peut à présent jouer de façon virtuose avec les ellipses — accélérateurs d’expérience —, multiplier les points de vue — incubateurs des souvenirs —, faire entendre les voix de Chehab — dans le Liban des années trente —, ou, plus près de nous, de Raëd qu’on écoute après avoir marché lentement à ses côtés dans « l’odeur de zaatar et des herbes fraîches ».

Au fond, c’est un peu comme si cette dissémination des narrations, analogue à l’étoilement des cadets en allés sur tous les continents, mettait au jour des bribes de vérité et, ce faisant, permettait d’en finir avec la fatalité univoque de l’interdit patriarcal. Comme si, se souvenant encore une fois de Rousseau posant aussi que « le temps des fautes est celui des fables », Charif Majdalani avait choisi de lui répondre en voyant au contraire dans l’invention des fables un moyen de retrouver une part d’innocence ; celle qui sauve les vies passées en les rapportant à leurs propres légendes.

Charif Majdalani, L’Empereur à pied, Seuil, 2017, 400 p., 20 € (14 € 99 en version numérique)

Lire ici le grand entretien de Pierre Parlant avec Charif Majdalani