Melvil Poupaud : les tribulations d’un Français en Chine (Voyage à Film City)

© Melvil Poupaud Voyage à Film City

Dans le rapport étroit des livres aux films, l’adaptation est l’exercice le plus courant, paradoxal puisqu’à la fois naturel et hautement risqué. Plus rarement, c’est le film qui devient livre, comme dans ce Voyage à Film City que publie Melvil Poupaud chez Pauvert, journal d’un tournage en Chine, loin de se réduire à la seule prise de notes à la volée et au jour le jour.

Le film est longtemps ce qui n’aura pas lieu, une béance dont naît le récit : le tournage de The Lady in the Portrait, dans lequel l’acteur doit tenir le rôle masculin principal, est retardé pendant de longs mois, sans cesse menacé d’ajournement et lorsque Melvil Poupaud se rend enfin en Chine, « ce pays dont je ne connais pas grand chose », c’est la ville de Beijing qui se refuse au regard, nappé d’un épais brouillard : « Atterri hier à 16 heures à Beijing.
Difficile de savoir si c’est l’humidité ou la pollution, mais impossible de voir quoi que ce soit de la ville tant le brouillard est dense ici ».
C’est depuis un impossible que tout se dit : le lieu qui se refuse, le film si complexe à monter tant « ici, les choses sont très fragiles, tout peut se casser la gueule d’une minute à l’autre », la langue chinoise dans laquelle Melvil Poupaud doit dire son texte pour incarner ce peintre officiel de la cour impériale, en plein XVIIIè siècle.

Melvil Poupaud, Voyage à Film City
© Melvil Poupaud, Voyage à Film City

La Chine est évidemment aussi l’ailleurs absolu : géographique, culturel, linguistique, elle l’est dans la littérature française depuis des siècles, figurant une fascination comme une étrangeté, ce « alors ? » autour duquel tournait déjà Roland Barthes dans ses Carnets d’un voyage en Chine :
« Alors, la Chine ? » comme une question sans réponse, ou plutôt cette question retournée à qui la pose, puisque cet ailleurs résiste au sens, que les savoirs s’y voient « silencieusement déclarés im-pertinents ». Barthes avait tenu des Carnets dans les années 70, Melvil Poupaud passe lui aussi par une forme fragmentaire, seules les dates permettent de tenter d’ordonner ce qui échappe, sous la forme du journal.

L’intrigue du film se déroule au XVIIIè siècle (ailleurs temporel), dans la Cour de l’Empereur (ailleurs géographique), en chinois (ailleurs linguistique puisque le peintre français qu’incarne l’acteur, Jean Denis Attiret, devenu peintre officiel du Fils du Ciel, y parle mandarin). Le sentiment d’étrangeté et de distance tourne au vertige quand tout est soumis à un système de mise en abyme : les scènes seront tournées à Film City, dans des studios qui reconstituent et re-configurent le lieu ; Melvil Poupaud cite de larges extraits de lettres écrites à l’époque par Attiret — celui qu’il incarne à l’écran, poursuite de ces jeux de miroirs — comme un journal dans le journal, des lettres dans lesquelles l’acteur/auteur voit une préfiguration de notre société du spectacle, qui montrent que le lieu où loge l’Empereur reproduit « en petit » « tout ce qui se trouve en grand dans la capitale de l’Empire », pour « le plaisir de voir en raccourci tout le fracas d’une grande ville ». Tout est donc à l’image d’autre chose, the world is a stage.

Melvil Poupaud Voyage à Film City

Melvil Poupaud raconte le bonheur de découvrir l’étrangeté de la Chine mais aussi sa panique de jouer en mandarin sans comprendre un traître mot du texte. Il tente de se rassurer en pensant à la « théorie du jeu de l’acteur » de Jean-Pierre Léaud qui « m’a toujours dit que le sens des mots n’avait que peu d’importance quand on jouait la comédie », que tout est dans « l’intention », qu’il s’agit d’être « là, présent, absolument présent ». Mais ce n’est pas si simple en chinois quand il existe tant de manières de prononcer le A, que la gestuelle est même différente. Alors, tandis que les semaines passent et que le film continue de ne pas se tourner (il n’a d’ailleurs toujours pas été distribué), Melvil Poupaud — JD puisqu’il ne donne jamais son vrai prénom à l’étranger, de toute façon pour les Chinois il est un « gros pif » — tente de se frotter à la population locale dans les restaurants et les bars, y joue à pierres-feuilles-ciseaux avec un mafieux ou y rencontre Dan, un Américain qui vit comme « un Alien en Chine » depuis 10 ans pour échapper à l’Amérique de Bush.

L’acteur perfectionne son mandarin, « langue impossible mais très amusante à apprendre : pas de conjugaisons, pas de masculin/féminin. Par contre, des phonèmes imprononçables et ces fameux « tons« , très difficiles à saisir. Le même mot dit avec le mauvais ton peut vouloir dire « enfant » ou « chaussette ». Er dans le contexte de certaines scènes avec l’impératrice — notamment quand je lui annonce très sérieusement qu’avant de devenir jésuite j’ai eu un fils que j’ai laissé en France et qui me manque beaucoup —, il vaut mieux ne pas se tromper. Sous peine d’être la risée de tout un peuple ». Quand le tournage commence, les scènes deviennent des tempêtes sous un crâne, dignes des meilleures comédies et proprement hilarantes (lisez les pages 80 et 81, fou rire garanti).

Melvil Poupaud, Voyage à Film City
© Melvil Poupaud, Voyage à Film City

Le journal de Melvil Poupaud, ce Voyage à Film City, est un pur bonheur de lecture, choses vues du tournage par ses coulisses, réflexions sur le jeu de l’acteur, traversée à la fois sensible et drôle — « on ne saura jamais si les pandas sont déprimés parce qu’ils sont en voie d’extinction, ou s’ils sont en voie d’extinction parce qu’ils sont déprimés » — d’un moment comme d’un pays et d’une culture, fragments de prose trouée de photographies.

Tout finit par se recouvrir « du vernis de la fiction », du fait d’un sentiment prégnant d’étrangeté et « d’irréalité », remarquablement rendu par Melvil Poupaud dans son paradoxe fondateur, puisque tout cela a bien eu lieu, dès l’épigraphe du livre, signée Jean Denis Attiret : « Car tout ce commerce, s’il n’y avait rien de réel, manquerait de cet intérêt qui rend le fracas plus vif et le plaisir plus piquant ».

Melvil Poupaud, Voyage à Film City, Pauvert, 2017, 176 p., 18 € (12 € 99 en version numérique) — Lire un extrait