Bref éloge de René Farabet (1934–2017)

René Farabet © Kaye Mortley

La disparition de René Farabet, ce mardi 20 juin, suite à une “longue maladie”, ne fera probablement pas beaucoup de bruit, tant cet art qu’il pratiquait avec exigence a été, quasiment depuis ses origines, relégué dans les marges de la radio : toléré, parfois admiré, mais jamais – ou rarement – mis en avant par celles et ceux qui auraient le pouvoir de le faire, au point où les deux mots qui viennent à l’esprit quand on songe à l’idée de “création radiophonique ” sont : inactuel et résistance (mais, comme on le sait, ces deux mots sont synonymes).

Le visage de René rayonnait de cette fierté des êtres de l’écart. Il me semble que c’était un individu inquiet, voire marqué par des blessures dont il ne parlait jamais, étant d’éducation plutôt puritaine et donc peu expansif, ce qui ne l’empêchait pas de s’exprimer avec une grande franchise et d’ôter parfois, certes avec moult précautions, certains des voiles qui le recouvraient et le rendaient ainsi insaisissable, tant dans ses émissions que dans ses écrits. On comprenait alors que cet homme si mystérieux qui pouvait sembler fermé, voire replié sur lui-même, pouvait être d’une grande simplicité et se montrer généreux et ouvert.

René Farabet est né le premier jour de l’an 1934 à Vichy. J’ignore ce qui l’a fait, comme on dit, « monter » à Paris, mais on sait qu’il y a fait des études de lettres et qu’il a passé à l’âge de 30 ans une thèse de troisième cycle sur la correspondance entre Claudel et Lugné-Poe. Sa grande affaire alors (probablement celle de sa vie tout entière) était le théâtre – et pas n’importe lequel. Comédien, doué d’une voix exceptionnellement belle, metteur en scène, il a rencontré dès le début des années 1960 les jeunes auteurs de la modernité « florissante » comme Jean-Pierre Faye ou Jean Thibaudeau. Il lui arrivera parfois de revenir sur les planches, même après son engagement à plein temps dans la Maison Ronde – qui sera pour lui, simultanément, lieu d’expression (en tant qu’auteur) et de programmation (en tant que producteur coordinateur) – comme quand il a participé en tant qu’acteur, dans la deuxième moitié des années 1980, à une version scénique de La vie mode d’emploi de Georges Perec, mise en scène par son ami Michael Lonsdale (au Festival d’Avignon). Il gardera toute sa vie le goût de l’écriture de dialogues, notamment à propos de l’art (comme dans son livre Gauguin, l’ultime question, qu’il a publié en 2013 chez fondencre, un petit éditeur creusois), où son sens de la diction à voix haute s’accorde parfaitement avec la conscience de sa voix intérieure, donnant le sentiment que ses dialogues sont philosophiques.

Maintenant, si je veux continuer à rendre hommage à celui qui fut pour moi, un des principaux responsables – sinon le vrai coupable – de mon engagement (que j’espère aussi pur et entier que le sien) dans cette voie de la création radiophonique, je dois le faire de la manière la plus subjective (un mot que lui-même aimait et que l’on retrouve souvent dans ses essais), donc la plus honnête possible (et qu’on me pardonne de parler de moi dans les lignes qui suivent, on verra très vite pourquoi cela m’a paru nécessaire).

