Elle : Isabelle Huppert, Golden Globe 2017

© SBS Productions, Twenty Twenty Vision Filmproduktion, France 2 Cinéma & Entre Chien et Loup

Elle de Paul Verhoeven est un de ces petits miracles devant lesquels le cinéphile se sent humble, écrivait Jérémy Sibony il y a quelques mois, dans les colonnes de notre magazine. La force du film repose plus que tout sur le mythe que représente Isabelle Huppert, jugeait à son tour Joffrey Speno. Le Golden Globe qu’Isabelle Huppert vient de recevoir est, pour Diacritik, l’occasion de republier leurs deux critiques.
Joffrey Speno :

Probable transcription de l’engouement contemporain pour les chats, ces derniers semblent aussi prendre une importance grandissante dans les films. De celui qui filait systématiquement des mains de Oscar Isaac dans Inside Lewin Davis des frères Cohen, à la loufoque Pandora qui ne cessait de s’échapper elle aussi de celles d’Isabelle Huppert, dans L’Avenir de Mia Hansen-Løve, ils constituent un ressort scénaristique à valeur humoristique assurée. C’est avec un certain cynisme que Paul Verhoeven se réapproprie cette tendance en ouvrant son film Elle avec un plan sur le charmant animal de compagnie qui regarde, imperturbable, le viol de sa maîtresse Michèle (Isabelle Huppert) dans son salon.

Dans un flashback intervenant un peu plus tard, on découvrira que c’est même par l’animal qu’est arrivé le danger : Michèle avait ouvert ses portes fenêtres pour le laisser entrer avec un « Qu’est-ce que tu fous là toi ? Allez, entre ! », invitant par la même occasion l’homme cagoulé qui l’a brutalement frappée avant de la violer. Contre toute attente, elle ne panique pas, nettoie tranquillement les bris de verre et reçoit son fils dans la soirée en faisant passer ses blessures au visage pour des lésions résultant d’une « chute à vélo ». Si elle ne prévient pas la police, c’est parce qu’elle refuse de traiter avec eux à cause de son histoire familiale (son père est un serial killer qui a assassiné 27 personnes), mais c’est avant tout parce qu’elle est décidée à mener ses propres recherches et à se faire justice elle-même.

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La détermination de Michèle vers la quête de la vérité supplante tous les autres aspects de sa vie déjà bien remplie : elle gère une entreprise de jeu vidéo au sein de laquelle un jeune employé lui tient impertinemment tête, couche ponctuellement avec le mari de sa meilleure amie et associée Anna, interprétée par Anne Consigny. Du côté de sa famille, elle supporte financièrement son fils Vincent (Jonas Bloquet), naïf et bêta, qui se fait mener par le bout du nez par sa petite amie, elle doit composer avec son ex-mari (Charles Berling) toujours amoureux d’elle, et se chamaille avec sa richissime mère qui se paye sans complexe un gigolo. Elle se livre enfin à un jeu de séduction avec son voisin Patrick (Laurent Lafitte) qui habite avec sa femme (Virginie Efira) en face de chez elle. Le scénario est donc très riche, incluant de multiples histoires périphériques qui convergent toutes vers la résolution de l’énigme. Le film s’étend ainsi sur un spectre de genres assez large. Le plus évident est bien sûr le thriller avec cette enquête en cours et l’atmosphère glauque de suspicion qui règne sur fond de musique orchestrale à suspens. Le tableau de tout ce petit monde aisé qui se tire dans les pattes avec classe et hypocrisie ancre le film dans la satire bourgeoise et rappelle avec délectation le cinéma de Chabrol. La trame est en outre ponctuée à plusieurs endroits de moments comiques, grâce à un certain sens du second degré, comme par exemple le running gag de Virginie Efira en catholique pratiquante qui ne cesse de faire des remarques ridiculement candides.

