Et je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs
un mémorial (Yad) et un nom (Shem) qui ne seront pas effacés », Isaïe 56, 5.
L’œuvre de Scholastique Mukasonga pose trois grandes questions : d’abord l’identité littéraire de Scholastique Mukasonga. Dans la typologie des écrivains du génocide, est-elle témoin, survivante ou tout simplement descendante ? puis la question de la forme narrative et du genre : dans la littérature du génocide rwandais, Scholastique Mukasonga privilégie-t-elle le témoignage ou la fiction ? La troisième soulève la question du statut de la narration et de la fiction : ont-elles une valeur thérapeutique, testimoniale ou éthique ? Sont-elles des preuves ? Sont-elles des documents pour l’histoire et la mémoire du génocide ?
Avant de répondre et parce que la critique littéraire n’est pas une pratique déconnectée de la réalité et de l’instant, il est nécessaire de rappeler que l’assassinat du Président Habyarimana, dont l’avion abattu déclencha immédiatement le génocide, est encore aujourd’hui objet de controverses. Inutile de s’engager dans des débats déplacés sur les commentaires de cet assassinat, mais il convient de rappeler que l’analyse ici proposée est celle d’une œuvre dont le thème est un massacre bien réel qui, entre avril et juillet 1994, a fait environ 800 000 victimes. Son « mythe », son récit, accède donc d’emblée à une puissance exceptionnelle sur les imaginations, d’autant qu’il a le statut immédiat et incontestable d’histoire vraie.
« L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie »
(Perec, W ou le souvenir d’enfance)
Scholastique Mukasonga n’est pas une rescapée du massacre de l’église de Nyamata. Les 14, 15 et 16 avril 1994, elle vivait déjà en France. Née en 1956 dans la province de Gikongoro au Rwanda, elle connaît, en 1960, avec sa famille, un déplacement forcé, suite aux premiers pogroms contre les Tutsis commencés en 1959, et, grandit à Nyamata dans la province du Bugesara, qui s’étend des limites sud de la Province de Kigali aux frontières nord du Burundi : « Le Bugesera ! Le nom avait quelque chose de sinistre pour tous les Rwandais. C’était une savane presque inhabitée, la demeure des grands animaux sauvages, infestée par la mouche tsé-tsé. On disait que le roi y envoyait en exil les chefs tombés en disgrâce » (Inyenzi ou les Cafards).
En 1973, elle est chassée de l’école d’assistante sociale de Butare et s’exile au Burundi où elle obtient son diplôme à Gitega. Là, elle travaille à un projet pour l’UNICEF. En 1992, mariée à un Français, elle s’installe en Basse-Normandie mais, son diplôme n’étant pas reconnu, elle ne peut exercer « la profession à laquelle elle tient beaucoup. » Elle reprend des études à l’IFST d’Hérouville-Saint Clair près de Caen, obtient le diplôme et est aujourd’hui mandataire judiciaire à l’Union départementale des affaires familiales du Calvados. Ainsi, c’est de France, par les media – radio et télévision – que Scholastique Mukasonga suit le massacre : « Je n’étais pas parmi les miens quand on les découpait à la machette.
Comment ai-je pu continuer à vivre pendant les jours de leur mort ? Survivre ! C’était, il est vrai, la mission que nous avaient confiée les parents à André et à moi » (Inyenzi ou les Cafards).
Cette mission qui empêche la mort de chagrin ou le suicide place Scholastique Mukasonga sous le sceau de la survivance. Mais, à la différence de Esther Mujawayo, rescapée du génocide, qui, en 2004, intitulait SurVivantes son livre d’entretiens avec la journaliste Souâd Belhaddad, Scholastique Mukasonga n’est ni rescapée ni témoin.
