Rodrigo Fresán : « Le passé est un jouet cassé que chacun répare comme il l’entend » (La part inventée)

Rodrigo Fresán, La part inventée © CM

Autant le dire d’emblée : tout texte critique ne se développant pas sur quelques dizaines de pages ne rendra compte que d’un angle infime du livre-monde qu’est La Part inventée de Rodrigo Fresán, un roman à l’ambition infinie, aux dimensions démesurées, à l’empan extensif. La parte inventada (2014), publié en cette rentrée d’hiver au Seuil dans une traduction d’Isabelle Gugnon, est tout à la fois une forme d’autobiographie/autofiction, le roman d’une vie d’écrivain, un laboratoire de fictions, un essai sur Fitzgerald, etc., et puisqu’aucun genre ne convient à lui seul, une (ré)invention constante de soi comme du livre entre les mains du lecteur. Et il est rare qu’un texte aussi dense et riche, démultiplié, se dévore comme un page-turner.
De tous ces (im)possibles pourtant tenus en un volume naît La part inventée.

A l’origine du livre, un jouet mécanique qui apparaît justement sur la couverture du livre, le jouet de fer-blanc de l’Enfant, son préféré, « de ceux que l’on remonte avec une clé qu’il faut tourner pour les faire bouger et marcher ». L’image comme le jouet reviennent de loin en loin au fil des pages, chaque apparition du « bonhomme en métal qu’on remonte », portant « une valise et un chapeau », venant épaissir son sens, alourdir ses significations, complexifier ce qui était pourtant donné comme une évidence dès la couverture. L’objet est image, analogon et même personnage : « c’est ce petit homme que tu dois mettre en couverture de ton prochain livre. Je dirais même que ce petit homme doit aussi être un des personnages de ton prochain livre ».

Ainsi fonctionne le roman, par additions et expansions constantes, bifurcations et adjonctions, jusque dans cette version française à laquelle Rodrigo Fresán a ajouté une soixantaine de pages. La part inventée est aussi un livre infini, conservant une part d’inachevé : les dernières phrases du livre lient « commencer » et « terminer » en une « odyssée » qui « se poursuit« , ouvrant à La parte soñada (La part rêvée) qui suivra cette parte inventada (Part inventée).

Puisque « le passé » qu’il (re) et (dé) compose est « un jouet cassé que chacun répare comme il l’entend », le bonhomme mécanique, qu’il avance ou recule, figure la fiction, tandis que l’écrivain remonte sa clé, au gré de sa fantaisie. Le récit a ses racines dans l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain argentin : l’histoire de Pénélope convoque Mantra (2006), Wish you were here ou 2001 Odyssée de l’espace étaient déjà dans Le Fond du ciel (2010), le titre du livre est pour une part puisé dans une lettre de Gerald Murphy à Francis Scott Fitzgerald, déjà en épigraphe d’Histoire argentine (2012) — « seule la partie inventée de notre histoire — la partie irréelle — a une structure, une beauté ».

Rodrigo Fresán, La part inventée © CM

La couverture du livre est, de fait, un creuset, la mise en suspens d’éléments à la fois discursifs et disruptifs : le nom de l’écrivain, Rodrigo Fresán, se décompose en plusieurs figures dans le roman, le titre est lui aussi une forme de syntagme en attente de sa mise en récit. Repris, décalé, parfois nié, toujours commenté, il réapparaît dans le texte dès la dédicace (« à Ana et Daniel ; La part véridique ») ou les deux pages d’épigraphe (démultipliées par trois pages de remerciements en fin de volume) qui s’offrent comme une bibliothèque de Babel ouvrant aux chemins des fictions — quand bien même Borges n’est là que dans une présence / absence :

Rodrigo Fresán, La part inventée

Rodrigo Fresán, La part inventée

La part inventée ? ce n’est « rien d’autre qu’une ombre véridique projetée sur la partie réelle » (page 50). Il faut « que la part inventée de ce qui est relaté soit aussi la manière dont cette fiction parle et s’exprime » (page 84) : qu’elle soit en somme ce pli entre le vrai et le possible, l’advenu et l’imaginé, le narratif et le métadiscursif, un jeu et un mécanisme puisque « la vraie réalité est véritablement irréelle ». Ce n’est sans doute pas un hasard si l’adverbe « aussi » apparaît aussi souvent en italiques dans le texte, puisqu’il est le principe du déploiement narratif, pas un hasard non plus si le narrateur évoque les Variations Goldberg de Bach par Glenn Gould qu’il écoute inlassablement.

