En 1994 le Nouvel Observateur, pour fêter les 30 ans du journal (1964-1994), demande à 240 écrivains de raconter « une journée du monde » et sort ainsi un très bel album anniversaire hors-série. Marguerite Duras envoie à Jean Daniel un texte qui mérite d’être relu en ces temps où la folie politique d’une Amérique votant l’improbable nous met devant ce mur qui pourrait être construit à la frontière du Mexique, ce mur que Trump érige entre les hommes et les femmes, les blancs et les noirs, les milliardaires et le peuple.
Contre le manuel de l’exclusion que dresse la parole aveugle du nouveau président américain, contre la montée des nationalismes avec leur fétichisation de la crainte de l’autre et de l’autre géographique, lisons ce texte-poème de Duras qui nous invite à « naître partout ».
A « naître partout » précisément pour découvrir que nos origines ne sont qu’une abstraction. « Naître partout » parce que l’appartenance et l’identification à un territoire sont comme une proscription bourgeoise d’une liberté à jouir et à jouer à devenir un individu multiple et sans confins.
« Naître partout » parce que ce serait la poésie de l’être qui échapperait à tout esprit borné.
Jouer à « naître partout » pour démolir les murs et être juste les habitants d’un paysage : la forêt.
La forêt est un motif récurrent dans l’œuvre de Duras. Il y a celle qui se trouve à la lisière de la maison de Détruire dit-elle, là où la jeune Alissa profère la parole de la destruction novatrice du langage, celle qui cache et protège les deux criminels de banlieue dans Nathalie Granger, celle du Siam qui surgit d’un jardin et revient au détour d’une phrase et d’une image dans Les Yeux verts pour appeler la magie du cinéma, celle de Vauville où a lieu la veillée du « jeune aviateur anglais », le récit fait par Duras à Benoît Jacquot sur sa revenue au monde après de longs mois de coma. La forêt se fait donc mythe pour Duras et dans ce texte dédié à une petite fille qui vient de naître, elle devient le lieu du déracinement transcendantal, ce lieu qui donnerait un nouveau sens à la vie, ce lieu par où l’avènement d’un nouveau présent serait bien et fort souhaitable.
Voici Éléonore de la forêt :
« Paris. Le 29 avril 1994, je n’ai pas écrit.
Le 5 juin 1994, j’ai écrit.
J’ai écrit une lettre à une petite fille qui venait de naître.
Je vous envoie cette lettre, cher Jean Daniel.
Pour cette petite fille-là : ÉLÉONORE – tandis que des gens qui passaient dans la forêt désiraient parler à la petite fille qui venait d’être donnée au monde entier, toutes races mélangées, ô combien.
LE MOT QUI DIT LA FORÊT ÉLÉONORE.
Je suis très contente depuis quelques jours, contente pas comme d’habitude, contente comme si tu t’éclairais à toi seule, avec, déjà, ce regard qui ne sera qu’à toi, toute ta vie.
Je t’ai appelée d’un autre nom aussi — si une fois tu en as assez de l’un de ces deux noms, tu le diras à ta mère et elle donnera le nom, celui que tu désires porter quand déjà tu appelleras pour jouer à la marelle ou faire la courses avec les autres enfants.
Quand tu es sortie de ta mère, je te connaissais déjà. Déjà je te connais. Tu étais très belle quand je ne te voyais pas.
J’ai été très heureuse.
Ça a duré des semaines, ce bonheur-là de moi, que tu sois belle.
D’abord belle plus qu’avant de quitter la divine chaleur de ta maman.
Je t’ai nommée pour moi pouvoir dire ton nom comme moi je le dirai, tout entier.
Dans ton nom j’ai vu le mot qui dit la forêt.
Comme ça, moi, je suis heureuse, dire ce mot tout entier : Éléonore de la forêt.
Ce soir on va te voir et on va manger avec toi.
J’oublie de te dire que to nom, tu dois le reproduire tout entier sur tes cahiers de classe.
Tu vois que tu seras aussi ma petite fille et en plus celle de la forêt.
Tu ne sais pas encore que c’est une forêt, mais ça ne fait rien.
Éléonore-de-la-forêt je t’embrasse comme je t’aime, beaucoup, beaucoup. Et ta mère et ton père avec toi.
Ce dimanche 5 juin 1994 à Paris.
Marguerite Duras-de-la-forêt, née à Saigon.
Un conseil à toi, à toi seule, le premier :
Va au Vietnam pour voir où nous sommes tous un peu nés pour jouer à naître partout. »