Voici les faits : en l’an 1975, j’ai 19 ans et suis étudiant aux Beaux-Arts de Paris en architecture, option arts plastiques. J’ai aussi une activité de musicien, un peu instrumentiste et surtout compositeur. Cette année-là, je rencontre un certain Claude Ollier avec qui j’avais déjà échangé par courrier depuis quelques mois et qui, en juillet de cette année-là, a la bonne idée de quitter le Maroc pour s’installer en région parisienne. Il se trouve que notre rencontre était occasionnée par une tentative de ma part de composer des partitions graphiques incluant, comme autant de signes énigmatiques sur une carte, des lignes du plus récent livre paru d’Ollier, Our ou vingt ans après. Bref, mes griffonnages plaisent à l’écrivain qui désire en entendre concrètement le résultat sonore et pense que ça pourrait se faire, non en concert, mais à la radio où il connaît (et a même tissé des liens d’amitié avec) deux personnes qui s’occupent de création : Alain Trutat et René Farabet. Sitôt dit, sitôt fait : miracle, je me retrouve en studio avec René comme « tuteur » et Yann Paranthoën comme ingénieur du son (ceux qui ont entendu parler de cet immense créateur devenu une icône de la création radiophonique peuvent réaliser la grande chance qui m’avait alors été offerte). Les choses se passent bien : on s’amuse, on travaille le jour et parfois aussi la nuit, la qualification d’Atelier (ou A.C.R.) accordée à cette émission n’étant pas un leurre, on vit peu à peu comme des marins engagés dans un long voyage en mer où tout doit être partagé. Comme je suis encore un gamin, en attente d’une nouvelle explosion (ce sera, l’année suivante, le punk), j’horripile parfois mes aînés, notamment René (qui, en plus d’être mon tuteur, était aussi le merveilleux lecteur du texte d’Ollier), en proposant de faire des choses qui ne se font pas, mais ça s’arrange toujours et on se quitte chaque soir heureux et comblés d’avoir vécu ensemble la journée. Nous sommes sept ans après les événements de mai 68 et dans leur résonance. Le pouvoir laisse faire, pensant que nous ne sommes pas écoutés (l’audimat, alors, dans cette radio culturelle, n’était pas vraiment une obsession). Tous les dimanches, quoiqu’il arrive, une nouvelle programmation témoigne de la vitalité de l’ACR.

Cette émission, je l’écoutais déjà depuis quelques mois, sans avoir retenu les noms de celles et ceux qui y œuvraient (à part un : Daniel Caux, parce qu’il écrivait dans Les chroniques de l’art vivant et qu’il s’occupait de faire connaître les nouveaux musiciens américains – de « l’après-Cage » – qui m’intéressaient beaucoup). À l’automne 1975, je ne me rendais pas compte que c’était quand même assez singulier que l’on donne autant de moyens à un jeune blanc bec qui n’avait encore rien fait (même si chaperonné par une figure prestigieuse comme Claude Ollier ; et par un autre allié essentiel, le compositeur Jean-Yves Bosseur, futur complice de nombreux A.C.R. signés en commun). Aujourd’hui, quand j’y songe, je suis proprement sidéré. Je tente de me souvenir de ma première rencontre avec Farabet. Il me semble détendu, souriant, très ouvert : il m’accueille à bras ouverts. Je lui demande timidement les moyens dont j’ai besoin, il me les donne sans sourciller. C’est apparemment normal. Ce qui m’étonne le plus, c’est la grande complicité qui se noue entre tous les protagonistes de cette affaire – du moins ceux qui s’activent en studio : on passe très vite au tutoiement, on déjeune parfois ensemble (pas encore à la cantine), on fait la fête à la fin du mixage. Et puis vient le jour de la diffusion. Je repasse peu de temps après dans le bureau d’Alain Trutat (conseiller de programme de la chaîne dont il était un des co-fondateurs et le concepteur – en complicité avec une autre grande figure, Jean Tardieu – de ces A.C.R. ; Ollier me parlait souvent de la réunion en 1969 dans la maison de campagne d’Alain Trutat où s’étaient retrouvés, à son invitation, ceux qui allaient dans la foulée relancer, voire dynamiter, l’expression radiophonique, comme d’un complot fomenté par une sorte de société secrète) pour récupérer mes partitions. Trutat me dit sans prendre la moindre précaution (j’ai aimé et chéris toujours cet homme, mais il pouvait se montrer parfois rude et sévère) : « Ça vous a plu, j’espère, de travailler à l’Atelier, car ça sera probablement la dernière fois, l’émission n’est pas faite pour durer ; et puis, bon, vos partitions, c’est pas mal, mais on les a entendues maintenant, inutile d’en rajouter ». J’en sors un peu sonné et me dis que ce n’est pas grave, j’ai eu l’occasion de faire une expérience, de plus clairement bénéfique, se lamenter serait plus que déplacé. Bien que Claude Ollier, chargé par Trutat de faire des comptes-rendus d’écoute toutes les semaines, donne un avis enthousiaste sur le résultat et que Yann Paranthoën, dont l’exigence critique est des plus fortes, me témoigne de la bienveillance, je le sens intimement : c’est bel et bien fini. Rideau. Et puis, quelques mois après, je reçois un coup de fil : c’est René Farabet qui me demande pourquoi je ne propose pas de nouveau projet.

