Gérard Wajcman : Haut blanc, bas noir (L’Interdit)

Comme si la chose allait mieux une fois dite, l’usage éditorial veut que figure sous le titre d’un livre la mention de son appartenance. L’usage aime le genre. Ainsi du mot roman. Avant même d’entamer la lecture, ignorant tout de ce qui en constituera l’expérience, aura-t-on vu ce mot qu’un horizon se tracera pour laisser supposer ce qui nous attend.
Ce pourrait être le cas au vu de l’élégante couverture bicolore de format carré du livre qu’on vient de lire, qu’on a posé devant soi avec cette conviction, rare et troublante, qu’il est de ceux qui ne se referment pas. Le mot roman s’y trouve effectivement, écrit en petites lettres noires enlevées sur un gris pâle, juste au-dessous du titre, L’interdit, lui-même suivant le nom de son auteur. Un nom inscrit là sobrement, sans prénom, exposé, comme livré à lui-même, confié à un passage d’encre noire sur fond blanc.

Publié une première fois en 1986 aux éditions Denoël, ce livre de Gérard Wajcman, ainsi qu’il le signale lui-même dans sa postface, a été salué par Antony Grafton. À l’époque, l’érudit américain le créditait d’avoir inventé un « procédé », sinon même une forme littéraire inédite. C’était bien vu. D’autres s’en inspireront. Tel qu’il se présente, L’interdit a été — à peu de choses près — exclusivement écrit et composé en recourant, ce qui déroge aux règles admises de la forme romanesque, à des notes de bas de page. La quatrième de couverture de l’actuelle publication en explicite l’effet : « Il y eut un récit. Ne subsistent plus que des notes de bas de page dont les renvois invitent le lecteur, d’une part à imaginer ce qu’était — ou ce qu’aurait pu être — ce texte et, de l’autre, à s’interroger sur les raisons de cette inexplicable disparition. »

Surprise donc chez ledit lecteur. Première attente déjouée. Ce livre, songe-t-il en le feuilletant, ne ressemble décidément pas aux autres. Deuxième surprise, corollaire de la première : occupée par le texte dans sa seule partie inférieure, chacune des pages de L’interdit exhibe ce qui, d’ordinaire, ne se montre pas. Quelque chose, disons, comme un vide. S’il est encore trop tôt pour comprendre la nécessité et la puissance d’un tel vide, reste que l’acte de lecture va immédiatement devoir se réformer en se réglant sur une organisation spatiale, une distribution de la trace comme du sens que seule, le plus souvent, l’écriture poétique s’autorise.

Et voici qu’une question se glisse déjà sous la surprise : n’était l’indication sur la couverture de l’ouvrage, s’agit-il vraiment d’un roman ? Dit autrement, aurons-nous affaire ici à une réelle mise en intrigue ? Y aura-t-il, comme il se doit, évocation de situations et de lieux ? Sera-t-il fait allusion à des péripéties impliquant des personnages eux-mêmes embarqués dans des aventures subjectives ?

L'InterditCe sera oui, chaque fois, on le verra. Mais si roman il doit y avoir, c’est à une condition qu’il faut poser d’emblée. On dira que L’interdit est au genre romanesque ce que le couteau est à l’outil tranchant une fois privé par Lichtenberg de son manche et de sa lame : un pur objet paradoxal. Lui manque réellement ce qui, en droit, doit lui prêter sa consistance. Idem quant au roman. Nées d’une expérience de pensée, elle-même lestée d’affects et de souvenirs, son écriture et sa composition atypique ont fait advenir un objet idéal, ou plus précisément — là encore, on s’en apercevra vite — un objet dont le manque est la cause efficiente comme la cause matérielle.

