Anne Kawala : « Vers la possibilité de parler » (Création et politique, 10)

Suite et fin des entretiens d’Emmanuèle Jawad autour de « création et politique ». Après Véronique Bergen, Nathalie Quintane, Sandra Moussempès, Leslie Kaplan, Vannina Maestri, Marie Cosnay, Jennifer K Dick, Marie de Quatrebarbes et Liliane Giraudon, c’est aujourd’hui Anne Kawala qui évoque les implications poétiques et politiques de son travail.

 

Tu as publié cinq livres : F.aire L.a Feui||e, Le cow-boy et le poète, Part &, De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs, Le déficit indispensable. Ton prochain livre, Au cœur du cœur de l’écrin, paraîtra chez Lanskine en 2017. D’autre part, tu mènes un travail important dans le domaine de la performance. Dans ton parcours, l’écriture et ce travail mettant en jeu le corps, la voix, autour de la performance, recouvrent-ils des enjeux critiques et politiques ?

Je me souviens que Michaël Batalla, qui a édité mon premier livre, F.aire L.a F.eui||e, m’a un jour demandé de quoi je parlais dans mes livres, mes performances. Ma réponse s’axait autour de questions techniques : le comment prévalait sur le sujet. S’il l’a souligné avec bienveillance, je n’ai pas pu, ensuite, m’en défaire. Livre à livre, je crois que je me suis efforcée d’y répondre – a minima pour moi-même, sans parvenir à dessiner une ligne sous-jacente qui ferait sujet.

Ta question permet de poser la parole comme double réponse : mon travail s’intéresse aux rapports techniques, critiques et politiques que l’écriture, orale et scripturante, entretient avec la parole. Je pense actuellement beaucoup à ce 3qu’écrit Starhawk, dans Rêver l’obscur : femmes, magie et politique, sur le pouvoir de la parole, la définissant comme acte magique. Cette puissance magique n’est pas ésotérique : la parole est efficace et concrète. C’est poursuivre l’idée de Simone Weil selon laquelle la pensée est déjà de l’action. Cette pensée doit, selon moi, pour être action, être partagée selon des modalités qui sont celles de la parole circulant entre êtres humains, chacun,e d’eux et d’elles – que j’écrirai d’elleux – étant par rapport à la parole sur un pied d’égalité – soit qu’il n’y ait pas un,e unique orat,eur,rice, mais un partage de la parole et de l’écoute : l’écoute est action commune.

Marc Perrin et moi l’avons compris à l’issue d’un 29 – une réunion mensuelle organisée par lui et moi entre janvier et juillet 2015, à Nantes, tentant d’élargir le seul cercle de connaissances ou d’amis, pour parler d’une question commune. À l’issue de l’un des derniers 29 a été énoncé que l’accueil d’un,e réfugiée pouvait être illégal : cette parole m’a fait réagir. Plusieurs actions concrètes en ont découlé – d’abord grâce à Marie Cosnay. Dans l’entretien qu’elle a fait avec toi pour Diacritik pour cette série « Création et politique », il est aussi question de cette nécessité de la parole : « Cette suite de chroniques d’accueil, on va la lire à haute voix autour de nous, ici et là, ces jours-ci. Cela semble nécessaire : un peu de fierté et de re-territorialisation ne nous fait pas de mal. Et puis la forme orale atteindra des personnes qui ont ignoré l’expérience, d’autres qui étaient sceptiques. C’est peut être un enjeu à venir, je le sens utile et nécessaire : raconter les expériences réussies qui contredisent le champ et les criailleries politiques (…). C’est-à-dire peut-être : passer de la critique (…) au récit de ces expériences joyeuses inconnues d’un large public qui fleurissent un peu partout : oui, un peu partout des gens vivent « autrement».

7Dire les possibles avec la puissance d’une parole chargée de l’expérience, de l’émotion, positive ou négative, est déjà agir, positivement ou négativement, sur le monde : cette parole entendue permet l’action chez qui écoute et entend. C’est une réponse très vive, vivante, au sentiment d’impuissance – hors de rares cas en ateliers d’écriture : je pense à ce jeune homme rencontré dans un collège situé en zone d’éducation prioritaire, qui me demande où il peut acheter Participe présent d’Oscarine Bosquet – qui politiquement m’habitait, et cela malgré mon affirmation, toujours présente, que mon engagement artistique est politique.

