Entretien Frédéric-Yves Jeannet / Pierre Bergounioux

Diacritik a le plaisir et l’honneur de publier cet entretien inédit entre deux écrivains, Frédéric-Yves Jeannet et Pierre Bergounioux, réalisé par mail entre Cuernavaca et Gif-sur Yvette, en janvier dernier.
Les deux auteurs correspondent, selon un mode que l’on pourrait penser « mineur », comme l’écrit Frédéric-Yves Jeannet, qui révèle pourtant « ce que l’écriture de création ne laisse pas soupçonner ». Ces pages inédites sont destinées à paraître dans un livre.

6.01.17

F.Y. Jeannet : Je suis heureux d’entreprendre avec vous ce dialogue qui doit demeurer tout à fait libre et labile, sans échéance ni finalité précise, ce sera selon votre désir, votre disponibilité, et les inévitables méandres de la conversation. Gabriel et Pierre BergougniouxJ’aime l’entretien, comme la correspondance, genres “mineurs” qui révèlent parfois ce que l’écriture de création ne laisse pas soupçonner. Ainsi, votre entretien avec votre frère Gabriel m’a passionné. Pour ne pas répéter celui-là, partons peut-être ici de vos Carnets de notes, dont je suis en train de lire le quatrième volume.

Je connaissais bien sûr votre œuvre depuis ses débuts et la situais déjà au plus haut niveau de la littérature française contemporaine, je l’ai écrit en 2008 dans Le Monde, mais vos carnets révèlent le tissage de cette trame, l’inscription des motifs récurrents dans la tapisserie, ce qui éclaire les livres de création publiés avant, et parallèlement. Quoique dans un tout autre genre, ces 4000 pages sont comparables, dans leur entreprise, leur étendue, leur creusement constant, leur cohérence absolue, au grand roman unique de Proust.

Pierre Bergounioux : Je n’étais pas trop sûr que noter le tout venant des jours importe à ceux qui sont aux prises, de leur cpôté, avec les travaux et les peines de leur vie, aussi. Surtout au Mexique où, je crois, la misère, l’insécurité, les tremblements de terre, d’autres maux, encore, ajoutent leur contribution aux soins et aux inquiétudes continuellement renaissants. J’ai commencé à garder trace des instants lorsque je me suis avisé, voilà trente-cinq ans et plus, que certains d’entre eux m’étaient précieux, m’aidaient à vivre et qu’ils disparaîtraient si je ne les mettais pas en sûreté sur le papier. J’ai été un peu surpris, lorsqu’ils ont été imprimés, que d’autres y trouvent un écho à leur propre aventure. On est un peu comme des enfants qui s’enfoncent, en peur, dans le taillis et se hèlent les uns les autres pour tenir la direction, se donner mutuellement courage, s’y et se retrouver. Je ne sais.

17.01.17

Comme tous les habitants des pays développés, à l’école, j’ai postulé sans y faire autrement réflexion que l’écrit possédait une puissance exploratoire, une objectivité propres à dissiper le flou des sentiments, le tremblement des pensées et l’inquiétude qui en est la modalité subjective. J’ai connu, comme tout homme, des moments difficiles. A trente ans, j’ai craint de disparaître bientôt et éprouvé le besoin de me « reconnaître », comme on disait au Grand Siècle, lorsqu’on sentait sa fin prochaine. J’ai spontanément pris la plume pour tenter de fixer tant mal que bien, noir sur blanc, les traits de la situation, mettre à distance, hors de moi, sur un support distinct de ma personne, de mon corps, ce qui les menaçait directement, du dedans.

C’est plus tard que j’ai songé que rien n’était moins spontané que pareil geste. Il m’était prescrit par la civilisation dont nous adoptons les catégories et contractons les usages. Nous sommes du social individué, de l’histoire incarnée. Nous avons appris à lire et à écrire à six ans, au CP. Nous passons une bonne partie de notre enfance et de notre adolescence courbés sur des livres, par obligation mais par goût, curiosité, inclination, aussi, partout, en classe, à la maison, en train, dans les salles d’attente, les chambres d’hôpital…

Mes parents lisaient. Ils m’ont conduit à la bibliothèque municipale dès que j’ai su l’alphabet. Je m’y suis rendu seul dès que j’ai pu. J’y ai passé des après-midis entiers. Le jeudi et le samedi, j’en poussais la porte, qui ouvrait sur des mondes plus beaux, plus significatifs, plus réels, peut-être, que celui qui m’était alloué, sous ce label. Tout me prédestinait à user de l’écrit lorsque les choses se compliquent et qu’on s’inquiète d’y ajuster nos pensées. Telle est la règle directrice de la culture rationnelle, tel le maître mot de la philosophie cartésienne – adequatio intellectus rei.

La chose va peut-être plus loin, encore. On n’invente rien. Mon père a scrupuleusement tenu le journal de nos faits et gestes, à mon frère et à moi, du jour où ma mère nous a mis au monde à celui où nous les avons quittés pour étudier au loin. De sorte que je peux prendre une connaissance détaillée des sottises, manquements, vilenies et forfaits que j’ai commis entre le premier jour de mon existence et celui, dix-sept ans plus tard, où je me suis hissé dans le train de l’exil.

Bref, le geste imperceptible, apparemment tout personnel qui consiste à porter sur le papier des choses qui gagneront, à ce faire, la netteté de contour, l’exacte importance (ou inimportance) qui les définissent vraiment et auxquelles la parole n’atteint pas, ce geste renvoie, de proche en proche, au milieu familial, aux structures sociales et, en dernier recours, aux deux premières révolutions du mode technologique de communication, l’invention de l’écriture, vers 3200 avant notre ère, en Mésopotamie, et sa mécanisation, à Mayence, en 1450 (après J.-C.).

