Eric Losfeld : « l’indivisible liberté » d’éditer (Endetté comme une mule)

© Christine Marcandier

«Quand ce livre apparaîtra en vitrine des librairies, je suppose que 50% des acheteurs virtuels ne connaîtront pas mon nom (ça, c’est normal). 43 % diront : « Tiens, c’est l’éditeur porno, ça doit être croustillant », 5% diront : « Ah, Losfeld ! c’est l’éditeur qui a sorti deux ou trois bouquins rigolos ! ». Et 2 % seulement se souviendront que je suis un éditeur surréaliste ».
Ces lignes, Eric Losfeld les écrit dans les dernières pages d’Endetté comme une mule (1979) que les éditions Tristram rééditent en poche. En 2017, de toute évidence, lire ces Mémoires d’un éditeur, c’est redécouvrir le monde de l’édition des années 50 à aujourd’hui à travers une passion, dévorante, indissociablement littéraire et politique.

Il conviendrait d’abord de souligner l’aspect capricant de ce récit : Eric Losfeld, sur un faux fil chronologique, joue d’idées, d’anecdotes, de noms qui s’enchaînent selon une logique associative, agglomérante, sans jamais réduire un chapitre au seul exposé d’un pan de sa vie, personnelle ou éditoriale. Ainsi un autre début possible de l’ouvrage apparaît-il à la fin du chapitre IV, page 166, « je viens de découvrir encore une épigraphe ou un incipit, qui me semble convenir parfaitement à ces Mémoires. C’est une phrase d’Oscar Wilde, je vis dans la terreur de ne pas être incompris ». Cette sinuosité est l’un des charmes les plus hypnotiques de ce livre, liant constamment livre et plaisir, littérature et amitié, revendiquant une radicalité qui est un ethos, une manière d’être au monde, d’y évoluer comme de le commenter, guidé par une curiosité inextinguible : « Je ne suis jamais parvenu à faire la part du métier et celle de mes curiosités littéraires. C’est absolument lié. Il y a eu une constante interaction ».

Ainsi Eric Losfeld (1922-1979) éclaire-t-il un chemin vers l’édition (Arcanes, Le Terrain Vague, les revues) qui passe par l’Afrique, les librairies, l’amour des petits romantiques, le compagnonnage avec Breton et le groupe surréaliste ;
il raconte ses livres alimentaires de « tâcheron des laides lettres », dit les procès qui ont émaillé sa carrière, son rapport à la politique (œuvrer à « ce que, faute de mieux, j’appellerai une morale de gauche ») et au sexe (la littérature érotique est pour lui « une variante féérique de la littérature »).
Il remet en contexte la publication de Barbarella, Emmanuelle, Jours tranquille à Clichy et tant d’autres œuvres fondamentales à la compréhension de l’époque, d’autres aujourd’hui plus oubliées mais qui rappellent le tissu d’un moment.

Lire Endetté comme une mule, c’est, pour les lecteurs de 2017, comprendre la portée de ces textes dérangeants, surréalistes, pulp, érotiques, politiques que Losfeld a publiés, c’est revenir sur l’histoire de l’édition et du monde littéraire via le regard perçant d’un homme « mal embouché, fantasque et rancunier » comme il l’écrit lui-même, « rancunier, mais alors comme un âne » (et Endetté comme une mule, donc), un homme qui ne mâche jamais ses jugements, toujours passionnés. Et la liste des œuvres composant une « Vie d’éditeur », aux pages 303 à 312, dit ce que fut une existence tournée vers les autres, en témoigne aussi la « liste de 160 noms » en guise de « postface de remerciements », comme le souligne son ami François Guérif en préface de cette réédition pour dire une vie toute de « salutaire colère », « passion » et « chant d’amour ». Dans Endetté comme une mule, il est beaucoup question de littérature mais aussi de cinéma, de musique, de cuisine, et d’une « indivisible liberté », les deux derniers mots du livre, ce qui ne saurait être un hasard.

Ce livre peut se lire de deux manières, qui ne sont évidemment incompatibles :
par besoin, érudit, spécialisé, de connaître l’édition des années 50 aux années 80, ce que l’auteur nomme, non sans ironie, sa « paléontologie éditoriale » ;
comme par plaisir, pour pour ses fulgurances (Hugo et son personnage « Atar-Gull, le Noir révolté » qui « est un peu Mohamed Ali ») et les anecdotes toutes plus folles les unes que les autres qui émaillent ce livre : la manière dont, soldat aux environs de Namur, Eric Losfeld déclara la guerre à Hitler ; son « amitié du siècle » avec Hemingway (très concentrée), celle d’une vie avec Queneau (vertu d’une coquille corrigée), la manière dont il a « perdu » Ionesco et dont il a presque acheté un Mystère 4 au directeur commercial de Dassault.
On pourrait reprendre, pour définir cet art du récit (mes « historiettes »), ce qu’Eric Losfeld écrit de Marcel Duchamp racontant « des épisodes de sa vie. Je ne sais plus si tous les épisodes étaient particulièrement drôles, mais sa façon de les raconter ! Il avait un visage absolument figé, un air sardonique »... Sardonique, voilà ce qu’est Endetté comme une mule qui a bien failli s’intituler, amour du calembour oblige, Gai comme un pensum

Endetté comme une mule d’Eric Losfeld est, comme les livres de Maurice Nadeau — « le plus grand directeur littéraire de notre époque » au « don exceptionnel pour détecter ce qui se faisait de mieux », « mon maître » —, de ces ouvrages qui permettent de comprendre combien « la vente d’un livre est quelque chose de tout à fait irrationnel », que « l’édition n’est pas un métier » (et le sens de ce paradoxe apparent)…
Eric Losfeld est demeuré jusqu’au bout celui qu’il était « au temps d’Arcanes » :
non « le Rimbaud de l’édition, ce serait prétentieux (et d’ailleurs, à certains égards, Rimbaud a mal fini…) mais je n’avais pas peur de dire que j’en étais l’aventurier, enfin, l’un des rares aventuriers ».

Eric Losfeld, Endetté comme une mule, Éditions Tristram, « Souple » n° 37, 320 p., 11 € 40