Parce qu’il n’est assurément pas le sujet principal du film, le mystère autour de l’identité du violeur s’évapore tout compte fait assez rapidement. Il s’agit, sans surprise de Patrick, porté par le jeu remarquablement terrifiant de Laurent Lafitte dans la peau du voisin bien sous tous rapports le jour et détraqué la nuit. Quand Michèle le démasque, elle décide de ne pas le dénoncer mais de débuter avec lui une relation sexuelle dangereuse. Désarçonné, il accepte en quelque sorte d’être son amant, mais cela ne lui convient pas longtemps. Dans un sommet de suspens où il l’invite à descendre dans son sous-sol, il avoue dans l’action qu’il veut la frapper, qu’elle se débatte, ce qu’elle finit par accepter. Ils se revoient à l’occasion mais un soir qu’il la raccompagne en voiture, elle dit vouloir arrêter et tout raconter à la police. Il débarque chez elle quelques minutes plus tard, cagoulé, pour continuer leur jeu pervers mais cette fois-ci, le fils de Michèle les voit et le tue, confisquant brillamment par là toute certitude sur les réelles motivations de l’héroïne. Si la première fois était un viol abject, les autres fois relevaient de l’improbable rencontre de deux êtres aux désirs pour l’un violents, pour l’autre marginaux. Le film est sans ambiguïté sur la confusion entre viol et plaisir et il n’y a heureusement pas de discours qui tendrait vers l’idée d’un désir de toutes les femmes violées de vouloir coucher avec leur agresseur. C’est à l’inverse un parti pris féministe qui se construit progressivement, par la mise en scène d’une femme qui prend le contrôle de la situation jusqu’à la renverser. Les aspects les plus subversifs ou tabous sont plutôt à rechercher du côté du désir irrépressible pour le danger et du sadomasochisme. Sur ce point précis, le film s’inscrit à sa manière dans la longue lignée des films mettant en scène des personnifications du danger qui suscitent la fascination, allant de Loulou de Georg Wilhelm Pabst et La chienne de Jean Renoir, à Cet obscur objet de désir de Luis Buñuel ou plus récemment L’inconnu du lac d’Alain Guiraudie, en passant par les femmes fatales des film noirs américains.

Tous les ingrédients dramaturgiques du thriller sont habilement réunis, mais la force du film repose plus que tout sur le mythe que représente Isabelle Huppert. Son rôle convoque en effet immédiatement celui de la femme perverse mémorable qui lui avait valu le prix d’interprétation à Cannes en 2001 dans La pianiste de Michael Haneke. L’actrice marque tous les films où elle passe et, à présent, c’est autour de l’image qu’elle s’est construite que gravitent les films dans lesquels elle tourne. En cela, le titre semble presque exposer ce parti pris tout en désignant son personnage comme véritable solution de l’intrigue. « Elle » est certainement innommable parce qu’elle est un monstre, un monstre de tragédie grecque. Elle le dit même ironiquement : « Mon fils pense que je suis Médée ».

Fruit du hasard ou pas, l’actrice était aussi Phèdre cette année sur les planches sous la direction de Krzysztof Warlikowski. De la même manière que pour ces figures mythiques, l’évènement traumatisant (ici la rencontre avec son père couvert de sang après les meurtres qu’il a perpétrés) l’a envahi à son insu de dolor puis de furor, deux sentiments dans leur pureté la plus totale, insupportables pour un être, qui l’ont sortie de l’humanité. Elle enfonce encore le clou avec le détachement et l’assurance qui caractérisent bien le jeu de l’actrice, en rétorquant à son amie qui lui rappelle qu’un fou rode : « Non mais les fous j’ai l’habitude, c‘est ma spécialité ». Une autre réalité se dévoile alors que l’on change progressivement de point de vue : tout son entourage qui était présenté comme critiquable pourrait bien être d’une normalité affligeante alors qu’elle serait la véritable hors-norme de cette histoire, probablement plus surhumaine que folle. La narration dessine les contours de sa monstruosité relativement tardivement, bien que celle-ci soit pourtant habilement montrée par des occurrences formelles dès le début, que ce soit par ce plan d’ouverture sur le chat, par le triple miroir ou le petit rond grossissant qui suggèrent respectivement sa duplicité et sa déformation, ou par la deuxième séquence de flash-back fantasmée de son viol à l’issue duquel elle finit par tuer son agresseur.