Cette réponse qui met fin — enfin — à l’idée que l’artiste serait en quelque sorte le résultat d’une prédestination, qui replace l’accomplissement de l’ouvrage, ce qu’il est d’usage d’appeler Œuvre, dans les conditions matérielles de sa production, et éclaire ce que tout cela a d’instinctif, n’étant conceptualisé qu’a posteriori, fait naître bien sûr d’autres questions en faisceau, par gerbes. Et tout d’abord celles-ci :
Ce besoin de vous “reconnaître”, à 30 ans, s’est-il Piere Bergounioux, Catherinemanifesté simultanément dans l’écriture de création (
Catherine paraît en 1984) et dans celle des Carnets de notes ? D’ailleurs, faut-il séparer les deux ? Qu’en est-il des textes que vous avez écrits avant cela ?
Le rôle de votre père, qui tenait aussi un journal, aura donc été instrumental dans votre décision intuitive, et celle de votre frère Gabriel, de “porter sur le papier des choses qui gagneront, à ce faire, la netteté de contour, l’exacte importance (ou inimportance) qui les définissent vraiment”, comme vous le dites justement – quoique ce désir se soit manifesté différemment pour lui et pour vous, mais dans les deux cas au sein de la langue, linguistique & littérature. Votre mère, lectrice, écrivait-elle aussi ?

18.01.17

Non, les faits, les réflexions que j’ai pris le parti de noter à partir de décembre 1980, étaient à usage interne. J’entrais dans la trentaine. L’avenir était sombre, si même j’avais un avenir. Deux années durant, je me suis borné à tenir registre de ce qui se passait, sachant que dire simplement les choses, les écrire, leur confère un surcroît de sens, en intensifie la conscience, donc l’existence, la présence. J’en ressentais le besoin à proportion de ce que je craignais d’en être bientôt dépossédé.

On n’est plus le même lorsqu’on possède les vingt-six caractères de l’alphabet. Ils permettent de visualiser la parole, d’objectiver la pensée. On les voit comme du dehors. On en décèle les insuffisances, les contradictions, les carences. On peut tenter d’y remédier. Un idéal d’exactitude, de cohérence, de pure raison se dessine à l’horizon de la culture graphique, que ne peuvent concevoir les sociétés sans écriture, sans école, sans État.

C’est l’écriture dans sa fonction primitive, d’instrument de compte, de mémoire auxiliaire que j’ai d’abord pratiquée. J’étais, me semblait-il, pour solder précocement l’affaire et soucieux d’en dresser l’inventaire. Parce qu’il existait – autre legs de l’histoire- une incompatibilité d’essence entre l’écriture de création et ma condition. Le texte qui accompagne, réfléchit, infléchit la vie des sociétés historiques émane depuis toujours des groupes installés dans l’opulence et l’honneur. De l’Antiquité à la fin de l’Ancien Régime, c’est l’aristocratie foncière qui tient la plume, laquelle tombe aux mains de la bourgeoisie urbaine septentrionale, après la Révolution.

Je sors de la petite bourgeoisie d’une modeste sous-préfecture d’un département rural du Sud-Ouest. J’ai donc regardé comme l’évidence que je n’avais pas accès, non plus que mes compatriotes, à l’ordre second, explicite, public, éclatant, valorisé, légitime, privilégié de la littérature. Il était réservé à des gens d’une autre sorte, qui vivaient au loin, qui avaient mystérieusement qualité pour énoncer congrument les états de chose. Ils existaient deux fois, en tant que tels sans doute (on n’en voyait jamais) et puis dans la pleine clarté de leur sens, au miroir éclairant des livres tandis que nous demeurions obscurs à nous-mêmes, sevrés de la connaissance littérale de notre petit monde et de nous-mêmes.

Mais le mal était fait. Je ne pouvais plus ne pas me soucier de savoir si ce que je fabriquais, la plume à la main, répondait ou non au principe de réalité changeant auquel l’écriture renvoie, d’âge en âge. On s’évertue, en France, depuis un demi- millénaire, à obtenir la version approchée de ce qui se passe. La France est le pays de la littérature, pour reprendre un titre de Pierre Lepape et nul n’est censé l’ignorer. Ou bien mes notes avaient rapport aux faits, ce dont un tiers est seul juge, ou elles passaient complètement à côté — « words, words, words« . J’ai bâclé en quelques jours un petit morceau de littérature que j’ai expédié chez Gallimard, qu’un petit bourgeois d’une sous-préfecture etc. tenait pour l’autorité suprême en la matière. On m’a invité à passer signer un contrat et j’ai continué.

Comment s’est d’abord manifestée l’écriture “dans sa fonction primitive”, comme vous le dites, à partir des “vingt-six caractères de l’alphabet” ? Dans mon cas, ça a d’abord été, bien sûr, des histoires que j’écrivais à sept ans, puis très vite, possédant ces vingt-six lettres, j’ai voulu apprendre d’autres langues, puis d’autres alphabets. Étant originaire aussi d’une ville de province, Grenoble, je m’y suis senti à l’étroit dès que j’ai eu un certain usage de la raison, à l’adolescence, j’ai voulu partir, et suis parvenu à m’échapper. C’est l’histoire éternelle: Balzac, mon compatriote Stendhal, Rimbaud et ses bottes de sept lieues…
Accepteriez-vous de reprendre les choses un peu en arrière, à des fins d’éclaircissement, même si vous l’avez déjà dit, en connivence avec Gabriel Bergounioux, dans votre entretien ? Avant et après ce train qui vous a fait quitter la province originelle, quel a été le rôle de l’écriture ? Vos avant-textes ? Avant ce “petit morceau de littérature” que vous avez “bâclé en quelques jours”, dites-vous, et qui signale à nos yeux — mais pas nécessairement aux vôtres — votre entrée objective en littérature ?