Différentes paroles m’ont mise en action d’une manière autre que celle artistique de façon peut-être plus tangible. Celle évoquée plus haut, lors d’un 29, a eu pour conséquence la mise en place de cours de français et de solutions temporaires d’hébergement pour quelques personnes venant d’arriver en France. Une autre discussion m’a permis de parvenir à un véganisme – et qui, transmise, a transformé les modalités d’alimentation d’autres personnes. Le véganisme peut ne pas sembler être grand-chose, mais c’est une attention permanente aux modalités de production, cette société de consommation qu’on ne cesse de décrier, de laquelle l’on voudrait se sortir, etc. – ce choix est, qui plus est, vecteur de parole permettant d’apprendre qui produit, comment et pourquoi. C’est refuser des modalités qui nient à des êtres vivants leur appartenance au vivant – c’est prolonger la pensée de Delphy, quant aux Uns et aux Autres, la prolonger disant que le classement qui permet de dominer s’applique aussi, encore à cet endroit-là. Ici saluer Marie de Quatrebarbes qui Delphy Classer Dominerm’a permis de rencontrer Classer. Dominer. Qui sont les « autres » ? de Christine Delphy.

La parole comme acte magique, c’est aussi la séance inaugurale d’un cycle intitulé poésie civile qui aura lieu à l’espace DOC, dans le 19ème à Paris, le dimanche 22 janvier à 16h30. Ce projet est à l’initiative de Laura Boullic qui a nous a très joyeusement réunies Elodie Petit, A.C. Hello, Marie de Quatrebarbes, Marie Fouquet et moi pour penser des moments qui ne seraient pas des lectures de poésie. À partir de février, chacune de nous invitera chaque mois quelqu’un,e, pas nécessairement du champ de la poésie, pour parler avec le public du lien que nous établissons entre notre pratique et le champ de l’invité,e. Pour ma part, il s’agira de questionner, avec une amie, l’enseignement et la non-scolarisation. Nous avons également décidé d’offrir un encas vegan, que nous tenterons de faire à partir d’invendus. De la nourriture à la bouche, à la parole. Je t’avais répondu, dans un autre entretien sur remue.net, quant à la voix, à la mue, l’importance du rapport de la parole à l’écrit, comment l’écrit est une pensée avant tout comptable. Raison, sans doute, de ma pratique des lectures et des pièces performées. Quant aux livres, ils s’écrivent avec cela aussi, avec la voix et la parole. Et lectures, performances, livres permettent de parler. D’énoncer, de rencontrer. D’imaginer aussi. Autre chose, autrement. Et faire cela, aussi, parce qu’il y a une grande joie à le faire. Comment l’art de la joie pourrait-il ne pas être politique ?

Dans un livre à paraître Au cœur du cœur de l’écrin (Lanskine, 2017), la question de la place des femmes dans la société du Moyen Âge est centrale. Quel est le contexte d’écriture de ce livre ? Peut-on y voir une approche explicitement féministe dans ton travail d’écriture aujourd’hui ? Le choix de personnages féminins s’inscrit-il d’emblée dans tes projets d’écriture ?

Ce livre est né d’une commande que m’ont passée la Maison de la Poésie de Nantes et sa directrice, Magali Brazil en partenariat avec le musée Dobrée et sa conservatrice, Sylvie Teullier, en janvier 2016. La commande était celle d’un texte très librement inspiré par l’écrin du cœur d’Anne de Bretagne. Ma première question a été de savoir comment, en 1514, en regard des connaissances médicales et des interdits religieux, il avait été possible qu’une main pénètre dans le corps d’une femme, se glisse sous le sein d’une reine, y cueille son cœur pour l’enchâsser dans un écrin d’or – d’une facture appartenant encore au Moyen Âge et déjà à la Renaissance. Les réponses à cette question m’ont emmenée dans l’Histoire, les histoires – sur les terres de croisades et les temps du mos teutonicus où la poésie arabe donne naissance à la poésie courtoise, au fin’amor. Je connaissais et aimais les Lais de Marie de France, j’ai rencontré Aliénor d’Aquitaine, Tortula de Salerne, Blanche de Castille, Isabeau de Bavière, Yolande d’Aragon, les neuf preuses, Jeanne d’Arc et Agnès Sorel, Anne de Beaujeu, etc. : des femmes puissantes qui ont été ensuite oubliées, voire calomniées. Elles ne figurent pas, ou peu, dans les manuels scolaires. Je rencontrais Anne de Bretagne réifiée par le pouvoir, selon l’Histoire qui la destitue de sa propre existence, de ses choix et de ses luttes. Au cœur du cœur de l’écrin est une tentative d’écrire une poésie historique, c’est-à-dire qui cherche dans les archives, les documents, etc., infirmant ou confirmant des hypothèses poétiques qui s’axent autour de la poésie, du féminisme, de la médecine, des histoires en regard de l’Histoire. Les grandes aventurières, de Françoise d’Eaubonne, n’est pas étranger à ce travail de réhabilitation, d’un réel travail de mémoire à faire envers les femmes. Ces femmes médecins, chirurgiennes, combattantes, preuses, fauconnières, régentes et reines, grandes stratèges, sorcières : ce sont des Guérillères – et le 6livre de Monique Wittig qui porte ce titre est très important pour moi. Au cœur du cœur de l’écrin accueille Françoise Barthes et Adèle Donge, etc.

