Petits poëmes en pause : #3. Sur fond absent

Une chose est sûre pour l’instant : nul poème n’est plus about. La poésie se défait du mimétisme d’Aristote : le poème n’est plus vicaire ; il n’est plus un parlement censé représenter le monde (qu’un cran de plus, la Poétique réduit au monde des actions). À partir de là deux voies s’ouvrent, divergentes et que pourtant il faut suivre simultanément comme ce conteur parfait de L’Art d’écrire de Stevenson qui jonglait avec deux oranges. De Stevenson à Stevens : « The poem is the cry of its occasion, / Part of the res itself and not about it ». Le monde est, non plus le modèle que reproduit le poème, mais l’occasion qui le provoque — non plus objet, mais stimulus (ce que Valéry nommait : « origine non causante »). À partir de là, deux voies s’ouvrent, divergentes, etc. Excité par ce stimulus, soit le poète se consacre à cet événement du monde qui le rappelle à la présence, soit il s’attache à le traduire comme événement dans la langue. Partisan du premier chemin, Bonnefoy reformule le « cry of its occasion » de Stevens comme « cri de l’incarnation » : « Au moment de l’excarnation, toujours virtuel dans la langue comme sa faute native, le cri de l’incarnation succède. Lequel est aussi minime parfois qu’une feuille sèche qui tombe, mais que faut-il de plus que quelques rides sur l’eau pour que l’idée de l’instant trouble la paix de l’essence ? » (Sur la fonction du poème). Partisan du second chemin, Robert Creeley repense le poème comme « cry of its occasion » en tant qu’acte de langage stimulé par cette occasion : « I first felt a poem to be what might exist in words as primarily the fact of its own activity. […] There had to be an independance derived from the fact that words are things too. » Le poète de la présence et les poètes du langage se partagent la péremption d’une poésie mimétique fonctionnant comme vicariance. Plutôt qu’une opposition, ce qui distingue leurs pratiques est le choix d’une dominante. Les mots aussi étant des choses, une sensation de langage peut tout à fait donner lieu à une sensation de monde et recréer pour le lecteur l’occasion qui, dans le poète, a surexcité le lexique et mis la langue en mouvement. C’est le sujet de Sylvia Plath dans Black Rook in Rainy Weather.

La rencontre d’un oiseau « arranging and rearranging its feathers in the rain » suffit à rompre l’anesthésie d’une promenade morose, la « neutralité » du décor. La promeneuse reprend pied dans le monde des sensations. Le poème n’est rien de plus que ce venir à la présence : « I only know that a rook / Ordering its black feathers can so shine / As to seize my senses […] » Cette présence, dans le poème, se traduit immédiatement par la présence des mots. Le freux qui lisse ses plumes n’est pas l’objet du poème ; il est le poème lui-même, « arrangeant et réarrangeant » les paroles qui le composent et procurant la sensation de son activité profonde. Le texte ne fait pas le lien, mais l’analogie s’impose. La toilette de l’oiseau est un acte compulsif, un tic maniaque et tatillon qui ressemble à s’y méprendre à l’écriture du poème. Le freux becquète son plumage, remet cent fois la même plume tantôt dessus tantôt dessous comme cent fois le poète remonte ou descend l’adjectif avant ou après le nom, rejette et remonte un verbe du vers d’après au vers d’avant, éloigne ou joint une assonance. Plumage rime avec ramage : « I only know that a [poem] / Ordering its black [letters] can so shine / As to seize my senses […] ». Le texte de Plath fait deux choses : il nous rappelle d’attendre ce moment imperceptible où le monde fait sensation ; il est lui-même ce moment dont son poignement nous donne la patience.

Appendice à l’oiseau d’or. L’oiseau de Of Mere Being réveille Stevens au bruit du corps, le freux de Rainy Afternoon réveille Plath au bruit des mots. Quand la forme du poème est une forme agissante, un travail têtu de pesée, de remaniement des paroles, ces deux bruits sont la même chose. Ils sont l’horizon commun des poètes du langage et des poètes de la présence, ceux-ci rouvrant les mots au monde, ceux-là retrouvant le monde dans les mots. Je reviens à l’oiseau d’or et au texte de ce dimanche — un poème de Verlaine qui est la source évidente du poème de Stevens sur la palme au bout de l’esprit et l’oiseau chantant dedans.

