Vannina Maestri : Montage et minage (Création et politique 5)

Vannina Maestri, entretien avec Emmanuèle Jawad, Création et politique 5.

De Débris d’endroits à Mobiles 2, la dimension visuelle de ton travail se fait de plus en plus prégnante. Si l’on retrouve dans ton écriture une attention portée aux mots, la composition se porte vers un espace textuel de plus en plus éclaté, avec des préoccupations graphiques et un travail de montage précis et serré.
Comment définir ce parcours sur le plan formel et au niveau de la composition au fil de tes livres ? En quoi cette radicalité dans ses différentes recherches – formelles, lexicales, graphiques, etc. – peut-elle s’apparenter à un geste critique et subversif ?

Débris d’endroits était au départ une fiction, une autofiction plus exactement. Mais ce texte ne me satisfaisait pas, il se contentait d’être un témoin un peu lyrique, une écriture décrivant quelque chose de moi. Je voulais manifester par une forme nouvelle comment une esthétique toujours sensible peut devenir une forme libre semi-maîtrisée. Je voulais donner à voir, à lire une architecture des mots, des phrases, des fragments, des narrations extérieures à moi en apparence. Il me semblait que je pouvais accéder à une forme objective en brisant la forme narrative classique porteuse selon moi de stéréotypes anciens et sclérosés. La sclérose de l’écriture habituelle étant cette impossibilité de s’adapter à une situation nouvelle, de l’inertie.

Tous mes livres sont une suite de ces fragments composés, mis en forme. De plus en plus éclatés sur la page, intégrant des images ou des schémas, des plans, des cartes, ils essayent de mettre au clair ou de mettre en scène les injonctions diverses qui composent les textes qui nous entourent. Je fais ce montage du chaos de textes dans lequel nous nous mouvons depuis l’enfance, textes lus cent fois et que nous ne voyons plus vraiment, pour tenter de démonter leur hypocrisie, pour miner leur mainmise sur notre esprit, sur notre vie.

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Le réel s’introduit dans tes textes, notamment, sous la forme de fragments issus d’une langue normative, standardisée, slogans, étiquettes publicitaires, documents fragmentaires également, semblant provenir de registres et de domaines très variés que tu agences en produisant ainsi un texte hétérogène et critique. D’où provient cet ensemble de matériaux d’écriture ? Quels sont précisément tes documents d’emprunt, en amont, que tu recycles ainsi ? Et dans quelle mesure ce travail d’écriture effectué au regard du réel recouvre t-il une dimension politique ?

Je recueille toutes sortes de textes à partir de mes lectures. Les journaux, les romans, les essais, les résumés : tout ce que je lis et découvre autour de moi m’intéresse car tout cela est la cartographie de notre présent, de notre imaginaire. Même les documents administratifs relatifs à mon travail à la bibliothèque me signifient quelque chose. Ils signifient surtout que nous sommes enfermés dans un style, dans une posture d’écriture ou de lecture. Quand je lis une publicité dans le métro ou un article de journal, mon attention peut être mise en éveil par un détail, un cliché, une mode passagère et je prends note. J’ai chez moi des piles de petites ou grandes notes, des fragments à utiliser – du matériau, comme un plasticien qui, pour une installation, ramasse des bouts de ficelle ou de plastique. Ces fragments sont montés comme des images, des plans de cinéma. Ils montrent dans leur confrontation leurs ressorts inconscients, leur mécanique cachée. Ils font surgir l’absurdité, la méchanceté, la violence du réel. Ils font aussi surgir des figures comme des cartes géographiques, ce que j’appelle du « land-texte ». Les textes académiques et les conférences absconses fragmentés rendent visibles les dysfonctionnements des discours. Et je l’espère font prendre conscience de notre enfermement. Un système anarchique – ou anarchiste – contre une norme académique générale.

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Tu évoques le cinéma au regard du travail de montage opéré dans tes textes et l’idée d’un « land-texte » en référence à des pratiques plastiques. Quels sont tes liens avec le cinéma et l’art contemporain ?