Être féministe, ici, c’est aussi donner à voir comment peuvent s’enchâsser oppression des femmes et des classes les plus pauvres – pour qu’il ne soit plus possible d’opposer comme argument aux féminismes qu’ils sont de nature bourgeoise et qu’il y a plus important à régler d’abord. La chasse aux sorcières, qui agite l’Europe sur la période assez longue de la transition du Moyen Âge à la Renaissance et que Françoise d’Eaubonne décrit comme sexocide, permet de démanteler les communs, d’enclore la terre, d’affaiblir les classes sociales les plus pauvres les privant de soins que les dites sorcières leur donnaient, de diviser les connaissances en savoirs de spécialistes. Les luttes sociales ne peuvent être menées sans les femmes, pour autant elles sont souvent balayées de la mémoire collective. Or, si elles en sont balayées, c’est déjà qu’un nouveau système oppressif se met en place. C’est-à-dire qu’on peut déjà dire que la lutte a échoué. Et cela est vrai pour tout Autre, tel que l’entend Delphy, qui serait définit par les Uns : les indigènes, les femmes, les homosexuel,les. J’ajoute les transgenres. Je rajoute, anti-agisme, les enfants et les personnes âgées. Et j’y rajoute encore, anti-spécisme, les animaux. Peut-être que mon choix de personnages s’établira désormais plutôt à la frontière de ces questions – bien que, pour l’heure, le personnage de la chasseuse-cueilleuse du Déficit indispensable et Anne de Bretagne soient des personnages de sexe biologique féminin cisgenre. Je ne peux pas dire, comme Véronique Bergen, dans l’entretien que tu as mené avec elle toujours pour Diacritik, que « Les personnages féminins dont je m’empare sont des personnages qui se sont emparés de moi (…) avant que je ne pense à les inscrire dans une fiction ». Le moment de l’écriture et de la découverte sont conjoints – c’est une plongée à chaque fois assez folle, c’est un coup de foudre constitutif – de l’écriture, de la pensée, des prochaines rencontres, des prochaines recherches.

Tu clos ce cycle d’entretiens « Création et politique » qui a donné la parole à dix auteures. Dans un des entretiens de ce cycle, l’idée selon laquelle l’époque que nous vivons nous force à être finalement politique (Nathalie Quintane) et l’idée (dans un autre cycle avec Jean-Marie Gleize) de « littérature impliquée ». Comment situes-tu ton travail par rapport à ces propositions ?

Pour moi le champ du politique est un champ neuf. Je le découvre, je n’ai pas le recul nécessaire, tel que peuvent l’avoir Nathalie Quintane et Jean-Marie Gleize. Du temps présent, je peux affirmer qu’il rend possible les endroits pour agir à ma mesure – et j’observe cela aussi chez d’autres. Mais je ne sais pas comment transcrire cette expérience ni ce que serait pour moi cette littérature impliquée : parler des expériences, c’est-à-dire échanger à quelques un,es, encore une fois, est aisé, mais transcrire ? Par l’expression « Les écrits restent, les paroles s’envolent », avant que son sens ne s’inverse pour l’actuel, il fallait entendre que les paroles ne sont pas comptables comme les écrits, mais qu’elles ont cette capacité d’atteindre l’oreille du ciel. Et je pense immédiatement à Stéphanie Éligert qui souligne le retour d’à l’assaut du ciel dans les luttes du printemps. À l’écrit, faudrait-il atteindre le même endroit – ce mélange d’expériences et de sentiments vifs traduits dans une écriture qui donne à les éprouver autant qu’avec, en plus de la voix, toutes ses vibrations, les expressions faciales, les gestes, les silences – pour qu’il y ait mouvement du cœur et du corps chez qui lit ? Quel serait l’outil le plus adapté : la poésie ?, l’autofiction ?, la fiction ?, la non-fiction ? la performance ?, le théâtre ?, la parole ?