Son ex-mari penaud ne savait pas à quel point il était lucide en lui disant « La plus dangereuse Michèle, c’est tout de même toi ». L’éloignement de son fils et la crise cardiaque mortelle de sa mère sont manifestement la rançon de la vérité qu’elle leur assène sans détours, tandis que son père se suicide en prison avant même de l’entendre. Son puissant jeu pervers aura par ailleurs eu raison de son ex-violeur nouvel amant. Le plan de fin dans lequel elle marche aux côtés d’Anna, cernée par les tombes d’un cimetière figure l’évidence qu’elle les enterra tous. Paul Verhoeven construit avec acuité le portrait magistral et audacieux d’une femme qui concentre en elle à la fois une banalité humaine irréfutable et un pouvoir phénoménal, sources d’incompréhension et de fascination pour ceux qui la regardent.

Jérémy Sibony :

Elle  de Paul Verhoeven est un de ces petits miracles devant lesquels le cinéphile se sent humble. Non pas que le film soit un chef d’œuvre absolu, les coutures du cinéma de Verhoeven sont toujours aussi visibles. Mais à la sortie de la salle, on ne peut s’empêcher de penser que le film revient de loin, que Paul Verhoeven est très proche d’avoir réalisé un film irresponsable ou dégueulasse sur le viol. Miraculeusement donc, Verhoeven ne sombre jamais dans la psychologie de bazar misogyne, au contraire, débarrassé des contraintes des grosses machines hollywoodiennes, il réalise avec Elle  son film le plus transgressif, le plus déroutant, son meilleur film.

Michèle, bourgeoise dirigeant une société d’édition de jeux vidéo se fait violer. Elle ne porte pas plainte, semble vouloir ignorer le drame mais sombre dans la paranoïa et la peur, entrainant le spectateur avec elle. Le film s’ouvre sur le viol. Cette brutalité imprègne donc le film, quoi qu’il se passe ensuite, le spectateur le verra avec cette violence ancrée en lui. Une angoisse sourde enveloppe alors chaque scène, chaque dialogue, rendant parfois la projection étouffante. Le traumatisme n’est pas analysé, il est vécu. Michèle tente de faire « comme si », cela n’existait pas, elle commande des sushis… et ce geste simple devient presque insoutenable. Mais Verhoeven fait de son héroïne une victime bien étrange. Sans jamais remettre en question le statut de victime de Michèle, traumatisée et vivant dans la peur, il nous fait découvrir ce qui se cache en elle : elle n’est pas que la victime d’un viol, mais un être ambigu, une femme vaguement dérangée notamment par un lourd trauma d’enfance et relativement tordue. Michèle, disons-le, est perverse, comme Verhoeven, comme le film.

Pervers, « Elle » l’est tout à fait. La victime tient autant de la femme moderne que de Médée mais autour de ce personnage insaisissable, Verhoeven nous montre une galerie d’hommes particulièrement lamentables. Lâches, obsédés, violents : le réalisateur de La Chair et le Sang décrit un monde bourgeois où la femme doit survivre. De Basic Instinct à Black Book, le cinéma de Verhoeven n’en finit pas de nous proposer des images des figures féminines fortes victimes d’hommes minables, incapables de supporter leurs propres faiblesses et le faisant payer aux femmes. Michèle se réfugie derrière une forme de perversité, tout comme sa voisine se réfugie dans la bigoterie la plus hypocrite. Remercier dieu pour tout et n’importe quoi, ne pas rater la messe de minuit, chercher en Jésus la seule figure masculine acceptable. Car si les personnages féminins sont parfois insupportables, ils suscitent toujours l’empathie. Le viol du début apparaît alors comme le symbole des rapports entre l’homme et la femme dans un univers créé pour les premiers. Des employés acceptent mal d’être dirigés par une femme, un amant refuse l’idée qu’on ne s’offre plus à lui. Victime expiatoire de Michèle, l’ex-mari est un personnage, prétentieux jusqu’au ridicule et qui vit dans la honte d’avoir lui aussi, pourtant en apparence si falot, frappé son ex-femme. Quand au fils aimant, s’il est victime d’une mère assez possessive et d’une fiancée qui semble l’utiliser, il apparaît vite comme un jeune irresponsable violent et aux motivations pas très romantiques.