J’ai toujours l’impression que les arts plastiques, le cinéma et la musique contemporaine ont des décennies d’avance sur la littérature. La musique ou l’art contemporain travaillent par exemple sur les séries. Un artiste plasticien décline plusieurs fois le même thème sur des supports juxtaposés, écrit des numéros de zéro à l’infini, installe le même objet dans l’espace avec des variations subtiles. J’aimerais qu’il soit possible d’avoir cette liberté en écriture. Le cinéma de Godard juxtapose les plans de manière libre. Il se fout de la narration et pourtant il y en a une, mais non conventionnelle. Chez Rivette, dans Céline et Julie vont en bateau, la même histoire est répétée plusieurs fois jusqu’à une liberté formelle, une liberté de ton et une joie de vivre et de créer incroyables. Le montage de ces cinéastes a été formateur. Je désirais que l’écriture à son tour opère cette transmutation des flux, que les phrases, les fragments, les lignes tracées traversent la page.

L’idéal serait aussi un travail intuitif comme celui de Warburg, dont la bibliothèque constituée d’associations libres est finalement une œuvre plastique. Le land-art à son tour, quand je l’ai découvert, m’a permis de comprendre comment les traces laissées dans la nature correspondaient à celles laissées sur la page. C’est une installation dans la nature que nous faisons et défaisons. Les fragments installés sur la page forment un land-art, une carte, une installation de nos architectures éphémères langagières. L’espace naturel est un langage géologique ou artificiel fabriqué par l’homme. C’est un espace politique, historique ou artistique. Nous écrivons notre histoire sur et dans cet espace comme nous écrivons sur cette page – et je renvoie par exemple à la fin des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe.

Dans l’idée d’une construction textuelle protéiforme, d’une hétérogénéité, le montage dans tes textes semble l’axe de travail prédominant. Quelles techniques et pratiques d’écriture, quels procédés et méthodes de travail sont privilégiés ?

Quand je considère n’importe quel texte en général, il me semble que le réel ne se donne ou n’apparaît que par fragments, par bribes. On l’entre-aperçoit dans un éclair. Les discours politiques même généreux sont simplificateurs. Mettre en forme le réel pour qu’il signifie une véritable réalité politique ne peut se faire que de façon formelle et dans une certaine urgence. Être proche et violent, faire surgir l’enfermement et l’absurdité aujourd’hui, c’est reconstruire à ma manière une autre forme de discours. C’est un discours ouvert où la réification, l’absurdité, l’enfermement se donnent à voir. Le montage, ou écriture des fragments sur la page, est difficile pour moi car, comme un coup de pinceau précis, il doit être du côté de l’objet et du côté du sujet : une ligne d’équilibre très intense où je dois me tenir. Je ne dois pas tomber vers l’humour ou le pathos ou la démonstration, ou bien je ne dois pas aller vers l’abstraction, le texte froid. Il est important d’être sur cette ligne entre les deux versants pour que le montage rapide demeure, gardant cet équilibre fragile. Parce que je ne veux rien imposer. Je ne veux surtout pas à mon tour écrire un texte slogan.

Si tes textes recouvrent une dimension visuelle et graphique importante, ton travail s’inscrit également sous le mode de l’oralité. Dans certaines performances, la lecture se fait via des revues, magazines féminins standardisés dans lesquels tu prélèves puis restitues des fragments recyclés. Différents sens de lectures, plusieurs circulations du texte lors des performances sont mis en évidence, déconstruisant tout projet de lecture strictement linéaire.
La performance serait-elle un des moyens permettant d’être le plus explicitement critique et inventif ?

Les premiers mots de Débris d’endroits étaient « à feuilleter ». J’ai toujours conçu mes montages comme des textes que le lecteur pouvait lui-même recomposer à sa guise. Toujours avec le souci de ne pas imposer un ordre de lecture, une injonction totalitaire. Aussi, lorsque je fais une lecture, je me laisse guider par mon état d’esprit du moment. Je recompose le texte en ne lisant que certains passages ou en lisant certaines pages de bas en haut par exemple. La signification des textes, leur lecture est aléatoire et libre. Mais il me semble qu’ils gardent cependant une logique qui m’est propre. Ils résistent. Ce qui m’intéresse, c’est de recréer un sens nouveau et, suivant le public, d’aller vers telle ou telle composition. Les fragments gardent de toute façon leur force de déminage du réel. Certains textes ne sont pas toujours lisibles car trop techniques. Et c’est vrai que la performance peut me surprendre moi-même car je ne sais pas toujours ce qui va être composé. Je suis aussi le lecteur étranger de ces cut-up.