Il est temps maintenant d’en venir aux faits. D’essayer. Dans L’interdit, on le saisit vite, l’absence de la narration n’est en réalité que le contrepoint nécessaire du récit d’une absence, laquelle relève, en quelque sorte, d’une extinction de soi. Si bien que l’absence prend ici l’allure d’une ombre portée. Ombre aveuglante, ayant valeur de négatif, comme projetée par l’ouverture d’une fenêtre dont l’absolue lumière empêche de voir et de savoir. Tout ce qu’on apprendra du protagoniste nous sera confié par la bande, si j’ose dire, rendu lisible au gré des notes qui viendront suppléer ce que le vide manifestera à chaque page. À chaque lecteur de suivre un parcours forcément lacunaire. D’où sa rêverie et sa circonspection. Car il s’agira le plus souvent, comme adressés par des énonciateurs multiples, de commentaires, de remarques, de précisions énigmatiques, de références plus ou moins explicites (Dante, Proust), de suggestions connexes à ce que fut censé vivre et éprouver le personnage de cette histoire-là, la sienne, entrevue plus que saisie à un moment crucial.

Qui est-il ? À dire vrai, on n’en sait pas grand-chose, sinon qu’il traverse une crise. Un moment décisif d’inflexion de sa vie. On peut même dire qu’il ne va pas très bien : « Il se sent vide et ne peut même comprendre que ce soit à lui qu’on s’adresse. […] Ne sachant rien de ce qu’on lui demande, il a autant peur de son propre silence que de se trahir à chaque instant sans s’en douter, d’avouer sans pouvoir jamais reconnaître lui-même ce qu’il aurait avoué. »

Si on ne sait pas grand-chose de lui, l’essentiel se révèle pourtant. L’homme dont il est question a perdu la mémoire et avec elle la parole. Il vit depuis, certes, ne cesse pas, persévère dans son être, mais se retrouve littéralement interdit. Alors que faire ?

S’en aller. L’idée lui vient alors, ni plus ni moins. Or sait-on jamais d’où viennent les idées ? Sans doute serait-il perplexe si on le lui demandait. Sans doute ne saurait-il tout simplement pas répondre. Et d’ailleurs la question n’est pas là. D’autres que lui, en tout cas, de l’avoir entendu formuler, tiennent pour acquis ce projet de départ : « C’est parce que d’autres croyaient à la parole, à la sienne, que son départ avait pris l’épaisseur d’un fait, y ajoutant des motifs qui auraient pu en outre lui donner l’illusion qu’il l’avait médité. » Il l’a pensé, l’a dit. À moins que ce soit l’inverse. Toujours est-il que tout se passe désormais comme si l’existence ne tenait qu’à ce performatif fragile, à ces phrases, ces mots qu’il nous arrive de risquer et qui, dès lors, orientent les êtres que nous sommes avec l’innocente violence, la force nue de leur simple énoncé. L’interdit devient ipso facto le récit d’une aventure redoublée par l’expérience d’une écriture, laquelle s’interroge moins sur ce que les mots veulent dire que sur une vérité, stupéfiante lorsqu’elle apparaît : une vie ne se soutient finalement peut-être que de la croyance accordée à ce qui se dit. À ce qui se dit en nous, de nous, autour de nous.

Le voici donc parti. « Italie », le mot résume un périple brouillon qui le conduira jusqu’à Venise, cité de toutes les morts et des survies possibles. Si toute ville est une fiction, celle-là, enveloppée plus que d’autres dans son nom, dans son histoire comme dans l’insistance de l’amour, l’est à un degré inégalable : « Ainsi sacrifie-t-il à une sorte de tradition qui, le menant à Venise, le conduit à parler moins de Venise, pour d’autres, qu’à elle, de son ancien désir de Venise. »

Venise, Wajcman la pense dans L’interdit comme la manifestation d’une disparition toujours déjà en acte. Une ville dont l’existence s’atteste d’ailleurs surtout dans le sommeil, se vit dès lors dans la seule « possibilité d’y dormir ensemble ». Pour le protagoniste aphone du roman, Venise va devenir le lieu décisif.

Dans le quartier de Cannaregio, se trouve le Ghetto. En dialecte vénitien, le mot désigne l’endroit où l’on jetait (ghettare) autrefois les déchets des anciennes fonderies. Le personnage y erre, s’y laisse porter. C’est dans une de ses synagogues qu’il va connaître une expérience bouleversante, celle de la révélation d’une altérité absolue.

