« Tant que la tête n’est pas coupée, elle a espoir de porter le chapeau » (« Toutan tèt poko koupe, li espere pote chapo ») : c’est sur ce proverbe haïtien que s’ouvre le livre de photographies de Corentin Fohlen, publié le mois dernier aux éditions Light Motiv et sobrement intitulé : Haïti, nom immédiatement évocateur, pourtant opaque tant la réalité du lieu est masquée par une multitude de discours et informations, par la date du 12 janvier 2010 et un certain nombre de récits qui aplatissent la complexité d’un lieu, d’une culture. Raison pour laquelle le photoreporter Corentin Fohlen a voulu exposer autrement « cet étrange pays étranger », « mon pays », comme l’écrit James Noël en préface.

Sous l’œil du photographe, pas de carte postale touristique ; pas de reportage sensationnaliste non plus, du type de ceux dont nous ont abreuvés les infos en janvier 2010 (300 000 morts). De page en page, de photographie en photographie, se déploient le rythme et la densité d’un pays, hors de l’actualité médiatique et ses diktats : prendre le temps de regarder, sans commande, sans idée préconçue, « boîtier souvent rangé à perdre du temps à en prendre ».
Corentin Fohlen sillonne, rencontre, dialogue. Il veut voir au-delà des clichés — ce discours surplombant et misérabiliste sur une terre maudite comme autre manière de garder un pays sous sa coupe —, montrer comment le pays avance et se reconstruit. Il photographie aussi les hôtels de luxe construits sur les ruines du tremblement de terre que les touristes qui commencent à affluer, autant les lieux en reconstruction que les guédés ; les pêcheurs comme les mannequins qui défilent à la fashion week.
Corentin Fohlen montre, dans les paysages, la forme des villes, le déploiement d’une histoire compliquée depuis la découverte de l’île par Christophe Colomb en 1492 : la colonisation française jusqu’à l’indépendance en 1804, l’occupation américaine de 1914 à 1935, la dictature duvaliériste, le tourisme aujourd’hui et le travail des humanitaires dont un Français travaillant pour une ONG internationale dit « qu’au mieux ce qu’il font est inutile, au mieux« .
Ce sont les couleurs primaires qui explosent sur la page, le regard du photographe qui, sans appuyer, dit tout, comme sur cette double page où une fragile et minuscule barque de pêcheur côtoie un mastodonte des mers, le Freedom of the seas venu déverser ses touristes en quête d’authenticité… Haïti aujourd’hui, ce sont ces contrastes et chocs, le bling bling des hôtels et le baroque de la Fête des morts ou, diptyque que le regard du lecteur reconstituera, ces téléphériques qui pour certains acheminent les régimes de bananes, d’autres, quelques pages avant, des touristes au-dessus de la baie de Labadie…
Corentin Fohlen au-delà de la pauvreté, de la corruption toujours mises en avant, capte l’énergie de l’île, sa richesse culturelle, ses paysages insensés. De ces chemins de traverse naît ce livre magnifique et singulier, qui ne se veut pas un état des lieux mais « un état, des lieux », titre de sa dernière partie, déployant les contrastes saisissants d’Haïti et sa beauté parfois née du pire.






Corentin Fohlen, Haïti, éditions Light Motiv, 172 p.. 35 € — Feuilleter le livre
Prix AFD/Libération 2016 du meilleur reportage photo.