19.01.17

Peut-être que naître à Grenoble, après Stendhal, atténuait la brutalité du décret qui proscrit le recours à l’écrit dans certaines régions. Il m’est arrivé d’imaginer une carte géographique dont la signalétique — vert des forêts, bleu des rivières et des lacs, rouge des routes — serait complétée d’une touche de gris, par exemple, correspondant à la couverture littéraire du pays. Paris serait noir de textes entassés, la Touraine, le Berry, le Vexin, la Provence, l’Aquitaine échelonnés de la perle à l’ardoise. Des ilots d’une blancheur aveuglante, virginale subsisteraient dans ce camaïeu, les zones sans légende, les provinces du silence. La mienne en serait.

De mes engagements de jeunesse, il m’est resté la propension un peu sauvage, réductrice, à rapporter toute chose, y compris les plus éthérées manifestations de l’esprit, à leurs assises matérielles, aux rapports sociaux de production. Je regarderais le mutisme séculaire dont nous étions frappés comme l’expression même des « moins bonnes terres » de l’économie politique. Elles doivent être maintenues en culture pour procurer leurs deux quintaux annuels de blé à tous les habitants mais elles ne laissent aucun profit à l’exploitant. Elles couvrent à peine ses besoins primaires. A l’opposé, les « bonnes terres », porteuses de rente, laissent un surplus. Il permet de financer les services de virtuoses qui édifieront des palais pour leurs propriétaires, peindront ou sculpteront leur visage, célèbreront, en vers ou en prose, leurs mérites, la gloire du prince, la sainteté de l’évêque.

La littérature participe de la distribution. Elle double et ratifie, dans son registre symbolique, les disparités économiques.

On intériorise l’extérieur. J’ai fait mien le monde qui m’était donné. J’en ai adopté les procédés, les vues (leur absence, surtout), les limites, spatiales et mentales, l’accent ingénu et chantonnant, les interdits, les renoncements, la disgrâce. Ces dispositions subjectives avaient un caractère objectif. La littérature française a stigmatisé, dès ses éveils, ceux de mes devanciers qui se hasardaient hors du canton et s’exposaient aux pires vexations. C’est l' »escholier limozin » du Pantagruel qui singe, dans Paris, les langages savants et retrouve sa parlure naturelle, l’occitan, lorsque le géant irrité menace de l’écorcher vif. C’est M. de Pourceaugnac, dont le nom est formé sur le plus repoussant des animaux, prolongé du suffixe régional -ac, et qui se donne, d’une voix forte, lorsqu’on l’interroge en souriant sur ses origines, pour « un gentilhomme de Limoges ». Il n’est pas jusqu’à Sartre, intelligent et généreux, pourtant, qui ne nous ait trouvés « obtus, âpres au gain, les derniers des hommes ». Il est difficile de se débarrasser de pareil pour-autrui, pour user un peu du langage de la philosophie.

Tout, depuis toujours, s’opposait à ce qu’un (idéal)-type de ma sorte profère un mot qui vaille sur le monde en général et sa propre et triste particularité. Nous ne savions pas. Nous ne bougions guère. Le patois restait d’usage courant dans la campagne voisine. On n’avait pas de rapport avec le dehors. On ne le comprenait pas. Il nous entendait encore moins.

Autre chose, mais c’est, en définitive, la même. Les rares personnes que j’ai connues qui se soient essayées à pratiquer les arts plastiques, la musique, ont payé de leur vie ou de celle d’un tiers leur audace sacrilège. C’est mon plus proche voisin, un photographe qui se voulait peintre, aussi, qui se pend lorsque les arbitres du goût, à Paris, lui signifient la nullité de ce qu’il fait, où il avait mis tout son cœur. C’est ce condisciple du conservatoire municipal de musique, talentueux contrebassiste, qui se rend à New-York pour une audition et meurt, assassiné, à l’arrivée. C’est le marchand de musique de ma rue qui abat une prostituée dont il était farouchement épris et qui découvre qu’elle se moquait de lui.

J’ai docilement reçu l’injonction de l’heure, du lieu, laissé à d’autres, puisque c’était ainsi, le soin de dire les choses, sachant que les livres renvoyaient invariablement à des lieux où je n’avais jamais mis les pieds, parlaient de gens différents, aisés, avisés, ouverts et bien-disants tandis que la contrée qui m’était familière et ses occupants étaient sans reflet entre les plats de couverture des ouvrages imprimés.

C’est pourquoi je n’ai pas sacrifié aux juvenilia. Pas d’avant-texte. Il a fallu partir, se soustraire à l’emprise de l’endroit, respirer l’air de l’ailleurs pour briser les sceaux, chercher l’explication de ce qui nous était arrivé, à commencer par l’absence d’explication.

Quant aux langues étrangères qui furent vos bottes de sept lieues, elles m’ont curieusement servi — mais quoi de moins surprenant ? — à m’enfoncer au cœur obscur de l’immédiateté, à retrouver le sens perdu, altéré, oublié. Quelques exemples tirés du voisinage immédiat: Brive, c’est le pont celtique, comme bridge, Brücke, Tulle, la préfecture, s’est placée sous protection divine, Tutela. La Vézère, la Dordogne, qui baignent les parages, sont issues du même radical indo- européen, *dor, qui a donné hudor, hudatos, en grec, (w)aqwa en latin, l’Adour, la Durance et le Douro, water, wet et whisky, Wasser et le Weser allemand, voda, en russe, et vodka, la petite eau…

On peut secouer les chaînes de l’origine, prendre un peu de champ mais, lorsqu’elles étaient très pesantes et anciennes et fortes, on ne les rompra pas. Une vie n’y saurait suffire. Je le constate mélancoliquement, à l’autre bout du temps.