Verlaine, Sagesse (1881)

Un critique de l’époque avait appelé Verlaine « l’Homère de l’aphasie ». Pour celui qui avait écrit les Romances sans paroles, c’était sans doute un compliment. Il avait tenté le premier de sortir la poésie du royaume de la rhétorique et d’ouvrir sa langue close au monde des sensations. « Le ciel est, par-dessus le toit… » est un assez bon exemple. Rarement vers furent moins écrits que ces strophes de Sagesse : des mots rimant avec eux-mêmes, une forme extrêmement simple, aucun de ces « mots poétiques » qui impatientaient Pascal chez les singes du Peri Upsous, aucun de ces surcroîts de sens que regrette Royet-Journaud chez les poètes à métaphores. C’est le côté Marcelin Pleynet de Monsieur Verlaine : ce « jusqu’au bout du littéral », ce minima de la langue qui en dénude l’acte profond. Voir : « Le mur du fond est un mur de chaux ».

L’ordre du monde. Le poète à sa fenêtre épelle des choses vues. Les notations se succèdent comme une lente horlogerie. 1er distique : « Le ciel… » ; 2ème distique : « Un arbre… ». 3ème distique : « Une cloche… » dans ce ciel ; 4ème distique : « Un oiseau… » dans cet arbre. À la géométrie blanche de ce paysage-gigogne s’ajoute un principe d’alternance qui en accentue la simplicité. Un article indéfini succède deux fois de suite à un article défini: « Le ciel… », « Un arbre… » ; « La cloche…», « Un oiseau… ». La stylisation, le littéralisme, l’absence de tout pluriel et de toute description transforment la réalité en impeccable évidence. C’est un « il y a » des choses, leur présence silencieuse. « La vie est là », écrit Verlaine (Stevens disait : « of mere being »). Le poète tend l’oreille à la pulsation du temps. Le décor se fait audition. Dans la première strophe, on voit le ciel et un arbre. À ce décor élémentaire, la 2ème strophe n’ajoute rien. Elle y met seulement le son : « dans le ciel qu’on voit », une cloche tinte ; « dans l’arbre qu’on voit », un oiseau lamente. La 3ème strophe est toute audition : le poète entend la « rumeur » d’une ville située hors-champ. Pourquoi cette conversion de la chose vue à la voix des choses ? C’est que le champ de vision est limité par un toit qui fonctionne comme forclusion. Le principe d’inclusion qui ordonne le paysage (une cloche dans le ciel, un oiseau dans l’arbre) se transforme peu à peu en principe de réclusion : le poète qui épelle se trouve enfermé dedans ; le monde est forclos : enfermé dehors. […] Ce monde absent du poème est ce qui reste de l’anecdote. Paul Verlaine est en prison, enfermé aux Petits-Carmes pour avoir tiré sur Rimbaud. La réussite du poème se déduit de sa réticence. Ce qu’il ne dit pas se sent. Dans Education of the Poet, Louise Glück définit l’écriture comme travail d’élision, — per via di levare, et non di porre : « The only exercise of will is negative : we have toward what we write the power of veto ». Dans les strophes de Verlaine, le gommage de l’anecdote au profit de la sensation s’étend au sujet du poème, à l’action qu’il représente, qui est l’acte d’une conversion. C’est un chemin de Damas écrit avec du silence.

Qui parle après le tiret, dans la quatrième strophe ?  « — Qu’as-tu fait, ô toi que voilà… ? » La réponse paresseuse : le poète monologue. Le romantisme nous habitue au sport de ces dédoublements. Verlaine surjoue le poncif pour cacher ce qui se joue sous la ligne de flottaison, mais sa logique le dénonce. Le poète note d’abord le peu de choses qu’il voit (Str.1) et puis le peu qu’il écoute (Str.2) ; et puis quelque chose se passe et, à force d’attention, une autre oreille se développe : le poète entend une voix venue d’un tout autre hors-champ et cette voix est un reproche. Sur le chemin de Damas, Saül tombe de son cheval, ébloui d’un noir profond. Du fond de cet aveuglement, une voix s’adresse à lui qu’il est le seul à entendre : « Pourquoi me persécutes-tu ? ».
La voix de la dernière strophe imite cette injonction. Au dénouement du poème, un deus ex machina parle à Verlaine incognito. C’est le sens de toute conversion : Dieu est toujours déjà présent, soluble dans le décor. La fin le révèle à rebours dans les trois premières strophes : le ciel, la palme, la cloche — trois ustensiles religieux — suggéraient une liturgie ou en plantaient le décor. Ce « quelque haut peuplier » devant la prison des Carmes était la palme du martyre qu’un ange tendait à Verlaine dans l’attente qu’il la cueille au jour de sa conversion. Le poète, a posteriori, comprend qu’il appelait Dieu : « Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là… ». S’il manque un tiret à ce cri, c’est que l’expression lexicalisée ne retrouve tout son sens que dans l’instant de surprise où, dans la dernière strophe, une voix sans corps y répond.

