Quand nous nous voyions encore, Paul et moi aimions parader dans les cocktails, aux arbres de Noël de nos entreprises ou dans les vernissages guindés fréquentés à parts égales par des amateurs d’art qui encensent les Mon Chéri™ géants de Jeff Koons et des pigistes affamés venus combler leur détresse culinaire.
Avec désinvolture et assurance, nous avions la même propension à faire étalage de notre savoir devant des auditoires qui tiennent la presse people pour la quintessence de l’information. Je me souviens avoir convié Paul au pot de départ du stagiaire du service courrier de ma société qui nous a régalés de Clairette de Die et de chips mous. On pouvait venir avec un « + 1 », j’ai invité Paul sans l’ombre d’une hésitation. Le mariage pour tous venait juste d’être voté. Autour du buffet, les conversations étaient animées et l’actualité divisait les convives en deux catégories : ceux qui ne comprenaient pas que l’on permette aux homosexuels de s’unir civilement et ceux qui ne comprenaient pas que l’on puisse être homosexuel.
Extérieur au microcosme obligé dont l’unique ambition ce soir-là était de se gaver de petits fours bon marché, Paul n’avait eu de cesse de m’éclipser sous couvert de faire ma promotion auprès d’un responsable quelconque. Se lançant dans un monologue aux accents burlesques qui avait duré presque une heure, il avait raconté comment, un jour, j’avais eu ma minute de gloire dans un reportage sur FR3 Centre. Paul avait conquis son auditoire avec brio, focalisant l’attention de tous, tandis que je tentais vainement d’échapper aux regards moqueurs de mes collègues et de capter celui (beaucoup plus accort) de l’hôtesse d’accueil en pâmoison devant tant de verve oratoire. Je dois avouer que cette dernière avait plus d’une fois éveillé mon intérêt car elle osait souvent des décolletés vertigineux et des jupes très courtes assise en amazone derrière son bureau en verre et me saluait par mon prénom quand j’arrivais le matin. Ce qui n’était pas fait pour me déplaire : j’ai toujours apprécié les femmes qui ont la mémoire des visages et possèdent une réelle intelligence vestimentaire.
Sous ses dehors austères de juriste diplômé, Paul a toujours cultivé un esprit potache, allant jusqu’à élever son immaturité au rang de mode de vie, à la fois fin et drôle (tout en étant légèrement pontifiant). Paul est toutefois un mec que je qualifierais de sympathique : vingt ans d’amitié n’ont pas altéré ma capacité à tolérer ses envolées verbeuses. Il a toujours eu cette faculté de pouvoir disserter sur tout et n’importe quoi, s’exprimant avec une facilité déconcertante, usant de mots choisis, affectant un vocabulaire précieux, presque suranné. Longtemps, j’ai prêté une oreille attentive (indulgente ?) à ses débordements. Dans l’ombre de ses emportements, je me suis souvent fait discret, le laissant parler (n’ayant pas d’autre choix), l’écoutant (par la force des choses). Quand il me confiait ses doutes profonds et ses certitudes passagères, il me terrifiait presque. Il parlait de la même manière et avec le même détachement que s’il égrenait un rapport de la Cour des Comptes ou lisait un exploit d’huissier. Quand il s’arrêtait, atteint par le silence enfin, je me demandais parfois s’il lui arrivait de ressentir la moindre émotion. Je me suis interrogé un jour sur ce qu’il représentait pour moi. Sur ce qui pouvait bien nous rapprocher. Je me suis découvert vivant en marge de mes sentiments pour lui. Durant toutes ces années, je m’étais laissé faire. J’avais laissé Paul et les événements parler à ma place. Incapable d’apprécier mon entourage autrement que par le prisme de notre amitié, j’ai compris que nous nous étions éloignés, que je posais sur les gens et les choses un regard qui ne m’appartenait pas. A côté de lui, si prolixe, j’étais mutique. J’ai enfin compris l’influence hautement négative de mon amitié pour Paul. Au point d’oublier les choses qui, un jour dans ma vie, m’avaient marqué réellement, profondément. Des visions qui m’avaient portant touché sur l’instant. Peut-être ému. En faisant un effort, je m’en rappelle quelques-unes. Très peu en fait.
Je me souviens de ce voyage dans les Caraïbes avec mes parents. J’ai sept ans. C’est la période du carnaval. La foule est compacte dans l’artère principale. Des milliers de personnes dansent, maquillées, grimées, souriantes. Heureuses. Le silence soudain. Au milieu de la rue, entre deux groupes de danseurs, un homme en uniforme bleu, lunettes de soleil et mitraillette à la hanche. Il met en joue les spectateurs. La foule recule, je ressens la peur. Je serre la main de mon père un peu plus fort.
Je me rappelle, préado, découvrant le respect de la hiérarchie et la pratique du dériveur sur cette île trop ventée de l’Atlantique. A treize ans, je dis très fort « Amen » à la messe et « barre à droite toute ! » pour impressionner ma coéquipière d’Optimist. Bien élevé, presque obséquieux, je ne mets pas les doigts devant ma bouche quand je parle, ni dans la culotte d’une lointaine cousine, même par curiosité.