Votre école serait donc la lecture, la bibliothèque ? Et l’écriture, le désir d’écrire Bergounioux Le Premier motauraient surgi des travaux d’écolier, de collégien ? Dans Le premier mot, ce récit de votre venue à l’écriture, paru en 2001, dont vous reformulez ici plusieurs motifs, vous décrivez cette arrivée, cette entrée dans l’écriture comme l’accomplissement d’un “dessein”, que vous nommez ensuite “entreprise”, en l’assortissant des mots “sacrilège” et “inconfortablement”, avec cette précision: “d’une main qui tremblait un peu” (p. 95).
Je me dis cependant que vous ne partagez sans doute pas la vue d’Annie Ernaux et de Genet, selon laquelle écrire serait “le dernier recours quand on a trahi” (sa classe d’origine), car le franchissement de l’interdit avait été fomenté, si l’on peut dire, peut-être à leur insu, par vos parents, lecteurs, et votre père qui tenait un journal…

20.01.17

Le rapport à l’écrit s’inscrit dans l’ensemble de ceux, sociaux, où la sixième thèse sur Feurbach a situé, voilà déjà longtemps, l’essence de l’homme. L’origine de classe en donne une assez précise mesure. La distance initiale à la culture lettrée préjuge fortement de l’usage qu’on en fera, à commencer par l’absence d’usage, et, dans le cas contraire, heureux, décomplexé ou tendu, honteux, tourmenté. Un revenu important, une ascendance fortement diplômée, la résidence urbaine, dans les beaux quartiers, prédisposent leurs bénéficiaires, les héritiers, à livrer leurs pensées de façon publique, sous forme imprimée. Les bourgeois, comme l’a constaté la sociologie, occupent largement l’espace social, physiquement, intellectuellement. Je me répète: la littérature sort d’abord des manoirs de l’aristocratie, qui est campagnarde, des seigneuries de Montaigne, de La Brède de Montesquieu, de La Ferté-Vidame ou encore, tardivement, de la bauge féodale de Combourg, le roman des sixième, septième et seizième arrondissements de la capitale.

De l’invention de l’écriture, à Sumer, en 3200, aux décrets Jules Ferry de 1880-1882, le monde se divise en deux. D’un côté, des masses analphabètes, de l’autre, une infime élite de spécialistes, de scribes, de rhapsodes et d’aèdes, d’abord – Ulysse et les nobles Achéens sont illettrés, plus tard une aristocratie nourrie du labeur servile, roturier, qui emploie en partie son loisir parasitaire, après la restauration de l’autorité centrale, à « méditer et cognoistre ».

La généralisation de l’instruction primaire ne change fondamentalement rien, à l’origine, à la teneur du texte qui escorte et explique la vie, dans ce pays. Il suppose une maîtrise de l’idiome dont une scolarité prolongée est la clé. La paysannerie, cette « classe-objet », lorsqu’elle se mêle de parler d’elle-même, l’a fait d’abord dans les termes fleuris, simplets, mystifiés des rédactions du CM2, aujourd’hui, dans le jargon des conseillers financiers du Crédit Agricole. Quant au prolétariat ouvrier, il parlait le langage des délégués syndicaux et des responsables du PC.

Le siècle dernier — des extrêmes, des loups, de l’explicitation — a bousculé les antiques partages de la société patriarcale. Il a percé, formulé la relativité du réel, la réalité du relatif — de l’espace et du temps, de ce que nous prenions pour le monde extérieur, pour nous-mêmes… Les historiens diront à quelles occasions, dans quelles circonstances, à quel moment les frontières ont bougé, les interdits ont été levés. Les faits sont là. Nos sœurs, confinées depuis la nuit des âges dans l’insignifiance de la vie domestique, réclament une « chambre à soi », livrent une version du monde qui conteste, quant elle ne la contredit pas, celle, d’essence masculine, qui courait depuis la naissance de l’écrit. Des enfants de l’Assistance publique, des condamnés de droit commun, homosexuels, de surcroît — quand c’était une orientation de nantis, d’artistes- énoncent une expérience lourdement stigmatisée dans le style hautement policé de la grande bourgeoisie protestante — Genet à la NRF.

Si l’on accepte l’axiome de la philosophie de l’histoire, qui veut que « toute l’histoire demeure présente dans les structures objectives et la subjectivité des agents qui font l’histoire », il était inévitable que les femmes, les réprouvés de toutes les sortes qui se sont hasardés à écrire, percevraient pareil geste comme une trahison. Ils manquaient à l’injonction du monde social, bravaient l’interdit qui les condamnait à l’ombre et au silence. Ils attentaient aux normes de l’honnêteté, de la pudeur, évoquaient des lieux et des milieux voués, jusqu’alors, au silence ou euphémisés au point d’en perdre toute réalité. Il existe une affinité entre les femmes et les « droit commun ». Ils vivent (elles vivaient) à l’intérieur quand les hommes agissent à l’extérieur, dans les champs, parmi les bêtes, au marché, face à d’autres hommes. Ils sont (étaient) privés de droits, de liberté. Les femmes ne votaient pas, n’avaient pas de carnet de chèques. Ils endurent la coercition physique. Deux femmes meurent encore, chaque semaine, en France, sous les coups de leur compagnon. Une vieille habitude. Saint-Just propose déjà à la tribune de la Convention que tout homme convaincu d’avoir frappé une femme soit banni. S’il lui prenait fantaisie de récidiver, la peine capitale lui serait appliquée.

Bref, c’est au prix d’une violence contre le monde et contre soi que de nouvelles catégories de la population sont entrées en littérature.

