Anthropologue de notre modernité, Mélanie Gourarier a enquêté sur un bien curieux phénomène : la « Communauté de la séduction », une internationale antiféministe qui s’est répandue depuis les États-Unis pour gagner ensuite la France et autres lieux. Ses adeptes se rencontrent en petites confréries dans les villes ; ils se placent sous la conduite de coachs qui leur enseignent en « professionnels » des techniques séductrices dans le but, clairement clamé, de faire que les hommes reprennent l’ascendant sur l’autre sexe dont ils estiment qu’il est devenu dominant. Ainsi se sont formés des clubs qui se soumettent à un apprentissage soutenu sur la meilleure manière de draguer les femmes dans des lieux plus ou moins publics pour les conduire au partage sexuel mais sans aller nécessairement jusque là.
Il est difficile de ne pas parcourir ce livre riche de témoignages divers sans une envie soutenue de rire devant les affirmations de jeunes gens, parisiens ou provinciaux, qui, soumis à l’enquête, se déballent en témoignages naïfs et confinant au fantasme. « Empêchés d’être de ‘vrais hommes’ dans un monde qui dévaloriserait le masculin au profit du féminin, écrit Mélanie Gouratier, les membres de la Communauté de la séduction prennent ainsi la parole pour exprimer un désarroi dont ils mesureraient l’ampleur au-delà de leurs rangs. » (p. 28). Ainsi l’on voit ces « communautaires » se doter de surnoms chics ; parler de game, de lair, de sarge et de hot babes (les filles-cibles ) ; se soumettre à un coach exigeant ; s’avouer average frustrated chumps au départ pour aspirer à devenir bientôt des pickup artists et se hisser enfin au rang des alpha mâles. Soit tout un folklore bêtifiant dressé contre la supposée mainmise des femmes sur les relations de sexe et de genre. Mais un folklore que l’auteure en anthropologue qu’elle est tient à traiter avec sérieux et sans condescendance. Après tout, les pickup artists, pour ridicules qu’ils soient, ne font pas trop de dégâts.
Il faut dire que, dans l’argumentaire de la Communauté, il est au moins une idée qui ne manque pas d’intérêt, selon laquelle les jeunes filles dans leur initiation à la vie adulte disposent d’un meilleur soutien aujourd’hui que leurs « camarades » masculins davantage laissés à eux-mêmes. Cela va, chez elles, de la mise en commun d’un « savoir fille » sur les transformations du corps à l’utilisation tôt commencée des magazines pour femmes (de quoi sourire encore). Face à quoi, les jeunes gens ne connaissent plus ni la solidarité du service militaire ni celle de la vie en groupements (scoutisme, etc.). Et donc la communauté dragueuse se propose comme un bon substitut d’un « entre soi » des hommes qui s’est perdu. Avec cet effet tout paradoxal que les apprentis séducteurs, même si leur mot d’ordre demeure la conquête « valeureuse » de l’autre sexe, avouent volontiers qu’ils préfèrent facilement à la drague le partage masculin tel qu’il permet la discussion, l’échange d’expériences, le développement de soi en lieux clos. Ce qui ne postule nullement un virage vers l’homosexualité mais pointe une « maison des hommes » dont l’anthropologie témoigne à travers le temps.
Ce qui veut dire tout autant que l’exercice de la drague a pour finalité moins la mise en déroute des partenaires féminins (toute une égalité des sexes est d’ailleurs admise et reconnue par les « communautaires ») que le développement de soi en « mec » affirmé et assuré. Ce qui postule encore que les codes intersexuels tels que celui de la galanterie ou encore les dating et petting à l’américaine ne sont plus d’actualité. Le séducteur ne se conçoit plus, dans cette optique, en chevalier servant, mais vise à une haute maîtrise de sa personne dont la séduction réussie n’est que la preuve. Et Gourarier de noter, à la suite même de ses séducteurs new look, que ceux-ci cultivent curieusement une économie de l’épargne et de la rareté qui n’a rien de glorieux. Le futur champion entend n’engager ni trop d’argent ni trop de temps envers la femme qu’il s’efforce de conquérir. Pas d’investissement excessif donc. « Pour attiser le désir de l’autre, note l’auteure, il faudrait en somme suspendre le sien. Il n’est plus guère question ici de la réciprocité des attractions initialement évoquée par les apprentis séducteurs. » (p. 166). Et c’est comme si la satisfaction des désirs masculins n’était plus l’enjeu.
Cela dit, obtenir l’orgasme féminin avec art et en connaissance des techniques (voir le deep spot de la page 182 !) demeure la manifestation d’un succès tangible. Reste que, selon Gourarier, « le séducteur, autrement dit l’homme accompli, s’épanouit dans l’éloignement des femmes.[…] Sans oblitérer la part des femmes dans la production de la masculinité, il apparaît en effet que celle-ci a été et reste encore façonnée par les liens des hommes entre eux, dans une relation antagoniste aux premières. » (p. 206) « Les deux sexes mourront chacun de son côté », écrivait jadis le vieux Vigny dans La Colère de Samson. Les séducteurs ont l’air de vouloir y conduire tout droit.
Voilà donc un livre inattendu, qui démêle subtilement tenants et aboutissants d’un fait social riche de ses contradictions. Mélanie Gourarier s’y révèle une scientifique rigoureuse qui tient pleinement compte de ce qu’elle met au jour mais sans se laisser prendre au faux-semblant des témoignages recueillis et à leur idéologie douteuse.
Mélanie Gourarier, Alpha Mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes. Seuil, « La Couleur des idées », 2017, 20 € 50 (14 € 99 en version numérique) — Lire un extrait