Je me rappelle, adolescent, d’un lever de soleil sur un lac de montagne, me découvrant amoureux pendant un camp de vacances dans les Alpes suisses. L’objet de mon désir a un accent guttural et des cheveux blonds. Elle me susurre des mots anguleux à l’oreille, son corps athlétique éveille en moi des sentiments nouveaux. Je suis attiré par sa fraicheur et son allant germanique, elle me parle dans sa langue natale (que je maîtrise difficilement) avant de l’engouffrer dans ma bouche (ce que je maîtrise encore moins). Tandis que nous nous embrassons, je me dis que ma timidité et mon inexpérience n’ont d’égales que sa fausse candeur, jouissant de cette première fois un peu trop vite à son goût.
Je me souviens d’un après-midi lassant à la campagne, fumant une cigarette sur le perron d’une longère aux murs épais. Emporté par un lyrisme incongru, j’observe un pissenlit diaphane tremblant sous le vent printanier qui repousse les frimas de mars dans un dernier souffle… J’ai des envies d’ailleurs et de bonheur intellectuel pur ; alors qu’on me signifie par la fenêtre que je dois venir découper le gigot, je constate avec amertume que je suis promis à une vie honteusement normale. Tiré de ma rêverie solitaire, je retourne m’emmerder sec dans cette réunion de famille où m’a traîné celle qui va devenir ma femme. Je n’ai rien contre la province, mais ma résistance à la pauvreté des dimanches sarthois est déjà extrêmement limitée. Pour ne pas dire nulle.
Je me souviens, jeune marié, de ce coucher de soleil sur l’Océan Indien, une main sur le front pour mieux scruter un ciel magnifique teinté d’or, de pourpre et d’azur, aux côtés de celle qui est devenue mon épouse. Sur le balcon en béton précontraint de notre suite nuptiale, mon humeur s’assombrit à mesure que l’obscurité envahit l’horizon, la mer et mes yeux, dans une sorte de fondu au noir. Nous sommes là, frémissants du bonheur neuf et joyeux, sinon d’être mariés, du moins d’être de ce côté-ci du monde contemplant un paysage de carte postale aux frais de nos invités.
Je me souviens, alors que ma femme a décidé qu’il est temps de nous reproduire, des rires d’un enfant juché sur les épaules de son père le jour du 14 juillet aux pieds de la Tour Eiffel. J’admire le courage de cet homme avec sa progéniture encore rampante au milieu de centaines de gogos extatiques applaudissant à tout rompre à chaque fois que leurs impôts explosent en plein ciel. Le tout sur les accents du bel canto d’un chanteur d’opérette inconnu parce que Florent Pagny n’est pas disponible cette année-là.
Je me rappelle, tout juste séparé, de ce voyage fait pour me réconcilier avec moi-même et laver mes démons dans la moiteur asiatique d’une jungle propice.
Je garde en mémoire, jeune divorcé, le regard vert tendre d’une jeune femme croisé à une terrasse de café tandis que je me donne des airs d’intellectuel parisien, un carnet de notes fermé sur la table, sirotant un Perrier-tranche. Je crois lire dans ses yeux de l’intérêt à mon endroit. Le sourire qui naît alors sur son visage semble me donner raison pendant que je lui décoche ma plus belle œillade de séducteur dominical. Fier de mes capacités de charme à distance, je lui rends son sourire. Elle rit désormais : j’ai confondu la paille et mon stylo-plume pour attraper la tranche de citron.
Je me souviens également du corps de cette femme après l’amour pendant cet été caniculaire qui a fait prendre conscience à la France entière que l’on peut mourir autrement que de vieillesse en mettant sur thermostat 40. Je me souviens de ses formes, la courbe de ses hanches, le rebondi de ses seins, la blancheur de sa peau. Je me souviens avoir souri bêtement quand elle m’a dit je t’aime.
J’ai souvent pensé (ou peut-être était-ce Paul qui le disait) qu’il faut savoir se détacher des choses, des gens qui nous entourent pour mieux les aimer. C’est profond comme un verre à dents. S’arracher de ce qui nous a faits, de ce qui nous a construits, c’est renier sa propre mémoire, ses souvenirs, son éducation, les conceptions apprises et les expériences vécues, les modèles que l’on a suivis et ceux que l’on a rejetés, les influences de toutes sortes, les convenances, les coutumes, la morale, la mode, la culture, les films, les chansons, les livres que l’on a lus et que l’on regrette d’avoir lus, ceux que l’on a refusé de lire pour de mauvaises raisons. Au mieux, on devient misanthrope, au pire on arrive à se détester de l’être. On en vient à vivre par défaut, presque par omission. On se surprend à prononcer des mots que l’on ne pense pas. Jusqu’à ne plus savoir quoi dire. Jusqu’à se taire. Pourtant, j’en avais des choses à dire.
(A suivre)