Dans sa forme même, Prends garde matérialise la double face de tout fait divers écrit, entre histoire et roman : au recto du livre, couverture sur fond rouge, le récit romancé de Milena Agus ; au verso du livre, couverture sur fond gris, les faits relatés par Luciana Castellina. Le lecteur décidera par où commencer, le sens de lecture influant évidemment sur la perception du même fait.
En mars 1946, dans les Pouilles, misère et famine conduisirent au lynchage de deux des quatre sœurs Porro à Andria, deux femmes symbolisant les privilèges des propriétaires terriens. « Apparemment personne ne les a mises en garde », écrit Luciana Castellina, journaliste et figure engagée de la gauche italienne. Elle décrit les faits selon un angle journalistique, précis, factuel, lucide. Elle revient sur un contexte socio-économique explosif : « Les siècles de faim, les enfants privés de nourriture et frappés de maladies, les sous-sols suintant l’humidité, où ils vivent et les grottes de Sant’Andrea, où les plus pauvres ont trouvé refuge. » Luciana Castellina dit la férocité du peuple, des femmes surtout. Elle cherche les racines du mal dans la guerre et le chaos qui s’ensuivit.
Sur la place, devant la riche demeure des Porro, des milliers de personnes se sont rassemblées, majoritairement des ouvriers agricoles, pour attendre le discours d’un délégué syndical. La tension est à son comble lorsque l’on entend un coup de feu qui semble venir de chez les Porro. « C’est une provocation des propriétaires terriens, la énième, après des siècles d’injustices : cela ne fait aucun doute. » Les manifestants se ruent sur la demeure, mais les propriétaires ont pris la fuite. Rapidement repérées, Carolina et Luisa Porro sont frappées, traînées sur la place, encerclées par une foule enragée, insultées, lynchées, massacrées. « C’est la faim qui se transforme en violence et qui réclame vengeance. Et elle la réclame aux sœurs Porro, parce qu’elles appartiennent à la classe sociale des exploiteurs : que ce soient elles ou d’autres qui ont tiré n’a désormais plus d’importance. Elles sont coupables pour des raisons historiques. Pour des raisons de classe. »
Luciana Castellina déplie les faits, ancre les événements dans une chronologie, donne des références bibliographiques : l’histoire (le roi établi à Brindisi, la fuite des Allemands, les alliés qui s’installent et des réfugiés qui affluent), l’économie (les journaliers qui ont du mal à trouver du travail et crèvent de faim), les tensions sociales qui se muent en luttes fratricides. Elle souligne aussi ce que « l’histoire ne dit pas » : « On ne sait rien, tout a été si rapide, si confus. C’était terrible, mais ça n’a pas duré plus d’une heure. »
