Astrid Waliszek : cristal et fumée (Ombres nomades)

© Astrid Waliszek, Ombres nomades

Je connaissais sa voix, rauque, le souffle qui l’accompagne et fait craindre qu’elle ne se brise avant d’atteindre la fin d’une pensée, et même d’une phrase. Une fragilité en fait constamment rattrapée. La voix ne se brise pas et, du coup, parler, simplement parler, redevient un événement aussi insolite qu’inouï.

Or, voilà que d’elle, je découvrais un autre phrasé, une autre consistance : c’était un livre dans mes mains.
Un livre de photographies et de textes courts.
À gauche les images, à droite les mots serrés.
Entre eux, rien de l’ordre de l’illustration, pas davantage de la description.
Un dialogue ? Oui si ce mot n’évoquait pas aussitôt une discussion sans embarras, comme innée.
C’est qu’ils ne sont pas seulement étrangers l’un à l’autre mais que leur rapprochement produit un écart par lequel chacun s’écarte à son tour de son régime habituel, poussé à sa limite, poussé par son envers, son dehors : l’absence pour l’image, le silence, l’indescriptible pour l’écriture.

Astrid Waliszek Ombres nomadesLa singularité de ce livre, son précieux paradoxe, est de montrer sans montrer, dire sans dire, car il s’agit d’approcher le fugace – cristal et fumée, sel de la vie – le retenir sans le figer, le retenir du bout des doigts “sans égratigner” dit Astrid Waliskek, faire entendre le silence sans l’assourdir, sans se taire non plus, en somme rendre à la présence son horizon d’évanouissement.

Chaque texte et chaque image rapportent (et sauvent) un atome de temps vécu, le plus petit atome qui existe, l’instant. Cela précisément que nous ne voyons jamais venir quand il vient, trop aveuglés que nous sommes par sa brusquerie et son brouillard. Cela au fond que nous nous ne voyons jamais autrement qu’au seuil de sa disparition.

Ce recueil n’est pourtant pas une collection de souvenirs, et rien ne lui est plus étranger qu’un culte du passé.

Vous n’y trouverez d’ailleurs pas de monuments, pas de vestiges, juste des restes, des restes épars, des miettes de moments vécus, rien que des miettes, de tout petits éclats comme on dit des éclats de bois.

Astrid Waliszek Ombres nomades
© Astrid Waliszek, Ombres nomades

Là, une femme debout derrière son imperméable qui semble flotter dans l’air comme un fantôme ou la doublure de sa propre peau, saisi probablement au moment où elle vient de l’enlever ou s’apprête à le vêtir ; ailleurs, un talon aiguille dans le métro, simplement là, et le galbe du mollet qui le prolonge et contraste avec la barre métallique du wagon, ailleurs encore, “la baguette trop fraîche d’une dame aux souliers à pois s’est cassée”.
Presque rien mais cela qui est le plus insaisissable, et n’en est pas moins une merveille. Oui le sel de la vie.

Si au départ, images et récits correspondent sûrement à des moments réellement vécus par une femme nommée Astrid Waliskek, ils s’en évadent.
Ce qui ici est en jeu est beaucoup plus secret, anonyme, détaché de l’étroitesse d’une subjectivité, ou de l’auto-biographie.
C’est l’ombre portée de toutes les vies possibles, de la vie-même.

Voilà pourquoi cette présence des ombres dans le titre, et qu’elles viennent en cortège peupler le livre. Non pas qu’elles y figurent systématiquement mais elles l’imprègnent, y distille une atmosphère fantomatique, y glisse un décollement, un décalage.

Ces jambes, ces mains, ce buste sur les photos, c’est bien cette femme-ci, cet homme-là, cet enfant, mais ils sont comme rendus à un fonds neutre ; et à chaque fois, c’est bien un jour précis, une heure, une lumière et même un taux d’humidité dans l’air mais reliés au flux nomade du temps.

C’est une bien étrange pulsation qui anime les images d’Astrid Waliszek, comme les mouvements contraires dans les eaux d’un fleuve près de l’estuaire : une précipitation et en même temps une lenteur étirée, un calme.
Précipitation de la prise photographique pour saisir ce qui s’enfuit ; « le prendre de vitesse », dit Astrid – et simultanément une dilatation, un calme ouateux de l’image imprimée.

Astrid Waliszek Ombres nomades

C’est que tout reste flottant.
Tout tremble et les images elles-mêmes sont ce tremblé : elles sont floues ou bien décadrées comme si Astrid avait saisi de justesse, par le col ou le manche, la silhouette de celui qui déjà se dérobe, le fléchissement du corps de celle qui déjà se redresse, et tous les gestes de mains, de pieds, de jambes, à peine entrevus qui s’évanouissent déjà… la grâce des gestes simples.
Les textes également portent cette pulsation, émaillés de présences vives, incisives, et enveloppés à la fois par l’épaisse brume du temps, le temps des verbes.
Un plan de pure immanence se forme mais creusé d’un retrait, d’une séparation, un retard.
Il y a d’étonnants mélanges dans l’écriture d’Astrid qui allie le foisonnement de détails et une économie du langage, la riche acuité des adjectifs et l’évitement des conjonctions de coordination, la sensation de l’intime et un détachement, une épure, liés à l’usage de pronoms impersonnels (il, elle et quand vient le je c’est souvent celui d’une ou d’un autre).
Et tout le blanc qui entoure les mots, le blanc de la page. Et sur les images, les tâches de blanc surexposé. C’est du silence et c’est un voile jeté sur l’ensemble, un linceul.

Oui, le livre est hanté par les disparitions et la mort qui est la grande disparition.

Astrid Waliszek Ombres nomadesAlors, à côté des blancs, il y a aussi des noirs denses qui ont ce même pouvoir d’absorption. Et puis, il y a un gris qui se faufile, mais un gris qui n’a rien à voir avec la grisaille d’un morne quotidien, en est au contraire la conjuration. Un gris extrait du chaos. “Ce point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt”, selon le beau mot de Paul Klee.
Le plus curieux est qu’au-delà de toutes les disparations, du sentiment de perte, quelque chose se maintienne, ou plutôt fasse retour.
C’est cette part inaccomplie, non vécue, du passé lorsqu’il était présent, et qu’une seconde chance, là maintenant, permet d’actualiser.
Alors,une joie vient, sans que le deuil, la disparition s’effacent mais se trouvent à leur tour suspendus, dilatés au point qu’on ait l’impression de voir l’effacement s’effacer sans fin, de voir l’intermittence.
C’est en fait la puissance même de la vie qui remonte, puissance de genèse et pure passage, ce mouvement par lequel elle ne cesse de se différencier d’elle-même, se rependre, se détourner et se retourner. La vie, comme ce qui reste toujours à venir (ou re-venir).
Il faut beaucoup de délicatesse et de style pour qu’elle le reste.

On réalise alors qu’au fond il n’y a pas eu d’événements préalables que l’image serait venue capter et les mots dire ; c’est par le faire, par les verbes photographier et écrire, qu’ils sont advenus.
L’événement, c’est le livre.

Astrid Waliszek, Ombres nomades, Jacques Flament éditions, « Images et mots », 2016, 77 p., 20 €