Là, à l’écart du monde, presque caché, un homme prie. Recueilli, son corps se balance, ses mains tiennent le châle, sa voix n’est plus que psalmodie, proche du fin silence : « Ce vieux juif, seul, debout dans la pénombre, c’était celui qui était aussi étranger que lui-même. Dans cette impression qui toujours l’avait accompagné de n’être nulle part à sa place, d’une insaisissable et infranchissable distance qui le maintenait hors de ce qui faisait sa vie, étranger aux gens, à ses proches, aux autres juifs, il voyait maintenant ce qui faisait de lui un juif. »

Mais que signifie l’évidence soudaine d’« être juif », en particulier chez celui qui se déclare lui-même « éloigné des religions » ? La question vient, on ne pourra pas s’y soustraire. Au reste, tenter d’y répondre sera peut-être le moyen d’approcher ce qui a précisément enclenché l’écriture de L’interdit.

Contrairement à ce qu’on affirmerait spontanément, ce que les juifs ont à présent en partage pour se penser et se savoir tels ne procède nullement d’un ensemble de déterminations positives qui vaudraient pour eux et pour les autres comme des signes d’appartenance, mais de bien « autre chose ». Quelque chose « comme un manque, écrit Wajcman, une séparation ». De sorte que cette reconnaissance-là, par-delà les contingences d’ordre sociologique, se distingue radicalement de toutes les autres tant il est vrai qu’elle repose sur l’attestation simultanée d’un départ et d’une clôture. Départ lié à la séparation, clôture inhérente à l’isolement irrémédiable qui en dérive. À la vision inattendue de ce vieux juif correspond soudainement celle, proprement indicible, de la « disparition d’un peuple ». Passant dans le Ghetto, enfermé dans la chambre sourde d’une langue qui fait défaut, un homme vient d’apercevoir un autre homme qui prie. La figure de ce dernier, à jamais seul et dernier, priant, porte en elle l’absence de toute communauté possible.

La note 193, celle qui débute à la page 223 pour se conclure quatre pages plus loin est sans doute, en vertu de sa puissance réflexive, l’une des plus saisissantes de ce roman. Si dans cette synagogue vénitienne le protagoniste s’est « senti étranger plus qu’ailleurs », c’est que tout à coup s’y est exposée la vérité de l’Histoire — « une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps », comme l’écrivait Georges Perec. Être juif aujourd’hui, après Auschwitz, après « l’holocauste nazi », affirme à son tour Wajcman, c’est désormais devoir « prendre dans ses mains les cendres de son peuple, de ce qui fut son peuple et porter le cadavre de chacun des disparus ». Dit autrement, « être juif, c’était accepter de ne jamais trouver nul autre qui lui ressemble, d’être tout seul ». Le sens de cette rencontre fortuite vient de se livrer à l’homme privé de parole : « C’est dans une paradoxale communion du dissemblable qu’il sera entré en contemplant le vieil homme. »

Peut-on imaginer plus paradoxal qu’une communion qui ne suppose aucune similitude ? N’est-ce pas là l’indice d’une solitude radicale ? D’une solitude primordiale, d’autant plus vive et coupante qu’elle est brusquement rappelée ? Ce qu’en réalité le personnage vient d’éprouver n’est autre qu’un réveil dont Wajcman a signalé la tonalité en choisissant en guise d’exergue une phrase de Proust (Sodome et Gomorrhe) : « Alors du noir orage qu’il nous semble avoir traversé (mais nous ne disons même pas nous) nous sortons gisants, sans pensées, un « nous » qui serait sans contenu. Quel coup de marteau l’être ou la chose qui est là a-t-elle reçu pour tout ignorer, stupéfaite jusqu’au moment où la mémoire accourue lui rend la conscience ou la personnalité ? » Cette « paradoxale communion » renvoie à celle d’un « nous » sans consistance, comme sans contenu. D’un nous par conséquent incapable de se rapporter à lui-même, abandonné, aphasique, aussi interdit que l’est devenu le protagoniste du roman. La postface le confirme sans équivoque : « Dans L’interdit, il est question de quelqu’un qui parlerait vraiment une langue morte, la langue des morts et une langue dont on ne se souviendrait pas, que tout le monde aurait oubliée. Au point lui-même de se taire. La langue de ce qui ne peut se dire, ni s’écrire, ni se voir. »