Tout Farabet est là, dans cette proposition qui – s’en rendait-il compte ? – allait changer ma vie, me détournant du parcours que mes études avaient programmé. Car inviter un jeune homme à revenir sur les lieux du crime, c’est comme lui faire signer un pacte. Pas question de composer en dilettante de la création radiophonique : il faut y investir toutes ses forces. Et jamais de pause ! Une fois un projet réalisé, en boîte (en métal, à l’époque), prêt à être diffusé, il faut se remettre à l’ouvrage. René était un veilleur, un guetteur. Dans un de ses textes rassemblés dans un livre que je ne saurais trop recommander aux essayistes radiophoniques (ainsi qu’aux auditeurs attentifs), Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes (aux éditions Phonurgia Nova), René Farabet écrit que l’A.C.R. est « marqué dès le début par le désir de sortir de la « maison close » de la radio et d’ouvrir au monde extérieur l’espace radiophonique… de tenir compte, dans les méthodes de travail spécifiquement radiophonique, des recherches contemporaines effectuées dans d’autres domaines ». Car « la radio n’est pas un simple média à diffuser des informations, mais une technique d’expression à part entière ». Il désirait avant tout accueillir et former des auteurs, bien plus que des producteurs. Des auteurs qui désireraient se frotter à la matière, qui ne seraient pas de purs esprits et donc tout sauf manchots. Mon activité de musicien (« cagien », donc plutôt avant-gardiste), liée à mes bonnes relations avec des écrivains ou des peintres qu’il appréciait, faisait qu’il m’avait repéré et encouragé, d’autant plus que j’avais très vite appris à mettre la main à la pâte (à savoir faire un collant, par exemple), donc à me montrer actif à tous les stades du travail. Dans ce même texte, Farabet ajoute : « Un atelier : un lieu où se poursuivent simultanément différents travaux, le plus souvent en équipe, où des « artisans » prennent le temps de modeler des objets sonores ». Oui : ne pas être seul, apprendre à partager, à échanger, à déhiérarchiser les différents métiers… D’ailleurs, quand je suis entré à l’A.C.R., même si c’était alors le seul René qui m’avait pris en charge, il n’en était pas l’unique programmateur. Il y avait trois autres producteurs coordinateurs qui avaient pour nom Andrew Orr, Jean-Marc Fombonne et Jean-Loup Rivière. Parfois, cette « bande des quatre » signait un travail réellement collectif. Les années 1980 (années de retour à l’ordre, on s’en rend compte maintenant que nous sommes désillusionnés des effets de fausse liberté que cette décennie dispensait) ont mis fin à tout ça. Orr et Fombonne se sont engagés pleinement dans la création de Radio Nova et ont quitté le navire Radio France. Rivière a recentré ses activités sur le théâtre (c’est lui qui a, par exemple, réuni et préfacé les écrits de Roland Barthes à ce sujet). Et, comme Trutat avait pleine confiance en lui, Farabet s’est retrouvé seul maître à bord. Je me rends compte, après tant d’années, qu’il était temps, d’une certaine manière, car on commençait à ressentir à la fin des années 1970 des tensions entre les « piliers » de l’émission (Paranthoën, était lui aussi parti ; et même Ollier, en 1981, fâché pour d’absurdes raisons que je conterai un autre jour, après avoir tenté pendant deux décennies de les réconcilier sans jamais y parvenir).