Pourtant, pour « reconstruire sur pilotis les bases précaires d’une vie possible parmi les « normalement » vivants du monde », elle met en place « la survivance », stratégie inconsciente des survivants d’une catastrophe collective et de leurs descendants, telle que la définit Janine Altounian dans son ouvrage fondateur titré La survivance, Traduire le trauma collectif (Dunod, 2000). La mise en mots du meurtre vécu à distance est le moyen choisi par notre auteure. Mais, contrairement à de nombreuses narrations de la Shoah, il ne s’agit pas par la littérature de sortir le génocide d’un silence assourdissant. Largement couvert par les media, le génocide des Tutsi et des Hutus modérés fut entendu et regardé en direct par le monde entier. Pourtant, cette abondance d’images et de commentaires a paradoxalement dé-réalisé l’évènement et condamné la catastrophe à être perçue comme un spectacle virtuel.
L’écriture n’a donc pas pour mission première de révéler le meurtre au monde. Ce dernier a vu, a entendu, a expliqué ; le monde savait, a assisté mais n’a rien fait. L’œuvre de Scholastique Mukasonga n’est pas une entreprise de dénonciation ou de prise de conscience d’un évènement historique inconnu ou insoupçonné. La fonction d’exhumation des traces d’un meurtre silencieux et invisible n’est pas ici valide. Les archives, les documents – bandes sons ou pellicules – les ossuaires, les mémoriaux, les comptes-rendus des procès existent et peuvent être honorés et consultés. La création littéraire s’impose au-delà de son pouvoir curateur ; il s’agit avant tout par les mots de mettre en terre ceux qui n’ont pas eu de sépulture, de les « inhumer dans un linceul textuel » selon la formule de Janine Altounian.
Néanmoins, avant d’observer l’architecture de ce mémorial en prose toujours en construction, il est important de revenir sur une des conditions de son érection. Son auteure, son architecte appréhendait et attendait la catastrophe. Non par don de prophétie mais tout simplement parce que depuis son enfance, Scholastique Mukasonga savait le génocide programmé. Cette absence de surprise fait naître de la tragédie un curieux et bref instant de soulagement :
« Quand j’appris les premiers massacres de Tutsi qui suivirent immédiatement la mort d’Habyarimana, ce fut comme un court instant de délivrance : enfin ! Désormais, nous n’avions plus à vivre dans l’attente de la mort » (Inyenzi ou les Cafards).
Cette inéluctabilité, cette mort annoncée — qui est manifeste dans le titre du chapitre XIII de l’Inyenzi ou les Cafards : « 1994 : le génocide, l’horreur attendue » — élimine de l’histoire le hasard et le poids de la conjoncture en renforçant la préméditation et la responsabilité des hommes, désireux et volontaires dans l’accomplissement de la barbarie. Ainsi, Scholastique et sa famille, comme de nombreux Tutsi déportés, ont prévu leur fin. Leur vie entière a été oblitérée par l’anticipation de la catastrophe. Le seul élément de surprise résidant dans la façon dont la mort allait leur être donnée : « A Nyamata, nous avions depuis longtemps accepté que notre délivrance soit la mort. Nous avions vécu dans son attente, toujours aux aguets de son approche, inventant et réinventant malgré tout des moyens d’y échapper. […] Et les mères tremblaient d’angoisse en mettant au monde un garçon qui deviendrait un Inyenzi qu’il serait loisible d’humilier, de traquer, d’assassiner en toute impunité. Nous étions fatigués et parfois nous nous laissions aller au désir de mourir. Oui, nous étions prêts à accepter la mort, mais pas celle qui nous a été donnée. Nous étions des Inyenzi, il n’y avait qu’à nous écraser comme des cafards, d’un coup. Mais on a pris plaisir à notre agonie ».
