« Nous écrivons pour nous venger de la réalité » : Ceci est un roman de « science non-fiction », signé Rodrigo Fresán une histoire d’amour et d’Apocalypse, un roman des fins du monde, une machine à remonter et commenter le temps, le monde, l’être.
Ceci est un roman somme, une histoire qui s’ouvre sur sept citations, comme la création d’un livre ou d’une terre, de Nabokov à Vonnegut, de Philip K. Dick à Proust, en passant par Casares, Banville et Cheever, sept citations qui sont déjà en elles-mêmes un récit, un ailleurs déployé, une quête du temps, de l’espace, de ces distances et ces planètes qui font notre univers.
Isaac Goldman et son cousin Ezra Leventhal sont des fondus de SF, ils sont les Lointains, vivent dans leurs mondes, leur poésie à part. Un soir, à New York, leur apparaît une jeune femme sublimement belle, nucléaire, qui les regarde depuis sa fenêtre – « son visage – le visage de cette fille – est l’éclat qui illumine et décime tout » ; « Elle commençait et finissait en elle-même ». Les deux cousins construisent pour elle une planète de neige et figent ainsi pour l’éternité un moment d’absolu, et le roman se construit ainsi de « moments » en « moments », suivant les trajectoires de ces cousins que tout sépare, que tout unit, l’interrogation du monde et de ses fins, cet instant d’amour dans l’infini de l’évidence.
Il est impossible de condenser en quelques mots la trame de ce roman qui nous mène vers le fond du ciel, qui relie l’histoire, dit ses apocalypses – destructions et renouveaux –, réécrit l’amour, l’absolu, la quête d’un sens, en une forme qui bouleverse tous les genres, les attire pour mieux les reformuler, les renverser. Né d’un roman (un passage d’Abattoir 5 de Kurt Vonnegut), pris dans un processus de création encadré par la mort de Vonnegut, de Ballard et de David Foster Wallace, mis en abyme par un autre roman, Évasion, Le Fond du ciel est un livre des livres, pétri de références et de citations, un roman centon, tombeau, hommage. Un absolu, à l’image de ce moment de neige qui lui tient lieu de centre de gravité, avec en fond sonore, avoué, un Wish you were here.
« Et le silence éloquent de l’espace.
Le vide de cet espace si plein.
La musique d’autrefois comme fond sonore du futur ».

Le Fond du ciel est un roman des manques et des trop pleins, des absences qui emplissent une existence, des interrogations qui trouent nos représentations et de leurs explications. Un récit futuriste étrangement tourné vers le passé, envisagé comme « une quatrième dimension, une planète alternative où il y a une vie un peu plus intelligente que celle du présent ». Un roman dingue, indéfinissable, déroutant, « extraterrestre », qui s’amorce sur une trame simple, un Jules et Jim plus contemporain. Avec un quatrième larron, Jeff, qui modifie l’orbite des planètes. Un roman qui s’amorce donc comme une histoire d’amour et d’écriture pour déborder les cadres et les marges, tout submerger.
« Chaque question, on le sait, cache trop de réponses possibles.
Et, en quelque sorte, toutes sont justes même si elles sont incorrectes.
La vérité est fractale. Elle tombe en morceaux et se disperse dans d’infinies directions. Alors comment l’atteindre… »

Dans la vie d’Isaac Goldman, devenu « un homme aussi vieux que le siècle », premier narrateur de ce roman en trois parties, qui écrit pour « tenter de vaincre l’oubli qui s’avance vers (lui) comme une marée noire », tout bascule le jour de l’Incident, ce jour où l’inimaginable intervient, dépasse toute fiction. Un Incident auquel, sans doute, a participé son cousin. Un Incident qui se déroule dans cette ville de « tours immenses, fusées condamnées à ne pas voler, devant se contenter d’être des index de métal et de verre pointés sur la route à prendre », une ville au ciel immense et infini, New York. Un Incident qui éparpille deux tours, un monde, ses certitudes et son futur.
« L’air regorge d’objets qui ne sont pas de l’air mais font désormais partie de lui.
Les gens tombent du haut des tours et le sol est jonché de personnes en pièces détachées qui ne seront plus jamais assemblées.
Les sirènes se mêlent aux cris et je suis là, les mains dans les poches, à penser que j’aimerais avoir du temps devant moi pour décrire tout cela. Millimètre par millimètre. La façon dont le panorama a été altéré dans sa totalité, pour toujours. Le sol jonché de millions d’éclats de verre étincelant comme des diamants dans ce matin bleuté, craquant comme la fine couche de glace d’un lac gelé sous les lames de patineurs audacieux. L’art qu’ont des millions de cartes postales pour devenir tout à coup mensongères, photos d’une autre époque, d’un lieu qui n’existe plus ».
« De la ville émane un parfum de métal brûlé et de nombreuses autres choses qui brûlent encore dans cette pyramide inversée de fumée montant de l’endroit où deux tours d’acier se sont dressées un jour ».
Tout s’inverse, les perspectives, passé et futur, espace et temps. 2001, définitivement Odyssée de l’espace, année qui « défie les chiffres ronds en y ajoutant une toute petite année dont la normalité change tout pour toujours. L’année où nous supposions qu’il y aurait des colonies sur la Lune et des hôtesses volantes. L’année où nous devions entrer en contact avec une intelligence supérieure et aliénigène ». Tout se morcelle et paradoxalement se rassemble. Ainsi ce roman fait de « moments » qui composent une histoire intime et universelle.
Les routes d’Ezra et d’Isaac se sont séparées. Parfois parviennent des appels ou des pages comme de lointains échos d’une présence obsédante malgré l’absence, et l’Incident va réunir Isaac et Ezra, cet homme « en colère », dont la « fureur bestiale » est entrée en éruption, dont le nom circule comme participant aux « épisodes encore plus sombres de l’histoire militaire récente ». Mais aussi Isaac et la fille de neige. Parce que tout (re)naît du passé, « jusqu’au fond du ciel ».
Rodrigo Fresán, Le Fond du ciel, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, Seuil, 304 p., 21 €.