Je suis homme, au sens étroit du terme, et mon casier judiciaire est vierge. Les dilemmes, la honte que nos sœurs, que les prisonniers ont affrontées, m’ont été épargnées. Mieux. Mon père, quoiqu’il ait quitté l’école à seize ans, faisait grand cas des grands auteurs, avait le Bon Usage de Grévisse pour livre de chevet. Ma mère figurait parmi les 3% de jeunes filles qui ont obtenu le baccalauréat en 1941.

J’avais un rapport passif, provincial aux livres. Je pouvais bien lire avec intérêt, avec avidité ce que d’autres, qui vivaient au loin, autrement, me disaient mais je n’avais pas qualité pour me prononcer publiquement, vocation à écrire. C’est l’exil, le séjour d’une plus grande ville, des fréquentations nouvelles qui m’ont poussé à sauter le pas.

pierre Bergounioux b-17gVous avez donc pris la parole, forcé la porte de ces interdits ataviques lorsque vous êtes parti, afin, semble-t-il, de dire cette histoire, prise en étau dans la grande Histoire, sans passer à proprement parler par le roman, mais plus volontiers par des récits stylisés — au sens pictural —, épurés, où le référent historique est toujours fort. Vous les désignez plus haut, à tout le moins le premier, comme “petit morceau de littérature” et prenez soin, semble-il, de ne pas utiliser de classification générique, dans vos bibliographies. Cela s’applique aussi à ces proses apparemment éloignées de votre biographie, puisqu’elles sont situées avant votre pierre bergounioux le baiser de la sorcièrenaissance : B-17G ou Le baiser de sorcière (que vous désignez d’ailleurs aussi, tête-bêche, comme Le récit absent).
Et sans volonté non plus, il me semble, même dans les textes qui cernent précisément un pan de votre vie — et cela mérite d’être remarqué — de faire œuvre proprement auto-biographique.
Dans quelle mesure cet aspect, l’autobiographie à valeur d’exemple, comme chez Rousseau, vous intéresse-t-il aujourd’hui ?
Quelle place occupe pour vous le roman ? Votre vie, hors l’écriture, est-elle dans les
Carnets de notes ? Ceux-ci doivent-ils être séparés du reste?
bergounioux le baiser de la sorcière le récit absentConcernant encore le roman, vous écrivez dans
Le récit absent : “Enfin, s’il était encore besoin de vérifier la prééminence du message que Marx adresse, par-delà les frontières, aux prolétaires du monde entier, la mort du roman, “cette épopée dégradée de la bourgeoisie”, confirmerait que le capitalisme, sa tâche faite — qui était de libérer la puissance prométhéenne du travail de ses entraves féodales —, appartient au passé.”

Le roman appartient-il pour vous à ce passé bourgeois, ou du moins pensez-vous, comme c’est mon cas, que l’on désigne aujourd’hui sous ce mot des textes qui n’ont plus rien à voir avec la définition classique du genre, auto-fictions, autobiographie, etc. ?

21.1.17

Le roman, cette “épopée dégradée de la bourgeoisie”, demande et, généralement, obtient qu’on prenne pour bons les faits imaginaires qu’il présente. La preuve qu’il y est parvenu, ce sont les sentiments vifs, changeants, effectifs qu’il nous inspire. Quel haut seigneur du XVIIIe siècle fait irruption, bramant comme un veau, en pleurs, au salon où l’on conversait paisiblement, avec les dames ? Il lisait La nouvelle Héloïse dans son cabinet, à l’étage, et trouve encore la force d’articuler, dans un orage de larmes : « Julie est morte ». Un siècle durant, rien ne nous a éclairés comme le roman sur le monde, c’est-à-dire sur nous-mêmes. Quels pauvres innocents serions-nous pas restés, quels sots personnages, si nous n’avions pas lu, tant mal que bien mais avec la ferveur juvénile qui fait tout passer, Balzac et Stendhal, Flaubert, nos compatriotes, mais ces étrangers qui, de Saint- Pétersbourg aux mers du Sud ou au fin fond du Mississippi, ont illuminé nos jours étroits, indécis, provinciaux, Tolstoï et Dostoïevski, Stevenson et Kipling, Melville et Conrad, Kafka, Faulkner…

En l’absence d’une science spéciale de la société, c’est un genre littéraire informe et bas, très ancien, le roman, qui enregistre au début du XIXe siècle, l’émergence du capitalisme, la généralisation des rapports d’argent. Après avoir végété, depuis l’Antiquité, dans l’ombre des genres nobles, épopée, tragédie, poésie lyrique, il délaisse les gens de peu, sans honneur ni aveu — du Satyricon au Neveu de Rameau — pour s’ouvrir, grâce à sa plasticité informelle, à l’ensemble bouillonnant du monde social. La sociologie est encore au berceau et la philosophie répugne à quitter le ciel des idées pour le sol boueux, raboteux, laborieux de l’existence. Le premier livre de Das Kapital ne sort des presses qu’en 1867 et il faudra patienter jusqu’en 1976 pour disposer, dans notre langue, du livre quatrième.

Mais des écrivains français, ce qui est presque un pléonasme, parfois, repèrent, avec leur sensibilité vive et la plus pénétrante perspicacité, les changements à vue qui succèdent au tumulte de la Révolution et de l’Empire. C’est en la même année 1830 que Stendhal publie Le Rouge et le noir et Balzac, Les Chouans. Tout est à peu près dit, la révolution industrielle et la domination politique de la bourgeoisie — c’est M. de Rênal — mais aussi, avec la dissolution des « ordres » anciens, les chances proprement inouïes d’ascension sociale ouvertes aux fils d’artisan, aux Gascons – Julien Sorel, Rastignac — à qui Bonaparte offre un exemple exaltant.