René Farabet, Arles 2011 © Phonurgia Nov
René Farabet, Arles 2011 © Phonurgia Nov

Farabet, capitaine d’Atelier au moment de la « libéralisation » des ondes, le navire ne coula pas avant la toute fin du vingtième siècle, malgré quelques coups de boutoir venus d’en haut. Ça tanguait. Notre liberté était régulièrement punie de diverses restrictions : moins de moyens et surtout une diminution du temps de diffusion (3h au début ; puis 2h20 ; puis 2h ; etc. Jusqu’à 1h25 au moment du départ de René à la fin 2001). L’idée de long voyage, de parcours de longue haleine était au centre de la conspiration de départ. Elle lui tenait particulièrement à cœur : « Un programme de longue durée – dérangeant délibérément les habitudes actuelles d’écoute, en marge de la civilisation du « digest » ; conçu comme un ensemble très structuré, voire codé, et proposant un parcours rythmé par le jeu des intensités et des durées, c’est-à-dire un voyage – une flânerie ; tentant d’échapper enfin aux strictes contraintes des genres radiophoniques auxquels il est encore fait référence aujourd’hui ».

Au fur et à mesure que j’avance dans l’écriture de cet éloge composé dans l’urgence, des souvenirs me reviennent comme autant de flashes. Par exemple : René, assis dans la cellule de l’ACR (au bout de la radiale du cinquième étage de la Maison de la Radio), son fauteuil au bord du déséquilibre alors qu’il pose ses pieds sur la table haute où sont encastrés les magnétos (comme Lucky Luke dans les westerns dessinés de Morris), scriptant scrupuleusement de son écriture en pattes de mouche le contenu d’une bobine d’une heure, puis la réécoutant en se relisant et rayant certaines lignes, faisant son montage sur le papier, mais toujours en restant à l’écoute… René, à qui j’apprends que je vais avoir un deuxième enfant, quatre ans après le premier, me disant : « Mais… vous êtes pires que les lapins… » René, devant les machines à l’autre bout de la radiale, se prenant un café et quelques friandises sucrées pour tout déjeuner, car il prenait ce temps pour écouter les projets de « ses » auteurs/producteurs (merveille absolue en ce qui me concerne de n’avoir jamais dû, en vingt-six ans, lui fournir le moindre feuillet pseudo-explicatif relatif aux sujets ou aux intentions de mes essais à venir ; il savait que les meilleures émissions ne pouvaient pas être racontées comme ça, à l’avance ; il se contentait d’échanger oralement sur les idées, les personnes à inviter, juste quelques mots – la confiance régnait, à partir du moment où on était, selon lui qui s’y connaissait vraiment, un auteur). D’ailleurs, même s’il nous arrivait de discuter régulièrement au cours de la réalisation des avancées de tel ou tel projet, même si on se croisait très souvent, il ne cherchait jamais à découvrir le résultat avant la diffusion, se mettant ainsi dans le rôle de l’auditeur lambda.

