Le roman pour dire « ce que la télévision ne montre pas » : Sunil Yapa, Seattle 1999 (Ton cœur comme un poing)

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Fin 1999, à Seattle, «à l’orée du nouveau millénaire, à un mois de la fin du siècle américain», plusieurs dizaines de milliers de personnes défilent, protestant contre le sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce qui doit avoir lieu dans la ville du 30 novembre au 3 décembre, pour empêcher sa tenue. L’événement est au centre de Ton cœur comme un poing de Sunil Yapa qui vient de paraître chez Rivages dans une traduction de Cyrielle Ayakatsikas, un roman justement dédié « aux plus de 50 000 personnes qui ont fait en sorte que cela se produise. Un autre monde n’est pas seulement possible, il est en marche. Les jours de silence, je l’entends respirer ».

Ton cœur comme un poing est d’abord un roman de la voix : la voix de cette foule altermondialiste qui fait entendre la sienne, celle de la protestation, de manifestation d’une colère, dans la volonté de construire un monde autre que celui qu’impose un ordre mondial à coups de sommets et décisions qui oublient une partie du globe ou le mettent sous sa coupe ; la voix de quelques individus qui composent cette foule, sur lesquels se focalise le roman, en short cuts, mais aussi celle des policiers qui tentent d’encadrer ce mur mouvant, les manifestants qui s’enchaînent et bloquent les délégations officielles ; c’est enfin celle du roman lui-même, une voix singulière, attentive aux moindres détails humains, minuscules qui composent un événement collectif et lui donnent sens. « Nous sommes fous d’espoir. Nous sommes en marche ». Tous luttent contre la mondialisation, la « vente aux enchères du Tiers-Monde », tous croient encore « qu’on peut changer le monde en battant le pavé ». A quel prix ?

Le roman débute avec Victor, « recroquevillé comme un point d’interrogation » et en ce sens figuration du roman dans sa capacité à dire le réel et le remettre en question. Victor s’est échappé de chez lui pour parcourir le globe pendant trois ans ; il entend « les slogans scandés par la foule » qui « s’élèvent en un bourdonnement lointain — cinquante mille mouches désespérées qui se jettent contre cinquante mille fenêtres closes ». Le jeune homme n’est pas là pour la manif, pourtant il se rapproche, il veut comprendre. Il va rencontrer, et le lecteur avec lui, quelques-uns de ceux qui composent cette foule : John Henry, longtemps homme d’Église en rupture de ban, King qui fut de tous les combats politiques dont les plus terroristes, d’autres encore. Victor, centre radiant du récit, décide de participer à la manifestation, « il voudrait avoir la force de regarder, d’être témoin de cette brutalité pour la décrire au monde entier. Il voudrait en être le témoin pour la rendre réelle, impossible à oublier ».

Sunil Yapa raconte aussi l’autre côté, les policiers alignés, en attente d’une confrontation inévitable, tant la foule menace, enfle, bloque les carrefours, empêche les délégations officielles d’atteindre le centre de conférences. « La topographie de la ville s’avérait une alliée insoupçonnée. (…) Dans le centre de Seattle, treize carrefours forment un triangle autour du centre de conférences ». La police veut les libérer, les manifestants se sont enchaînés. C’est un lockdown, par groupe de huit, « chaque participant est assis en tailleur sur la chaussée, les deux bras enfoncés dans un tuyau de PVC, attachés à l’intérieur — à l’aide d’une chaîne — à ceux de ses voisins immédiats ». Comment les faire partir ? De ce côté de la manifestation, la police de Seattle, avec le major Bishop à sa tête, et Sunil Yapa narre aussi les faits depuis leur point de vue : comment faire dégager les manifestants sans bain de sang ? Est-ce même possible ? Entre ces deux camps qui s’opposent, sous forme d’Interlude, Sunil Yapa suit le Dr Charles Wickramsinghe qui doit se rendre au centre, il est l’un des délégués officiels, représente le Sri Lanka, il espère croiser Bill Clinton, la fin de son combat politique est proche. Peut-être.

Le roman est comme une pièce de théâtre, forcément tragique, présentant les personnages qui tissent l’action, avant de déployer la tension d’une forme de huis clos paradoxal puisque sous les caméras du monde entier, pour déployer une intrigue qui part du réel, passe par la fiction, pour mieux revenir au réel, au sens de l’Histoire, à la capacité des hommes à changer son cours, à la place de la violence dans cette Histoire :
« ce n’est pas une marche de protestation. C’est une action directe ».
C’est ce « poing » du titre comme une tension extrême entre force collective et dilemmes individuels qui, comme dans les tragédies shakespeariennes, repose en partie sur les liens du sang, sur la figuration de deux forces antagonistes par un père et un fils…

Le moment que retrace le roman, alternant les focalisations, déployant certaines séquences selon plusieurs points de vue, est un début (celui des luttes altermondialistes) comme un concentré d’Histoire : depuis ce point, Sunil Yapa évoque aussi bien l’affaire Rodney King en 92 que Chicago en 68, soit « la quintessence de cinquante ans de protestation américaine », des « mots qui s’étiraient sur plusieurs décennies et plusieurs continents ». Un temps (cinq jours de 1999), un lieu (Seattle) dit l’Histoire, lui rend sa force, à la fois politique et littéraire. Sunil Yapa cite certains de ses référents à travers les lectures de l’un de ses personnages, Frantz Fanon, James Baldwin ou John Berger, pour leurs textes « à la fois récit journalistique, fiction et transe mystique », ce qu’est aussi Ton cœur comme un poing.

Sunil Yapa, Ton cœur comme un poing (Your Heart is a Muscle The Size of a Fist, 2016), traduit de l’américain par Cyrielle Ayakatsikas, éditions Rivages, 2017, 350 p., 23 € 50