Prendre la brique, étaler le ciment, poser la brique, droite, bien droite, c’est le plus important, rester bien droit… Richard Loving accomplit ces gestes encore et encore, il pose les briques, étale le ciment, et lui reste droit. Perdue entre New York et Los Angeles se situe l’Amérique, la Virginie, un nouveau monde qu’il faut construire. C’est notamment en racontant des histoires de cette Amérique que Jeff Nichols (Shotgun Stories, Take Shelter, Mud) est devenu l’un des plus grands réalisateurs indépendants américains. Avec Loving, peut-être son film le plus audacieux, Jeff Nichols fait mine d’embrasser le film à thèse pour mieux en détourner les codes. Il y aura bien des avocats idéalistes, des lois injustes, la prison et la cour suprême, mais presque en arrière-plan. Ce qui intéresse Nichols, c’est d’abord ses héros et les paysages de la Virginie.
Son héros, c’est Richard Loving. Un mec bien, ce Richard Loving. Un type discret. Il n’a choisi ni ce nom hautement symbolique, ni de devenir le porte étendard d’un combat pour la dignité humaine. Richard Loving travaille, monte sur des échafaudages, pose des briques, construit des immeubles, des maisons. Il veut juste mettre la nourriture sur la table, dîner, préparer sa voiture, regarder la télé ou l’horizon, regarder sa femme. Un gars simple, un gars bien. Il y a juste un problème : Richard a épousé une noire…

Dans les années 50, dans cet état de Virginie, un blanc n’épouse pas une noire. Ce n’est pas que ça ne se fait pas, c’est que la loi de l’état l’interdit… Loving n’est pourtant pas un contestataire : le goût du travail, la voiture, la famille, les petits pois dans l’assiette avec la purée et le pain de viande, il serait même l’américain modèle si son amour n’en faisait pas un paria. Joel Edgerton, acteur inégal, souvent empesé, trouve ici le rôle de sa vie : son physique massif, ses silences qui finissent par inquiéter, ce regard qui fait de lui un mystère : on ne sait jamais rien des motivations et des pensées de Richard Loving, on suppose qu’il voudrait juste qu’on lui foute la paix, il n’a rien de spécial, c’est juste un gars qui aime sa femme.
Elle, c’est Mildred, interprétée par Ruth Negga, quasi inconnue qui explose ici et impressionne par sa capacité à illuminer l’écran alors qu’elle reste, elle aussi, d’une grande sobriété. Mildred non plus n’a jamais demandé à devenir la porte-parole des opprimées, ce n’est ni Rosa Parks, ni Angela Davis, juste une fille du Sud qui voudrait pouvoir profiter de ce que l’Amérique des années Eisenhower prétend offrir à tous : une part du rêve. Tenir son foyer, élever ses enfants, profiter du temps pour se promener avec l’homme qu’elle aime, une femme des années 50 comme on aurait pu en croiser dans Mad Men, mais noire, ce qui change tout.