Si je garde le souvenir de moments plutôt touchants, me reviennent aussi d’autres plus difficiles. Quand la commission radio SCAM décida de lui donner son Prix pour l’ensemble de l’œuvre en 1993, tous les membres n’étaient pas favorables. J’ai alors compris que son attitude (son intransigeance qui le conduisait souvent à se tenir à l’écart) ne plaisait pas à tous et que les animateurs (ceux qui se targuent de s’adresser au « peuple ») ne comprendraient jamais ceux qui travaillent dans l’ombre pour en extraire de la lumière. N’empêche, ce prix, plus que mérité, il l’a obtenu. Et j’ai pu découvrir – dernier détail touchant –, lors de la fête prolongeant la remise des prix, qu’il me voyait encore comme le tout jeune homme, voire l’enfant que j’étais en 1975 alors que j’allais aborder la quarantaine (et lui la soixantaine). L’année suivante, le « noyau dur » des fondateurs et des principaux acteurs de l’A.C.R. (une dizaine de personnes en tout) célébrait en Arles, à l’invitation de Phonurgia Nova, les 25 ans de l’Atelier de Création Radiophonique. Moment inoubliable d’émotions de toutes sortes où on passait de l’expression violente de règlements de comptes (du coup, enfin réglés !) à des déclarations d’amour entre tous les membres de cette famille éclatée, tout cela partagé en public à divers moments des séances d’écoute. René sortait son Éloge dont j’ai déjà parlé et une « critique » radio un peu bornée du journal Le Monde m’avait dit (après l’avoir récupéré en service presse) : « vous qui connaissez bien c’t’affaire, vous ne pourriez pas me traduire son livre en langage de tous les jours ? » Ça se voulait amusant, j’ai trouvé ça consternant. Et j’ai compris qu’on n’y arriverait jamais, à plaire au plus grand nombre ! Sans pleurer pour autant sur cet état de fait. Je ne savais pas encore que trois ans après, Alain Trutat quitterait son poste, en protestation contre les premières mesures d’audimat à France Culture, laissant René Farabet presque sans soutien.

René devenait de plus en plus mélancolique. En choisissant des extraits pris dans le répertoire du premier quart de siècle d’émissions de l’A.C.R. (à diffuser via des casques audio sur le pont d’Avignon), cette même année 1994, il me confia qu’il était nostalgique des dix premières années. Pour ma part, je trouvais, au contraire, que ce que nous continuions à faire était meilleur (en ce qui me concerne, c’était sûr – mais c’était aussi valable pour son travail). Et puis, un jour, un changement de direction a eu pour conséquence de chambouler, parfois assez brutalement, l’organisation de la grille et des contenus de France Culture. À partir de ce moment, René a vraiment souffert. Les nouveaux patrons ne l’aimaient guère. Je me souviens d’une réunion où les participants avaient été triés sur le volet (essentiellement des cadres de direction ; et quelques producteurs dont, malheureusement, j’étais). Officiellement, il s’agissait de faire entendre des fragments de créations radiophoniques susceptibles d’obtenir des prix (notamment en Allemagne, si je me souviens bien) présentés par leurs auteurs. Ça a commencé doucement, tout le monde étant plus ou moins concentré ; et à un moment, ce fut le tour de Farabet. On écoute alors quelques minutes d’un de ses Ateliers : quelque chose d’assez austère, presque silencieux, mais hanté – de la belle ouvrage sur un sujet sensible (je crois me souvenir qu’il s’agissait des laissés pour compte de la société : clochards ou SDF comme on dit maintenant). Puis René prend la parole. Il semble gêné, un peu coincé, n’ayant pas la parole facile, alors qu’il était, je le rappelle, un très bon comédien – une voix magnifique, donc, à sa manière, un séducteur. Mais là, ça ne passe pas. Pendant ses brefs silences, les plus hauts placés ne se gênent pas pour échanger entre eux sur d’autres sujets, comme s’il n’était pas là. On comprend vite qu’au fond, ça ne les intéresse pas. Qu’ils sont au bord du ricanement. Et, plus le temps passait, moins René arrivait à faire passer l’idée que son travail était avant tout affaire de sensibilité. Cette maladresse était touchante. Et malheureuse. On sentait que le vent tournait. René avait atteint l’âge de la retraite. Qu’allait-il se passer ?