Qu’a duré cette configuration ? Le temps d’une génération, peut-être. A peine le roman a-t-il témoigné de la brutale poussée des forces productives et des rapports sociaux correspondants qu’il passe, en France, dans l’opposition avec les intellectuels bourgeois — autre pléonasme et vivante contradiction — que révoltent les nouvelles formes d’exploitation, d’oppression. A l’antagonisme millénaire, figé, de la paysannerie et de l’aristocratie foncière s’est substitué celui, brûlant, révolutionnaire, de la bourgeoisie d’affaires et du prolétariat urbain. Madame Bovary et toute l’œuvre de Flaubert sont une machine de guerre lancée contre les »bourgeois épanouis » qui triomphent et plastronnent, pour finir, avec la légion d’honneur tandis que les héros, vieillis, déconfits, se rappelant une visite inaboutie, jadis, chez les filles, concluent : « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ».

On aimerait bien s’exempter des affres de l’incertitude, des longueurs et des complications de la réflexion, de « la fatigue de penser » dont se plaint, déjà, Helvétius, après avoir déploré « le malheur d’être ». Mais la loi du monde, c’est la contradiction et le mouvement qui s’ensuit.

La littérature a enregistré, avec les bouleversements sociaux, le trouble induit par l’extension et la différenciation de l’activité intellectuelle et, au premier chef, la constitution de la sociologie. Elle naît simultanément en Allemagne et en France des œuvres d’Émile Durkheim et de Max Weber et, au même moment, les meilleurs des romanciers, Proust à Paris, Kafka à Prague, Joyce à Dublin puis Paris puis Trieste, éprouvent une difficulté inopinée, à peu près insurmontable, à dire encore ce qui continue de se passer, comme l’ont fait tout uniment leurs devanciers.

La science sociale s’est emparée du matériau électif de la littérature qui est, depuis toujours, la vie des gens. Elle le traite à sa manière, rigoureuse, avance des hypothèses, élabore des concepts, mobilise les statistiques, banalise impitoyablement les agissements qu’elle décrit, désenchante le monde et ses représentations littéraires.

On reste stupéfait, cent ans après, du tour de force accompli par les âmes inquiètes qui ont senti, dès le début du siècle dernier, que le roman était périmé, le sens du monde exilé, peut-être absenté. Joyce récrit L’Odyssée. Proust raconte qu’il a cherché en vain le thème de son œuvre et donne le récit de cette recherche pour l’œuvre qu’il n’a su produire. Kafka ne finit aucun de ses principaux romans, Le Château, L’Amérique. Le point final, c’est l’abomination de la désolation qui va s’abattre sur l’Europe, qui le posera.

A la difficulté bien localisée, départementale, d’entrevoir la nature des choses, le système des causes, s’ajoutait celle, d’ordre général, à laquelle s’étaient durement heurtés les plus conscients, les plus capables des littérateurs, la grande bourgeoisie (Proust, Joyce) des grandes capitales ou les enfants maladivement sensibles des communautés juives d’Europe centrale. Ils avaient vécu, cherché, fait des prodiges et puis ils étaient morts. On est venu après. On a vu ce qu’ils avaient accompli. On a tiré parti des doutes qu’ils avaient nourris, des œuvres qu’ils laissaient, des avancées réalisées par les langages concurrents, la science sociale, la philosophie.

J’ai sacrifié, pour commencer — j’étais relativement jeune, passablement interdit, timoré, indécis — à la forme romanesque quoique l’essentiel de ce que j’ai raconté, à cette enseigne, soit directement tiré de l’existence sur la périphérie, du monde rural en voie de disparition, de la vie dans les petites villes quand s’éveillait le grand dehors. Je sentais que le roman ne répondait plus aux attentes de notre temps. Nous sommes plus savants que nos prédécesseurs. Nous avons été scolarisés longtemps, massivement. Nous avons dépouillé une part, au moins, de leurs candeurs. Il ne faut plus nous en conter. C’est la première chose.

La deuxième, c’est que je me souciais aussi de la syntaxe générale puisqu’elle englobe et conditionne notre petit énoncé.
Ça donnerait, d’un côté, des enquêtes vétilleuses sur le canton du pays dont j’ai pris, par la force des choses, l’empreinte en creux, de l’autre, des prosopopées dont le principe commun émane de « l’indétermination essentielle de la liaison entre l’exp »rience et l’expression » (Bourdieu dans Les Règles de l’art). Quelques des événements majeurs de l’histoire contemporaine se sont produits et ont passé sans commentaire parce que leurs protagonistes n’y avaient pas survécu. Est-ce un tour d’esprit national — je suis français —, une déformation professionnelle — j’ai enseigné pendant quarante ans —, qui me fait exiger d’un fait qu’il reçoive, lorsqu’il me touche de près ou de loin, l’expression juste dont il est susceptible ? Merleau-Ponty, déjà : « Toute action, tout amour est hanté par l’attente d’un récit qui les changerait en leur vérité ». Smith, le mitrailleur de B-17 G, appartient à cette génération des années 1920 qui a fait l’expérience des grandes vitesses et des hauts firmaments dans les circonstances apocalyptiques de la deuxième Guerre mondiale. Ivan, le tankiste russe, tué à Berlin, n’a pu témoigner de sa contribution à la libération de l’Europe, y compris de l’Allemagne et j’attribuerais en partie le désastre historique du socialisme réel à l’absence de texte authentique, de cette vérité, selon Merleau-Ponty, en quoi les événements ont à se changer.

Quant aux Carnets, ils se souviennent des heures sombres où j’ai ressenti la nécessité de savoir exactement ce que c’était que vivre, pensant bientôt mourir, et constaté que le papier agissait, en retour, sur la teneur des jours, l’éclairait, l’intensifiait, parfois. J’ai continué.