Cette destinée tragique au sens grec du terme engage l’écriture de la survivante symbolique qu’est Scholastique Mukasonga non seulement dans un devoir de mémoire, un projet de perpétuation du souvenir, de sépulture et de conservation des vestiges, mais également dans une mise en lumière, si ce n’est une explication du processus qui a abouti à l’extermination. L’émotion poétique n’a pas pour seul objectif de faire partager l’horreur et l’indignité pour exiger le « Plus jamais ça »mais, par les mots, elle doit aussi reconstruire l’avant, elle doit présenter du côté des victimes, la conscience de la marche au génocide et ressusciter les morts. Cette démarche, à but thérapeutique, didactique et esthétique, a besoin de la fiction pour mettre à distance le traumatisme et le faire partager , sous cette forme, à ceux et à celles qui ne l’ont pas vécu et ne le vivront jamais. Sans la fable qui désangoisse autant l’auteure que le lecteur, le pacte de lecture demeure fragile et, face à l’inédit, l’insoutenable et l’inconcevable, peut être rompu à tout moment. L’intention n’est pas de faire souffrir le lecteur et de lui faire fermer le livre mais de l’amener à poursuivre pour réfléchir, pour compatir et pour prévenir.
« Je n’ai pas recouvert de son pagne le corps de ma mère »
(Scholastique Mukasonga, La femme aux pieds nus)
Accomplir le rite funéraire qui n’a pu avoir lieu est à l’origine de la création littéraire de Scholastique Mukasonga. L’éloignement, la perte des corps et l’impossibilité d’identifier le lieu de sépulture déclenchent l’envie d’écrire.
« Où sont-ils à présent ? Dans la crypte mémoriale de l’église de Nyamata, crânes anonymes parmi tant d’ossements ? Dans la brousse, sous les épineux, dans une fosse qui n’a pas encore été mise à jour ? » (Inyenzi ou les Cafards).
Cette incapacité à localiser et à reconnaître est commune aux survivants. La découverte de charniers a ponctué la vie du Rwanda après 1994 et a abouti à l’édification d’ossuaires collectifs (comme à Ntarama et Nyamata), souvent gardés par des rescapés, où les vivants peuvent venir se recueillir. Le 10 décembre 2010, le Mémorial du génocide, perché sur une colline dominant une fosse commune où reposent les corps de plus de 250 000 victimes, a ouvert ses portes à Kigali.
Les deux premiers ouvrages de Scholastique Mukasonga Inyenzi ou les cafards et La femme aux pieds nus – rangés dans le genre biographique par leur auteure – ont cette fonction première : bâtir par les mots les murs d’un mémorial personnel, faute d’une présence sur les lieux.
En conséquence, le récit autobiographique est proposé comme seul lieu de mémoire. Il se construit autour des souvenirs, nés de la contemplation d’une photo, posée sur une table. Le récit permet de retrouver la spatialité. A charge pour l’auteure-architecte de l’habiter.
L’émergence des pierres du souvenir est conditionnée par la situation même de l’auteure. Dans une maison, au petit matin, en France, l’heure est au recueillement : « La maison est silencieuse. (Mes) enfants dorment. » La lumière, comme celle des bougies dans les églises ou les cryptes est douce. La vue d’une boîte où sont conservés des objets hétéroclites déclenche alors le processus de réminiscence. Il est à noter que contrairement à la boîte de Pandore celle-ci est fermée. L’auteur ne l’ouvre pas mais imagine les reliques qu’elle contient : « Je n’ai pas besoin d’ouvrir la boîte, je sais ce qu’elle contient : un morceau de brique tout érodé, une feuille desséchée, une pierre plate et effilée, aux arêtes tranchantes, des lettres écrites sur des feuilles de cahier » (Inyenzi ou les Cafards).
Le phénomène mnémonique ne naît donc pas classiquement d’une stimulation sensorielle, comme chez le narrateur de la Recherche, mais d’un premier effort de remémoration. D’emblée, Scholastique Mukasonga s’engage dans un processus d’anamnèse, de recherche active. Il ne s’agit pas de vivre la mémoire comme pathos, de réceptionner les souvenirs passivement en tant qu’images produites par la sensation mais au contraire de contrôler le processus de réminiscence, d’en faire un pouvoir de soi. La littérature devient ainsi l’instrument privilégié du « faire-mémoire » comme l’exprime Paul Ricoeur dans la première section de son ouvrage fondamental qu’est La mémoire, l’histoire, l’oubli.