La suite, certains la connaissent et ce n’est pas ici le sujet. De mauvaises ondes créaient des tensions entre tous. Au point qu’il nous est arrivés, tels des marionnettes, de nous jeter les uns contre les autres. Un auteur, un essayiste radiophonique, ne peut être un fin politique. Et surtout pas un adorateur du pouvoir. C’est un être fragile dans la société, même si c’est la personne la plus solide qui soit quand il s’agit de défendre ses convictions – et, en radio, cela signifie encore et toujours savoir tailler dans la bande magnétique et raccorder, selon le meilleur rythme possible, les bons bouts (même si on le fait aujourd’hui de toute autre manière). Et non de défendre son bout de gras, son petit territoire, sa « baronnie » comme ironisaient les mauvaises langues – souvent jalouses. Le combat était perdu d’avance et tout le monde y a laissé des plumes. Doué d’un fort instinct de survie et aussi en hommage au quatuor qui m’a incité à m’y mettre sérieusement (Ollier, Trutat, Farabet, Paranthoën – ils nous ont tous quittés, aujourd’hui…), j’ai continué mon travail d’exploration par d’autres moyens, me déplaçant vers d’autres lieux de production (mais toujours fidèle à France Culture), sans pour autant altérer ou remettre au goût du jour ce travail. Mais René était blessé et a coupé le son. Cependant, c’est dans un studio de la Maison de la radio – un lieu cher à son cœur dans lequel il n’était pas revenu depuis son éviction – que nous nous sommes aperçus, quelques années plus tard, à quel point nous continuions à partager la même exigence. Et alors, la tension entre nous devenait plus que positive : poignante.

Je me rends compte que ce petit hommage est bien trop lacunaire. Il faudra un jour revenir sur l’œuvre de Farabet, ce qui n’est pas une mince affaire. Les auditeurs curieux peuvent aujourd’hui réécouter ou découvrir quelques-uns de ses opus (suivez ce lien qui met à disposition Comment vous la trouvez ma salade ? et Paroles du dedans : centrale de Saint Maur). René nous a quittés, j’ai tenté de témoigner (un peu) de qui il fut et pourquoi certains auteurs l’ont suivi pendant de longues années et (pour une minuscule poignée d’entre eux) ont continué à tirer profit de ce qu’on pourrait appeler « l’esprit d’Atelier » alors qu’il s’était définitivement éloigné. Mais il est clair que notre devoir de veiller sur cette œuvre, de faire en sorte qu’elle ne soit pas oubliée, suppose, dans les années qui viennent, et aussi longtemps que possible, de continuer d’en parler, de l’analyser, et surtout de la mettre à disposition.

Curieux hasard : deux jours après la mort de René Farabet, La SCAM remettait, comme chaque année au début de l’été, ses prix, petits et grands ; et cette année le Prix pour l’ensemble de l’œuvre a été attribué à Kaye Mortley qui a été, pendant plusieurs décennies et jusqu’au dernier jour, la compagne de René, ce qui a occasionné une fête où le deuil se mêlait aux réjouissances. Où la vie continuait plus que jamais et où on célébrait la résistance de ces Ateliers de création merveilleusement inactuels. Dans la foule très mélangée, composée d’hommes et de femmes de télévision et de radio, d’écrivains et de journalistes, d’artistes et d’animateurs (et même d’une géniale auteure de bandes dessinées : Catherine Meurisse), s’étaient rassemblés autour de Kaye, quelques anciens, mais toujours vaillants, de l’A.C.R. Les générations passent, l’idée même d’un lien entre atelier, création et radiophonie demeure.

Donnons le dernier mot à René Farabet, ce fin lettré dont on me dit qu’il a écrit jusqu’à son dernier souffle, en reprenant la fin de son introduction à ce recueil de textes brefs décidément essentiel qu’est Bref éloge du coup de tonnerre et du bruit d’ailes : « Je voudrais avoir évité toute tendance normative : il est bien vrai qu’il faut se garder d’édicter des règles, une formule n’a de valeur que de provocation. Voici donc un petit nombre de propositions et de suggestions. Certes la rédaction « ligne à ligne » conduit presque à légiférer. Mais il me semble que ces textes sont d’une facture et d’une teneur assez variées, pour ne pas prétendre constituer une somme en forme de traité. Qu’ils appellent plutôt le questionnement, et puissent-ils donner à d’autres le goût de tenter des approches créatives dans un monde sonore encore en enfance. »