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Lors du passage à l’oralité et à la performance, le montage se fait à nouveau, à partir cette fois du montage initial des fragments écrits, pour une lecture dis-tu « aléatoire et libre ». La remise en question des normes et des codes de lecture est-elle un axe nécessaire dans ton travail d’expérimentation ? D’autre part quelle place le lecteur prend-il dans ce travail ? Dans la recherche que tu évoques précédemment d’une « forme objective », comment définis-tu la notion d’auteur ?

Voici par exemple un petit texte, ou quelques objets :

– tout le temps     il faut que je m’échappe ?

ne pas trier                   –   –   –

bribes d’idées     ébauches de systèmes

pensées   néons   objets   slogans   paroles

  • tableaux

C’est comme une petite chanson. En même temps, elle dit bien ce que je veux faire et en même temps, comme une ritournelle, elle se moque d’elle-même, elle tourne en rond. Je veux remettre en question les normes et les codes, cela me paraît nécessaire, mais je ne peux m’empêcher avec mes formes parcellaires, fragmentées, avec les morceaux de motifs, de langage, avec les détails, de m’amuser et de construire une esthétique expressive. Je demande au lecteur de faire le même travail, de jouer avec les débris que je lui donne. Je lui demande de ne pas être passif, de ne pas subir les discours. Je pense qu’il y a une création collective. Il n’y a pas d’auteur ou d’artiste seul. Nous construisons le réel avec notre regard, notre mémoire. Balayer du regard une salle du Musée d’Art Moderne, c’est déjà lui donner une forme unique à partir de la place que nous occupons, à partir de notre goût, de notre culture. Il ne faut pas écouter les marchands d’art mais construire et installer notre propre forme. Le langage, les objets, la nature, constituent une forme objective qui est donnée, qui existe dans sa multiplicité et qui est à construire.

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Tu as fondé avec Jean-Michel Espitallier et Jacques Sivan la revue Java (1989-2005) dont les enjeux théoriques et éditoriaux au regard des écritures expérimentales et des avant-gardes marquent considérablement le champ de la poésie contemporaine. Depuis, tu fais partie du collectif VEG@ aux côtés de Véronique Pittolo, Virginie Poitrasson, Elisabeth Jacquet pour des résidences et des cycles de performances. Comment ton travail individuel s’inscrit-il dans ces démarches collectives ? Constituer ce collectif VEG@ avec uniquement des auteures, est-il un parti pris réel ?

Les collectifs, qu’il s’agisse de revues ou, comme Veg@, de groupes de travail sont extrêmement importants car ils sont des laboratoires et permettent de confronter des expériences d’écriture. Je pense que la création est toujours collective. Je ne crois pas à la notion d’auteur mais à des forces, des tensions d’époque qui se traduisent par des styles particuliers, et certaines ou certains d’entre nous les mettent en forme, y travaillent.

Pour VEG@ nous connaissons toutes nos textes respectifs, nos méthodes de travail sont différentes mais nous les mettons au service d’un travail général sur le terrain : écoles, maisons de retraite, librairies, hôpitaux, bibliothèques, etc. Je fais aussi partie d’autres collectifs de femmes et il est vrai que, au départ, ce n’était pas volontaire, c’était un hasard. Mais de plus en plus je prends conscience qu’être une femme qui écrit de la poésie, ce n’est pas facile. Je ne le savais pas parce que je pensais être un homme comme les autres. Je croyais que dans un milieu intellectuel ce n’était pas un problème. Je ne me rendais pas compte mais finalement oui, être une femme qui écrit cela signifie souvent ne pas avoir de place. Le regard sur les femmes poètes ou artistes est réducteur, nié ou fantasmé, c’est une évidence.

Vannina Maestri, Débris d’endroits, l’Atelier de l’Agneau, 1999.
Vannina Maestri, Mobiles 2, Al Dante, 2010.

Le site du Collectif Veg@

Vidéo d’une lecture de Vannina Maestri au cipm, lors de la soirée « Amsterdam / Marseille« , le 28 mai 2004)