Ce couple d’anti-héros est au cœur du film, pas leur cause : le droit pour un blanc d’épouser une noire. On ne vivra l’injustice et l’absurdité de leur situation qu’à travers eux. Même la plaidoirie devant la cour suprême est laissée hors champs. L’acmé traditionnelle du film de tribunal, une spécialité américaine, est à peine esquissée, le jugement final, jamais entendu, Nichols préfère filmer son héros délimitant les contours de son champ. Les deux héros ne sont pas des personnages prétextes à un sujet plus vaste sur l’égalité entre les hommes, ils sont le sujet : leur amour, imperturbable, sans grande effusion non plus mais indiscutable.
Dans son refus du film « dossier de l’écran », Jeff Nichols a fait le choix courageux de prendre son temps. Oui, osons le mot tabou au cinéma, Loving est un film lent. Alors que le seul critère de jugement d’un film semble la rapidité, Nichols préfère épouser le rythme de la campagne virginienne. Le moindre petit détail, le moindre son contribuent à plonger le spectateur dans un univers singulier. Un monde à part, où hier ressemblera sûrement trait pour trait à aujourd’hui, où les champs s’étalent sur des kilomètres : où le moindre déplacement se fait en voiture. Dans les années 50, on peut encore vivre dans sa maison comme sur une île coupée du monde. Les lois ne sont pas celles du monde civilisé, le temps non plus, et le cinéaste décide de prendre son temps. Les silences de Richard, les regards de Mildred, le bruit du vent, la nature surtout.
Loving ressemble parfois à un film de Terrence Malick. Comme dans La Ligne rouge, on a l’impression que la nature est un temple que viennent profaner les lois stupides et anti-naturelles des hommes. Mildred et Richard ont en commun d’être en harmonie avec le paysage qui les entoure, paisibles, les hommes qui veulent les séparer commettent un sacrilège. Lorsque les Loving sont condamnés à l’exil à Washington, le choc est donc violent : le bruit, l’agitation : l’harmonieuse Virginie laisse place à un monde chaotique où les deux époux n’ont clairement pas leur place, ils sont en parfaite symbiose avec la nature, lui droit, planté comme un arbre. Elle, lumineuse.
La mise en scène est une merveille d’épure, Jeff Nichols a retiré du cadre tout ce qui n’était pas absolument nécessaire à son histoire : il le resserre autour de ses personnages principaux. Refusant l’émotion facile, Nichols réussit même à insuffler dans chaque séquence une véritable tension. Comme dans Take Shelter, la catastrophe semble toujours proche, le poids qui pèse sur ce couple ordinaire, palpable : Richard Loving est sur le point de craquer, une voiture file dans la nuit, le danger est imminent. Loving montre l’effet du harcèlement sur des gens que ce combat dépasse, le monde est calme, mais la menace est là, venue de l’extérieur, grand thème nicholsien…
D’ailleurs, toujours dans son refus du film dossier, Nichols laisse les responsables des lois racistes hors champ, on ne peut que constater les effets de cette politique ségrégationniste, pas de tentatives d’explications, les noirs n’épousent pas les blancs, c’est comme ça. Mais Richard aime Mildred, c’est comme ça également. Le film multiplie les plans de maisons en construction, les gestes appliqués du maçon se répètent, c’est que sans le savoir, Richard contribue à la construction de sa nation. Bientôt les grands espaces seront peuplés, bientôt les lois imbéciles seront supprimées : Loving est un des plus beaux films que l’on ait pu voir sur la construction d’un pays. L’Amérique triomphante des années 50 prend consistance. Sans céder à la reconstitution, Nichols s’arrête sur les symboles de cette Amérique : la voiture notamment. Les voitures sont indispensables, elles brillent, matérialisation superficielle du rêve américain que l’on mettra en parallèle avec les belles idées de liberté et d’égalité que, presque malgré lui, le couple s’emploie à faire triompher.

Peu d’espaces pour d’autres personnages dans ce monde bâti autour de l’idée de clan, Richard ne fréquente que des noirs, mis au banc de la société blanche. Même ses amis ne le comprennent pas, « tu devrais divorcer » conseille innocemment un proche lors d’une conversation dans un bar, la caméra s’attarde sur Richard, on le sent bouillir, la phrase de trop, on attend qu’il se lève et frappe, mais non, il garde tout en lui, il vacille mais ne s’effondre pas, il ne divorcera pas car il aime sa femme, Richard Loving est un gars simple, c’est le monde qui est compliqué.
Quand ce monde se décidera à le laisser tranquille, il n’y aura ni morceau de bravoure, ni grande cérémonie. Elle le regardera mettre du ciment sur une brique, poser la brique, les gamins joueront autour de lui, à son sourire il comprendra, vérifiera que l’ensemble est bien droit, puis satisfait, prendra une autre brique… Juste une histoire en Amérique…
Loving – États- Unis – 2h03 – Écrit et réalisé par Jeff Nichols – Directeur de la Photographie : Adam Stone – Montage : Julie Monroe – Avec : Joel Edgerton, Ruth Negga, Christopher Mann, Nick Kroll, Michael Shannon, Will Dalton