Cette volonté d’être active et de ne pas se laisser submerger par les flots de souvenirs s’incarne de façon immédiate dans l’accomplissement des rites funéraires sous la forme discursive. Jusqu’au chapitre XIII de Inyenzi ou les cafards, ouvrage que Scholastique Mukasonga désigne comme son autobiographie, l’auteure identifie et rappelle ce que furent les morts. A la première personne, elle présente sa famille et déroule la tragédie familiale : enfance troublée, début de la persécution, premier exil, années de formation, trêve et illusion d’une vie normale, second exil. Cette douloureuse narration chronologique a pour objectif, comme lors d’obsèques, de rappeler à l’assistance qui était le défunt, de lui rendre un dernier hommage et d’invoquer les liens qu’il avait tissés avec ceux et celles qui le pleurent. Ces chapitres constituent ainsi la première partie de la cérémonie. Dans le chapitre XIII qui narre le génocide, Scholastique Mukasonga poursuit le rituel et égrène les noms de ceux et de celles qui ont été massacrés. L’importance de l’égrenage des noms et de leur inscription sur une tombe ou un mur n’est plus à démontrer. Ces deux actions successives permettent de conjurer la négation ou le discrédit de la souffrance des victimes, de conjurer l’oubli.
En conséquence, puisque nulle tombe n’est possible, Scholastique Mukasonga fait, elle aussi, l’appel de ses 37 morts et les inscrit sur les pages : Cosma, Stéfania, Judith, Antoine, Alexia, Pierre Douce, Nella… Elle le fait parce qu’elle sait qu’on ne retrouvera jamais leurs restes et que prononcer leurs noms et prénoms est le seul moyen de les sortir de la foule des anonymes. « Où sont-ils ? Ils se sont perdus dans la foule anonyme des victimes du génocide. Un million de victimes quoi ont perdu leur vie et leur nom. À quoi bon compter et recompter nos morts ; des mille collines du Rwanda, un million d’ombres répondent à mon appel » (Inyenzi ou les cafards).
Ainsi, le premier roman Inyenzi ou les cafards est bien celui qui constitue les fondations du mémorial romanesque qu’édifie lentement Scholastique Mukasonga. Afin de mieux le consolider, elle ajoute en 2008 un étai à l’édifice : La femme aux pieds nus. Biographie romancée de sa mère, elle exprime le besoin de rappeler celle qui est l’origine de sa propre vie. Ce retour scripturaire au personnage matriciel, à celle qui a enfanté est signifiant si l’on considère que le mémorial en prose est à remplir avec des fictions mémorielles encore dans les limbes, des récits à venir.
De plus, par le tissage métaphorique du linceul de mots, le récit de La femme aux pieds nus accomplit l’ultime phase du rite, l’enterrement proprement dit :
« Maman, je n’étais plus là pour recouvrir ton corps et je n’ai plus que des mots – des mots d’une langue que tu ne comprenais pas – pour accomplir ce que tu avais demandé. Et je suis seule avec mes pauvres mots et mes phrases, sur la page du cahier, tissent et retissent le linceul de ton corps absent. »
Pénélope rwandaise, Scholastique Mukasonga refuse cependant de consolider les murs de son édifice textuel par un récit nostalgique et vulnérable. Bien au contraire, comme elle souhaite un mémorial-forteresse du souvenir pour lutter définitivement contre l’oubli, elle va s’appuyer sur quelque chose de plus solide que l’émotion personnelle, à savoir les traditions, connues et transmises collectivement, les us et les coutumes ancestrales et vécues comme immuables. La narration est divisée en chapitres à l’écriture dense et serrée, sans digression inutile. Il s’agit non seulement de rappeler l’amour, l’intelligence, et le courage de Stefania mais également de faire un conservatoire des gestes, des pratiques et des rites du Rwanda d’avant le génocide. Véritable catalogue des arts et traditions populaires, La femme aux pieds nus est un manuel d’initiation. Mais les pratiques et les gestes étant majoritairement ceux de la vie, l’écriture réussit paradoxalement à échapper à la tristesse pour ressusciter une mémoire heureuse. La table des matières, dont les titres des chapitres évoquent autant le génocide que la culture rwandaise, reflète la volonté de rappeler des souvenirs joyeux et, tout en disant le chagrin, veut susciter le plaisir littéraire pour faire du linceul non pas un tissu pour la mort mais un châle protecteur pour vivre.