Cette langue, oubliée de tous, fut précisément celle que partageaient tous ceux qui ont disparu. « Avec les millions de locuteurs, écrit Wajcman, le yiddish a disparu de la surface de la terre ». Une langue dont Kafka avait pour sa part repéré les caractéristiques si singulières dans son « Discours sur la langue yiddish » : « Le yiddish est la plus jeune des langues européennes, il n’a que quatre cents ans et en vérité, il est beaucoup plus jeune que cela. Il n’a élaboré aucune forme qui soit douée de la clarté dont nous avons besoin. Sa forme est concise et rapide. Il n’a pas de grammaires. Les amateurs essaient d’en écrire, mais le yiddish est constamment parlé : il ne parvient pas au repos. Le peuple ne l’abandonne pas aux grammairiens. Il ne se compose que de vocables étrangers, mais ceux-ci ne sont pas immobiles au sein de la langue, ils conservent la vivacité et la hâte avec laquelle ils furent dérobés. Des migrations de peuples traversent le yiddish de bout en bout. » (Préparatifs de noce à la campagne, traduction de Marthe Robert Robert, Gallimard).

Une langue jeune, vive, alerte, rapide. La langue commune à tous ceux que les nazis décidèrent d’exterminer.

Wacjman, sans la savoir, a entendu cette langue. Ses parents la parlaient entre eux. Elle était la langue de leur intimité. Une langue qui permettait de tenir à l’écart le petit garçon, de croire pouvoir ainsi le protéger de la réalité, et qui, aujourd’hui, conduit l’écrivain à expérimenter, pour recouvrer la part manquante de soi, quelque chose de cette « littérature mineure » qu’évoque Deleuze, sachant qu’« une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure » (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit).

La langue de L’interdit, celle du livre inouï que nous lisons, est certes le français, mais demeure « le reste de la langue yiddish inconnue », précise encore Wajcman. C’est de cette ignorance même que procèdent l’absence et le blanc maintenu sur chacune des pages. Et c’est l’insistance de ce reste qui a commandé la forme insolite du roman. Elle a placé cet aplat gris des notes dans un rapport pensif avec la béance du récit, a inventé au fil des pages l’étrange partition de ce « Haut blanc, bas noir ».

En observant que L’interdit était sans doute le premier livre écrit ainsi, uniquement à partir de notes de bas de page, monsieur Grafton avait raison et cela seul méritait d’être signalé. Sans préjuger du résultat, on peut d’ailleurs imaginer que d’autres romanciers puissent eux-mêmes s’y engager. Certains d’ailleurs l’ont fait. Ceci étant, les choses ont pour Gérard Wajcman un sens et une portée d’un autre ordre. Il ne s’agissait pour lui ni d’une commodité stylistique, ni d’une pure invention formelle dont le principe fût susceptible d’être repris. Nous savons maintenant que ce livre accomplit autre chose. Avec ses moyens propres, littéraires et plastiques, il expose la tentative de résolution dans la langue d’un destin singulier. Ce roman par notes, ce roman qui se nomme, ne pouvait pas ne pas se nommer L’interdit, reste à jamais, de par le désir singulier qui le tient, « un hapax ».

Gérard Wajcman, L’Interdit, éditions NOUS, 2016, 264 p., 20 € — Lire un extrait en pdf

Gérard Wajcman est écrivain, psychanalyste. Membre de l’École de la Cause freudienne, il enseigne au département de psychanalyse de l’Université de Paris 8 et dirige le Centre d’étude d’histoire et de théorie du regard. Il a notamment publié L’Objet du siècle (Verdier, 1998), Collection (Nous, 1999), Arrivée, départ (Nous, 2002), L’œil absolu (Denoël, 2010), Voix (Nous, 2012), Les experts, La police des morts (PUF, 2012).