22-23.01.17

La ligne de partage entre ce que vous nommez “enquêtes vétilleuses” et les “prosopopées” serait celle qui distingue, disons, L’empreinte, La maison rose ou L’orphelin de B-17G ou Le baiser de sorcière ? Ces deux types de récits répondent- ils à des projets distincts et le rapport au réel est-il différent parce qu’il s’agit, dans un cas, de faits biographiques remémorés et dans l’autre, d’une réalité historique reconstituée ou fantasmée ?

J’appréhendais l’instant où le réel ferait nommément intrusion dans la conversation. Le voici.

Le trait distinctif de la culture occidentale, c’est, semble-t-il, la rationalisation, de l’activité, de la vie. La question se pose ouvertement, pour nous, du rapport entre ce que nous pensons et ce qui se passe de l’autre côté de notre esprit. Les philosophes athéniens l’ont énergiquement agitée. Deux écoles, depuis lors, s’opposent, à ce sujet, l’idéalisme et le matérialisme. En tout état de cause, nous sommes cartésiens. Nous nous évertuons à marier la chose et l’idée dans la clarté nuptiale de l’évidence.

Quand la littérature ne prononcerait pas le mot, non plus que ceux, ésotériques, dont se servent les philosophes, elle n’en est pas moins hantée par ce problème. Ses énoncés, à elle aussi, sont »positionnels d’existence ». Mais elle abandonne à sa rigoureuse, pensive, épineuse sœur le soin de les prendre pour objet, de se demander sous quelles conditions et dans quelle mesure ils rendent compte et raison des faits.

Au demeurant, nous ne nous y trompons pas, jamais. A peine savons-nous l’alphabet que nous cherchons, éprouvons, ou non, derrière la page, le contact galvanique, quasi palpable, du réel. Jamais plus nous ne lirons comme nous l’avons fait aux jours de l’enfance, de l’adolescence, quand un livre éclairait un pan du mystère à quoi s’apparente le monde où nous venons d’entrer.

Que le réel, dans ses grandes lignes, soit relatif à une culture, à un système catégoriel et, celui-ci, à un certain stade de l’activité matérielle, c’est ce dont on ne peut guère plus douter.

Le premier tiers du siècle dernier a vu crouler les piliers de la physique classique, c’est-à-dire l’espace et le temps immuables d’Aristote, la transparence de la conscience altérée, l’unité du sujet menacée — c’est Freud —, la froide, l’inhumaine extériorité des objets, contestée, rapportée par Husserl à l’activité (inaperçue) du sujet, la narration rétrocédée — c’est Faulkner — aux acteurs.

L’existence périphérique, retardataire que j’ai menée, pour commencer, le rapport faussé, croisé, lacunaire à l’écrit, qui s’ensuivait, m’ont obligé à me poser, à mon échelle infime, la question. Les grands bouleversements morphologiques de l’époque, la fin des terroirs, la disparition de la petite paysannerie, la généralisation et la prolongation de la scolarité, tout concourait à briser les liens générationnels, la continuité, l’immobilité de la vie dans les vieilles provinces. En un mot, ce que les adultes, qui étaient les enfants de l’âge antérieur, tenaient pour important, bon, significatif, normal – réel – me semblait soudain illusoire, infondé sans que j’aie « ni la force ni l’intelligence » (Thomas Bernhard) de saisir, de fixer ce que je sentais intensément, indubitablement, à savoir l’émergence d’une réalité autre. Ce reste, dans ma mémoire, une période troublée, partagée entre l’exaltation du jeune âge, les »grandes espérances » et une inquiétude sourde, inexprimable, qui touchait aux racines de l’existence, à sa catégorie cardinale, au réel. Le vieux monsieur que je suis devenu travaille à exaucer les pressantes réclamations que ses lointaines hypostases continuent à lui adresser du fond du temps. Freud, encore : « L’adulte ne fait qu’accomplir les désirs irréalisés de l’enfant ».

Là serait la source de mes petites enquêtes sur la conformation du lieu que j’ai habité au début, le sol qui nous portait, les quelques biens sans maître qu’il nous livrait, les bêtes, les plantes, les roches, et encore les habitants, l’affection ou l’aversion qu’ils m’inspiraient, l’exemple ou le repoussoir qu’ils constituaient…

C’est à l’universalité de la culture rationnelle que j’attribuerais les recherches supra-départementales auxquelles je me suis risqué. Les réserves qu’on peut émettre sur les choses prochaines contaminent, de proche en proche, par principe, le tout de la réalité, le monde entier.

J’ai lu, très tôt, L’Ile au trésor, qui ratifiait ma vision, enfantine, du monde, étant entendu que des enfants ne sauraient la formuler. Sanctuaire, de Faulkner, m’a passé entre les mains à treize ou quatorze ans et, quoique je n’y aie rien compris, j’ai perçu l’atteinte que ces pages portaient à l’idée simplette, scolaire que la littérature nous donnait du réel.

Est-ce pour avoir éprouvé un doute profond, dans mon coin, que je me suis demandé comment d’autres, dans d’autres circonstances, l’avaient envisagé ? Il y avait, bien sûr, ceux que j’avais côtoyés, dont la vie enfermait plus de sens qu’ils ne le supposaient, trop occupés pour y faire réflexion à tête reposée mais ceux, aussi, qui avaient été impliqués dans des événements qui faisaient voler en éclats les cadres de la réalité ordinaire et n’en étaient pas moins suprêmement réels, historiques. Ce sont les tribulations de Smith et d’Ivan dans leur cercueil d’aluminium, leur cénotaphe d’acier.

J’observe une différence de texture et de structure entre les récits et les Carnets, à cause du lien de ceux-ci avec le quotidien (et non le réel, présent dans les deux cas, mais universalisé dans le premier). Les Carnets de notes comportent des leitmotivs, une récurrence des formes, absente des récits.
Écrivez-vous différemment dans chaque cas ?