Le singulier général du titre, la part inventée, passe rapidement au pluriel, dès la page 103, manière pour l’écrivain de souligner la labilité de sa définition, ou l’impossibilité d’enfermer cette dernière : elle est la fraction la plus « irréelle » du livre, sa « structure », sa « beauté » mais aussi « son enfance retrouvée non à travers des souvenirs personnels, mais des objets et des lieux qu’il se rappelle, des parts réelles réinventées » ou « des éclats de fiction piqués dans la non-fiction ». En ce sens, le roman est l’aventure narrative d’un titre, lui-même art du roman, dans son hybridicité fondamentale, entre réel et imaginaire, souvenirs et inventions, fiction et non fiction. Le titre, tel un fil entre les différentes parties du livre comme nées de lui, ouvre à des histoires « proches du biji », « de petites capsules narratives contenues mais ouvertes » : « L’idée, c’est que d’une façon ou d’une autre chaque lecteur découvre une histoire aussi unique que le sera sa lecture ».

« On comprend bien pourquoi le tableau préféré de l’Écrivain était Rooms by the Sea d’Edward Hopper » (p. 87)

Pourtant ce livre n’est pas (ou pas seulement) une métafiction, même si son sujet principal est l’écriture — comment écrire, sur quoi, depuis quel début, comment écrire sur soi, sur ceux qui ont écrit avant soi, écrire sur le monde, le réel, la musique, le cinéma, la littérature, comment déployer ces possibles depuis un centre, le langage, son infinie puissance, ses manquements qui sont aussi des forces ? Ce livre est aussi un récit, sinon un roman, qui commence sur la plage de Canciones Tristes, en une des plus belles scènes jamais écrites. Le lieu est un entre-deux « et un enfant court sur cette plage qui donne sur une forêt, à moins que la forêt ne donne sur la plage, tout dépend d’où on regarde, d’où on la regarde, d’où on le regarde. Une forêt profonde et dense et une plage longue et mince, en réalité une frontière ténue entre l’eau, le sel, le bois et la chlorophylle. Une frontière qu’un enfant est sur le point de traverser ».

Cette frontière est celle sur laquelle se tient tout le livre, elle ne cesse de se déplacer et se métamorphoser, d’abord celle de ce lieu où tous les éléments convergent, dans lequel le récit peut naître, avec cet Enfant dont les parents lisent sur la plage, chacun plongé dans une traduction différente de Tendre est la nuit. Tout est  : poétique et baroque, surprenant comme une évidence. Et Fresán pourra suivre l’Enfant, le Garçon, l’Écrivain, mais aussi la sœur de l’écrivain, Fitzgerald et tant d’autres figures et récits, comme les pièces d’une collection ou d’un puzzle, les moments d’une existence démultipliée, le vertige d’un livre infiniment maîtrisé qui semble pourtant d’une liberté folle.

Bien sûr, et Fresán l’écrit plusieurs fois, cette Part inventée est un livre anachronique ou volontairement inadapté dans une ère des aphorismes creux, des tweets et autres pensées expéditives, celles des « lecteurs d’aujourd’hui, lecteurs électrocutés de notre époque, habitués à lire vite et court sur de petits écrans ». Son ambition, sa narration retorse, profondément ironique, excentrique, ne reposent pas sur une linéarité simple et confortable.

La part inventée aura pourtant ses happy few qui n’auront de cesse de revenir à ce livre monde qui provoque vertige et ravissement. Eux savent, comme l’enfant, que « les situations les plus cruciales surviennent dans le passé, mais n’arrivent que dans le futur, lorsque nous sommes vraiment conscients de leur importance, de leur influence et de leur poids sur tout ce qui a eu lieu et aura lieu ». C’est l’événement que sera ce livre dans votre propre part inventée, non votre « bibliothèque » mais votre « biothèque : une vie faite de livres, une vie faite de vies ».

Rodrigo Fresán, La Part inventée, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, Le Seuil, 2017, 592 p., 26 € (18 € 99 en version numérique)

Rencontre avec Rodrigo Fresán à La Maison de la poésie le samedi 11 mars à 17 heures. Toutes les infos en suivant ce lien.