Il y a ce cycle évoqué plus haut, poésie civile, qui revêt pour moi une grande importance tant par le groupe qui se constitue que dans la manière dont il fonctionne, dans les propositions qui en émergent : le déplacement de l’autorité savante des auteurs vers la possibilité de parler. Il n’y a là rien de spécialement neuf, de telles expériences ont déjà eu lieu, nous nous en inspirons, chacune apporte ses backgrounds politique et associatif particuliers, ses réflexions et ses expériences, ce qui permet la mise en place d’attentions propres à chacun,e et au groupe lors de nos discussions internes, et je l’espère lors des événements publics de poésie civile. Il me semble important de vivre aujourd’hui de telles propositions. D’autres formes de réponses, plus classiques, s’esquissent dans les lectures performées dans lesquelles je travaille à un dispositif permettant de plus en plus l’improvisation, la voix parlée – et non seulement lue. Dans ce dispositif, l’écriture autofictionnelle et non-fictionnelle retrouvent leurs places sous forme de fragments : des impressions, des petites pensées, des extraits de lectures. Continue à y surgir différentes langues – et ici saluer les analyses de Jennifer K. Dick dans l’entretien que tu as fait avec elle –, s’y affirment les langues inventées et chantées, désormais un peu plus écrites. Il s’agit à chaque fois de combiner différents éléments, eux-mêmes combinés à d’autres, qui permettent différentes qualités et temps d’écoute lors de ces lectures performées. Il est possible d’y rêver, de ne pas tout entendre, de penser à partir d’une proposition et de revenir plus tard dans le fil de la lecture. Si je suis une logique qui m’est propre, qu’il peut être possible de reconstruire si l’intérêt de l’audit,eur,rice se situe à cet endroit, la logique interne de qui écoute m’importe tout autant. Il s’agit, ici transposer à la lecture, comme l’explique Vanina Maestri à propos de ses livres le « souci de ne pas imposer un ordre de lecture, une injonction totalitaire. »

Par ailleurs, et finalement peut-être pas si loin, j’ai amorcé un Cycle de poésie critique. Poésie critique parce que la critique quand elle est institutionnelle m’ennuie profondément. Les ficelles sont souvent les mêmes : l’adoubement d’une œuvre par sa mise en perspective historique, où le sensible, le travail d’une description précise de la matérialité de l’œuvre est généralement ignorée, alors qu’il me semble que l’attention à l’écriture est un réel enjeu de la critique. Ces « poésies critiques » ne portent que sur des œuvres amies, aimées : c’est consacrer du temps à transmettre ce que j’aime, ce qui m’a déplacé, ému. Dans ce cycle, le cinéma côtoie la littérature qui côtoie l’art contemporain qui côtoie une première partie de mes impressions de la barricade de mots pour la ZAD : mon ZADécédaire. Une attention régulière est portée à la parité des artistes présent,es. C’est un projet au long cours, à peine entamé.

À cette question de la transcription d’expériences politiques, ou de réflexions nées de ces expériences, est apparue une autre réponse, proposant un grand écart d’avec le réel – déjà un peu mis en œuvre dans Le déficit indispensable (screwball). Il y a pour moi la nécessité politique de réinventer des réels pour 5penser le nôtre. Ici je pense beaucoup à l’écriture de Doris Lessing et à Ursula Le Guinn, à leurs utilisations de la science-fiction. Deux livres à cet endroit sont en chantier. L’un s’intitule actuellement A maze of diamondglittering spiders webs. C’est une fiction dont la mise en page est très travaillée et dont l’objet est la quête que mène un homme d’une sensation particulière dans un monde où l’écriture, par sa nature-même, rend toutes situations possibles. Cela s’articule avec un appareillage de notes de bas de pages, soit autant de poèmes, constituant une sorte de critique génétique du texte lui-même. J’y ai consigné les raisons des choix que l’écriture rend possible. L’autre livre, sans titre jusqu’à présent, travaille sur le moment où les langues auraient été séparées à Babel, réinventant ici totalement ce mythe via la science-fiction, pour questionner comment est-ce de ne plus se comprendre ?, comment retrouver, reconstruire des moyens de se parler quand le langage articulé n’est plus commun alors que le passé l’est encore ?, comment se comprendre au présent, comment réinventer l’acte magique de la parole ?

Anne Kawala, F.aire L.a Feui||e, éditions Le clou dans le fer, 2008,
Le cow-boy et le poète, éditions de l’Attente, 2011,
Part &,
éditions Joca Seria, 2011
De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs,
éditions cipM, IFs Beyrouth / Saïda, 2012
Le déficit indispensable, éditions Al dante, 2016.

Le site d’Anne Kawala et le site de son Cycle de poésie critique

Le site de l’espace DOC

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