Les récits, y compris ceux qui incluent des faits dont j’ai eu personnellement à connaître, renvoient forcément au passé. La chose est première. Le texte vient après, s’il vient jamais. Ma vie seconde se sera passée à apurer les comptes, à solder les arriérés de la première, quand je ne savais pas mais le savais. Les adultes ne pouvaient rien pour moi. J’ai confié à celui que je deviendrais peut-être le soin de m’expliquer. A dix ans ou sept ou à six mois, je suis entré, secrètement, en dissidence. J’ai cessé de croire ce qui se disait autour de moi.

Le temps a fait son œuvre. Il a effacé des pans entiers du paysage. J’ai déplacé à mon insu l’accent, privilégié des moments qui n’avaient pas, dans l’instant, l’importance que je leur prête tandis que d’autres, que j’ai vécus intensément, se sont amenuisés pour cesser presque d’exister. On change. Il s’agit, puisque nous sommes pris dans le flux temporel et que nous ne pouvons pas ne pas nous souvenir, il s’agit de réunir, sur la page, le texte tacite, embryonnaire, vibrant, passionné du présent et celui, décanté rassis, raisonnable qui naît de l’éloignement. J’essaie d’obtenir un compromis acceptable. Il est de notre nature (ou de celles des structures temporelles de l’expérience) d’être alternativement engagés corps et âme dans l’action et de nous tenir à l’écart, de nous adonner à la réflexion. Ces deux postures induisent un changement essentiel du réel. Dans le premier cas, il se ramène aux traits saillants, pertinents, fugitifs que l’urgence découpe sur le fond indifférencié de ce qui existe vraisemblablement par soi mais dont on ne se soucie pas. Dans le second, l’esprit en repos dans un corps tranquille envisage librement le spectacle du monde assagi, les pensées qui lui viennent d’elles-mêmes, que nuls péril, besoin, extériorité contraignante, redoutable ne lui prescrivent.

Pas de langage que ne traverse ce dilemme majeur. La philosophie oscille entre l’idéalisme absolu et le matérialisme, la contemplation et l’action (« les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde. Il faut le changer »), la sociologie entre une phénoménologie et une physique du monde social, la littérature entre le point de vue dégagé, en surplomb d’un narrateur qui pontifie, assis dans une chambre ou un bureau et celui, partial, parcellaire, véhément, lacunaire d’acteurs occupés à régler un différend vital, éventuellement mortel, avec des moyens de fortune, dans le temps précipité, irréparable qui les emporte.

Je m’efforce, lorsque j’évoque des faits passés, de ménager la part d’ombre, d’incompréhension dont ils étaient chargés, aux yeux des intéressés. Ils ne comprenaient pas grand-chose à la réalité et c’était partie intégrante de cette réalité.

Les notes quotidiennes que je porte dans les Carnets sont, voudraient être le texte du présent. Il m’a d’abord et durablement échappé et je ressens toujours le besoin de le vivre en conscience, autant qu’il est permis, et encore d’aider celui que je serai demain, s’il est encore là, à s’y retrouver, à conserver un accès au passé. Je me répète encore : nous ne sommes plus les mêmes depuis cinq mille ans que l’écriture existe ou que les Sémites occidentaux ont inventé l’alphabet, à Ugarit, au quinzième siècle avant notre ère, ou que les Grecs, au IX e siècle, l’ont enrichi des voyelles, porté à ce degré de perfection auquel, depuis lors, nous n’avons rien trouvé à ajouter. Nous avons la capacité de garder trace des jours qui passent. Nous pouvons en ressentir le besoin. L’école, lorsqu’on s’y attarde, le rend familier, impérieux, parfois.

Depuis de nombreuses années, mon premier soin, lorsque j’ouvre les yeux, est d’inventorier la teneur de la veille. Les choses ont déposé, à la faveur de la nuit. Je mets à profit cet instant de suspens avant que le jour qui vient ne rebatte les cartes. Les leitmotivs sont l’écho des routines quotidiennes, du métier. Le ton, si je peux en juger, est celui du compte-rendu, d’une certaine neutralité affective, de la raison que D. Hume, avec une parcimonie toute écossaise, définissait : « un jugement calme ».

Que vous inspirent et comment vous situez-vous par rapport à ces textes actuels que je mentionnais, que l’on qualifie encore de « romans » quoiqu’ils ne répondent plus à la définition classique du genre, et dans lesquels je ne sache pas que les vôtres soient classés: autofiction, autobiographie, tout ce qui met l’écrivain, l’émetteur & narrateur confondus, au centre du récit ?

Je ne sais trop que penser de l’autofiction. Le mot fiction lui-même n’est pas trop pour me plaire et cette réticence vient du commencement. L’écrit, je l’ai dit, renvoyait toujours à des lieux, à des êtres dont je ne savais rien, qui n’avaient peut- être de réalité que sur le papier tandis que la nôtre, celle que j’éprouvais, n’y figurait jamais.

Le principe de la connaissance objective est, paradoxalement, d’ordre subjectif. Socrate : « Connais-toi toi-même » ! Descartes : « Il ne faut pas que je me méprenne sur la chose que je suis ». Pour juger vraiment, pleinement de ce qu’un livre me dit, il faut que je sache à qui il s’adresse et c’est ce qui m’échappait, avec le petit monde qui m’avait fait. La tâche qui m’aura occupé, a été arrêtée d’emblée. Les fictions me sont apparues dès alors comme un luxe inutile quand je ne disposais même pas du strict nécessaire. J’avais le réel à circonscrire, à percer. J’aimerais bien être fixé, avant de m’en aller.