Face à cette lâcheté ordinaire, Michèle qui comme la plupart des héros/héroïnes de Verhoeven, est obsédée par l’idée de garder le contrôle. Elle déstabilise le spectateur. La victime est un personnage ambigu, volontiers cruel avec ses proches, elle espionne ses employés, complote contre ses rivales, entretient une liaison avec le mari de sa meilleure amie, étouffe son fils. On voit mal qui d’autre qu’Isabelle Huppert aurait pu incarner cette bourgeoise imprévisible, agaçante pour qui s’attend à voir une petite chose aimable dans le rôle de la victime. Autour d’elle, elle sèmera le chaos que son viol a installé en elle. Le petit monde policé de cette bourgeoisie parisienne explose, notamment lors d’un réveillon de Noël qui peut déjà figurer au panthéon des repas de famille désastreux au côté de celui de Festen. On n’oubliera pas le rire glaçant de Michèle apprenant que sa mère se marie. Elle laisse le spectateur dans l’angoisse d’une nouvelle explosion de violence, psychologique ou physique, comme ce personnage du jeu vidéo que fabrique Michèle, personne ne peut tout à fait empêcher de faire ressortir son monstre provoquant chaos et désolation.

Bien sûr, Verhoeven n’est pas devenu le cinéaste le plus subtil du monde : si son personnage l’est, le réalisateur est volontiers outrancier. Il aime choquer, déranger et cela se voit (trop ?), le petit jeu très malsain qui s’installe entre bourreau et victime menace de faire sombrer le film dans le ridicule et l’inacceptable. Heureusement, le jeu d’Isabelle Huppert et la mise en scène évitent tout malentendu, jamais le spectateur ne peut s’en tenir à une lecture superficielle. Le film est dérangeant, jamais obscène. Derrière l’étrange relation qui se noue entre la victime et le violeur, il s’agit bien de montrer l’onde de choc du traumatisme dont le responsable est clairement identifié. Qu’importe alors si le « suspense» du film est vite éventé pour qui sait lire un générique. Verhoeven n’est pas Hitchcock, cela n’en rend le film que plus captivant, le secret du film n’étant pas dans l’identité du coupable mais dans un autre mystère : ce que cache le regard insondable de son héroïne…

Est-ce la présence d’Isabelle Huppert ? Paul Verhoeven semble au croisement des cinémas de Claude Chabrol et Michael Haneke. Du premier il épouse l’autopsie de la bourgeoisie et le sentiment d’inconfort qui étouffe le spectateur. Comme avec le cinéaste autrichien, Huppert peut aller très loin sans jamais être ridicule. Si elle semble souvent se reposer sur son aura, l’actrice trouve ici son plus beau rôle depuis La Pianiste. Celui d’une femme imprévisible, qui tente de survivre à un traumatisme et, comme chacun d’entre nous, de contenir son monstre.

Elle – France / Allemagne – Durée 2h10 -Un film réalisé par Paul Verhoeven – Scénario : David Birke – Directeur de la photographie : Stéphane Fontaine – Musique : Anne Dudley – Avec : Isabelle Huppert, Charles Berling, Anne Consigny, Laurent Laffite, Virginie Efira, Christina Berkel, Jonas Bloquet , Alice Issaz, Vimala Pons.

Elle Verhoeven