Les Esprits des morts nous parlent-ils… (La femme aux pieds nus)
L’interrogation contenue dans l’intitulé de la dernière partie de La femme aux pieds nus invite à entrer dans le lieu le plus solennel du mémorial, la chambre des morts afin de découvrir ce qu’elle contient ou va contenir. Le projet testimonial est évident mais il ne peut se résumer à un ouvrage unique tant les morts à évoquer sont innombrables. Ainsi la phrase qui clôt La femme aux pieds nus révèle l’ampleur de l’entreprise littéraire à accomplir : « – As-tu un pagne assez grand pour les couvrir tous…pour les couvrir tous …tous ? ».
A cette ultime question, l’auteure répond par son engagement. Elle devient écrivaine et la dimension encombrante et mortifère du génocide génère au contraire une œuvre littéraire, utile et vivante, posant le délicat problème de l’enchevêtrement de la remémoration personnelle et de « l’histoire », la fable écrite pour les autres.
L’Iguifou est composée de cinq nouvelles. La première l’Iguifou ou « Faim » en kinyarwanda qui décrit le tourment perpétuel du manque de nourriture est un hommage indirect à Faim de Knut Hamsun. Personnifié, l’Iguifou « ricane au cœur des ventres »et, après avoir envoyé dès l’aube les parents en quête de nourriture, triomphe au matin : « Peut-être, ce matin-là, l’Iguifou s’était-il assoupi, mais dès que je quittai ma natte, je sentis bien qu’il était toujours là, je l’entendis geindre au plus profond de mon ventre qu’il rongeait comme les taupes qui creusent dans la terre le labyrinthe interminable de leurs galeries ».
La seconde nouvelle « la gloire de la vache »invite dans le mémorial – réceptacle érigé sous les auspices de la mère – le personnage du père. Ce texte entre en correspondance avec La femme aux pieds nus. Le récit est à la fois tendre portrait et hymne d’amour à celui qui fut avant tout un pasteur, fier de ses vaches. Ce récit, si précis et si émouvant, est une fiction. Ecrit par un « je masculin » (J’avais sept ans. J’étais gonflé d’orgueil : j’étais le petit berger du troupeau de mon père), il refuse délibérément la confusion entre auteure et narrateur et s’éloigne du récit de vie. Ce changement de sexe voulu par l’auteure peut être interprété de deux façons. La première suppose le respect d’un des traits constitutifs fréquent de la nouvelle à savoir l’exploration d’une subjectivité, construisant le sens à partir d’une expérience concrète du monde. Or, dans la société traditionnelle au Rwanda, seuls les garçons étaient destinés à apprendre l’élevage et, donc pour des raisons de réalisme, le petit berger qui suit le père ne peut être qu’un enfant mâle. La seconde implique un phénomène psychologique de l’usage de la mémoire dans la littérature génocidaire.
Aharon Appelfeld, dans la préface de l’Héritage nu, explique comment le survivant accablé par la mémoire est trompé par celle-ci et échoue dans la pratique du témoignage et de l’autobiographie. Pour lui, il est nécessaire de créer un écart, de pratiquer « la feintise ludique »comme la définit Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ? afin de rejoindre la vraisemblance. Changer de sexe est la stratégie qui permet de mettre la distance salutaire entre soi et ses souvenirs ; elle permet – surtout en cas de traumatisme – de se libérer de la tyrannie étouffante de la mémoire. La fiction évite l’affrontement trop violent avec le souvenir qui rend muet et permet de surmonter la rupture psychologique avec soi-même en l’objectivant dans une altérité fictionnelle. Faire ainsi parler un autre permet également de renouer le fil généalogique et de calmer l’angoisse d’exister. Scholastique Mukasonga en cela peut être rapprochée de la démarche du grand romancier israélien.