La voix mystique. Dans l’allocution qui clôt le poème, Verlaine fond diverses sources. La voix demande au poète ce qu’il a fait de sa jeunesse. La force du blâme est créée par le jeu des possessifs. Dans la première strophe, un arbre « berce sa palme » ; dans la seconde strophe, un oiseau « chante sa plainte »… « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? » : Le troisième possessif accuse la disparité entre soin et néglicence. Sous la formule du grief transparaît le : « Quid fecis fratellum tuum ? » de la Genèse. Caïn vient de tuer Abel. La voix de Dieu lui demande : « Qu’as tu fait de ton frère ? ». Par le biais d’une transparence, la « jeunesse » de Verlaine s’incarne dans ce jeune frère pour le meurtre raté duquel il s’est retrouvé en prison. La remontrance est adoucie par l’écho d’une autre voix : celle du Christ ressuscité apparaissant à Madeleine et dont Verlaine réécrit le tendre « Mulier, quid ploras ? » (« Pourquoi pleures-tu ? ») dans le « pleurant sans cesse » de la dernière strophe. Le reproche du Dieu de colère se mêle à la compassion du Dieu de miséricorde.

Mais il manque quelque chose. Les voix de Dieu à Caïn et du Christ à Madeleine laissent deux blancs dans la strophe : « – Qu’as-tu fait, […] / Pleurant sans cesse, / Dis, qu’as-tu fait, […] / De ta jeunesse ? ». Reste le « toi que voilà » qui ne rime qu’avec lui-même à la fin des deux vers longs. Est-ce que lui aussi, par hasard, réécrirait quelque chose ? C’est la dernière fausse rime de ce poème de prison. Il y en a une dans chaque strophe : « par-dessus le toit » rime avec lui-même (Str.1) ; « dans le ciel [qu’on voit] » rime avec « sur l’arbre [qu’on voit] » (Str.2) ; « la vie est [là] » rime avec « rumeur-[là] » (Str.3). On découvre avec surprise une curieuse transaction. La dernière fausse rime se compose phonétiquement de la succession des trois autres : (toit) + (qu’on voit) + (là) = (toi que voilà). La voix qui parle à la fin est donc aussi (avant tout ?) la somme des petites voix qui parlaient dans toutes les strophes, le distillat du décor. La rupture de continuité marquée par le tiret long et le passage au style direct dissimule un continuum. Le Dieu qui s’adresse au poète n’est pas à proprement parler un deus ex machina. Il est le ciel calme et bleu, le bruit d’une ville lointaine, l’oiseau qui berce son chant au tintement d’une cloche. Il est le monde retrouvé, il est la littéralité de ce monde retrouvé et il l’est littéralement. Dans la prison des Petits-Carmes, Verlaine dessoule de ses tempêtes et retourne, fils prodigue, au pays des petites choses et de l’humble sensation. Sa conversion au réel n’a pas besoin d’effets spéciaux.

 

Dans une lettre à Verlaine, Mallarmé regrettait un peu le catholicisme explicite de nombreux poèmes de Sagesse : « Vous rognez un peu à plaisir les ailes à votre imagination, à qui il suffit après tout, sous quelques cieux que ce soit, d’avoir des plumes pour être un ange. » Dans ce poème pour un dimanche, Verlaine réussit la gageure de se passer presque de Dieu dans un texte qui commémore le moment de sa conversion. Il y a tout à parier que Mallarmé dut aimer ces strophes dont les notations ne font pas mine de s’envoler sur une aile de louage ou quelque autre attribut des anges. Du miracle qui lui arrive, Verlaine ne retient que les circonstants. C’est à leur appel qu’il répond. Ecce homo, ecce mundus. L’anecdote est anonymée, le divin est anonymé. La littéralité suffit à l’« il y a » du langage et à l’« il y a » des choses. Une paix sans nom en découle. Le poème vit sur fond absent.