Son premier objectif est d’accomplir le droit à la mémoire qu’exigent les victimes du génocide. Le second est de refuser d’écrire un mimesis-témoignage puisque l’auteure n’est pas une rescapée. Avec lucidité et engagement, l’écrivaine met sa production littéraire au service de quelque chose qui est ontologiquement différent de ce qui est imité. Loin du pathos, son écriture refuse l’empathie fusionnelle et empêche la ré-instanciation. Le lecteur ne devient ni un membre de sa famille assassinée ni une victime du génocide. Usant du « mentir-vrai » d’Aragon, l’œuvre de Scholastique Mukasonga brise le miroir, éloigne le même et permet au lecteur, en se glissant dans l’entre-deux de l’auteur et du personnage, de suivre la trace.
La feintise déployée par Scholastique Mukasonga place le lecteur dans une situation apaisée de partage, restaure et pacifie la communication. Cette situation est non seulement précieuse pour l’écrivaine mais aussi pour ses enfants et ses petits-enfants qui, eux, vont perdre petit à petit l’émotion réelle de l’Histoire. Ce mémorial fictionnel permettra aux descendants, confrontés de façon plus forte mais selon un processus normal et universel à l’absence des faits et aux souvenirs modelés par d’autres, de manipuler plus aisément et plus volontiers les archives et les références. Les générations futures seront en mesure de choisir elles-mêmes les éléments susceptibles d’être cadre ou moyen de résolution de leurs problèmes.

Ainsi, l’œuvre romanesque de Scholastique Mukasonga lui permet non seulement de faire son deuil mais fait émerger du discours une forte envie de vivre. Conter l’histoire de la catastrophe et la mort des autres donne de l’énergie à soi et aux autres. La littérature en tant que telle empêche d’avoir peur, incite à aller de l’avant, oblige à sortir du souvenir et de la commémoration pour choisir définitivement l’avenir. Les propos du petit vieillard, à la fin de la dernière nouvelle de l’Iguifou le clament : « Tu es allée chez toi, à Gihanga, dit le petit vieillard, je ne veux pas savoir ce que tu as vu ou ce que tu as cru voir. Tu es allée au bout de ton pèlerinage, il n’a pas d’issue. Ce n’est pas sur les tombes ou près des ossements ou dans la fosse des latrines que tu retrouveras tes Morts. Ce n’est pas là qu’ils t’attendent, ils sont en toi. Ils ne survivent qu’en toi, tu ne survis que par eux. Mais c’est en eux désormais que tu puiseras ta force, tu n’as plus d’autre choix, et cette force-là, personne ne pourra te l’enlever, elle te rendra capable de faire ce que peut-être aujourd’hui il t’est impossible de prévoir ».
Le mémorial de Scholastique Mukasonga n’est donc pas un monument immobile où l’on ne parle qu’à voix basse. De nouveaux textes viendront le compléter et augmenter le bruissement des souvenirs. La stratégie narrative que développe leur auteure est claire : tout en s’appuyant sur l’intime et sur les faits historiques, elle ne cherche pas, en tant que témoin-indirect, à sortir le roman de ses limites génériques pour en faire un témoignage, un récit historiographique ou une analyse politique, trois grandes tendances de la littérature contemporaine de la Shoah soulignées par Alexandre Prstojevic à la fin de son ouvrage Le témoin et la bibliothèque. Bien au contraire, le mémorial de Scholastique Mukasonga se veut et vraisemblablement demeurera romanesque parce que seul le roman permet la rencontre des imaginaires et le partage serein de la mémoire.
Scholastique Mukasonga a publié Cœur tambour en janvier 2016 (Gallimard). Lire ici l’article d’Elara Bertho