Ubu élu

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Au lendemain de cette désastreuse élection, on ne compte plus les indignations ridicules de gens raisonnables, qui reprochent aux électeurs d’avoir mal voté. Ils ont bien plutôt voté pour le mal. Non que le nouveau président des États-Unis soit le mal incarné (ce serait tout de même lui faire trop d’honneur), nous pensons plutôt ici au mal historique, celui dont la nécessité est, selon quelques grands philosophes, le moteur de l’histoire.

Ce que n’ont pas saisi les commentateurs installés, qui ont été surpris par la victoire de l’homme le plus bête du monde, c’est que nous vivons l’effondrement de notre société, qui ne permet plus que les “bons gestionnaires” soient préférés par des “peuples raisonnables”. Et qu’une longue lignée de grands hommes responsables nous ont pour partie menés là.

Ceux qui appelleront à voter pour la gauche ou la droite “républicaine” pour faire barrage au Front national semblent oublier que le P.S d’aujourd’hui vaut bien, sur tous les tableaux, son ennemi déclaré. Ce sont les circonstances historiques – c’est-à-dire la décadence avancée du capitalisme – qui décident des politiques non l’inverse. Certains se hasardent même à penser que le fichage informatique de l’ensemble de la population (qui aurait sans doute rendu Staline jaloux), mis en place par l’actuel gouvernement, pourrait poser problème si un fasciste prenait le pouvoir. Ces optimistes comptent sans doute sur les démocrates pour en avoir un usage mesuré et responsable.

Quant à ceux qui ont préféré élire Ubu, qui n’a plus besoin de prendre le pouvoir par la force, et si l’on réfléchit à ce qui peut motiver un vote aussi manifestement contre-productif pour les électeurs eux-mêmes, on ne peut trouver qu’une réaction violente à la dépossession que représente finalement toute élection dans les conditions capitalistes d’existence, qui se trouve pour ainsi dire sabotée par un coup d’État sans armée.

La vulgarité, l’arrogance la plus débile, la brutalité bouffonne donne un costume “populaire” (tel qu’il apparait dans le spectacle, et non tel qu’il existe réellement) à l’ennemi de classe, au milliardaire. Les réactions indignées des “intellectuels” sur le style du nouveau président donnent de l’eau croupie au moulin. Il n’est pourtant que l’essence devenue visible de tout homme de pouvoir, avec qui les commentateurs s’accoquinent habituellement. La grande qualité du nouveau venu est d’être aussi pur que le guignol de Jarry.

Pourtant la question est moins de savoir pourquoi les gens ont voté Ubu, que de comprendre comment nous acceptons de vivre dans un monde où Ubu, comme individu, comme patron, comme candidat et finalement comme président, peut prospérer et vaincre. Peut-être qu’il est temps de réaliser qu’élection nationale et démocratie n’ont que peu à voir l’une avec l’autre, étant donné la propension historique qu’a cette invention royaliste (comme le rappelle Rancière) à porter le fascisme au pouvoir.

Fascism and bourgeois democracy are Tweedledum and Tweedledee”, disait Orwell. Tweedledee n’est que la face “présentable” du capitalisme, qui, en pourrissant, cède la place à l’autre. Tweedledum offre, à l’échelle d’un pays entier, le spectacle cathartique de la mise à mort d’un système politique justement considéré comme corrompu, quand il n’est en réalité que la défense plus violente de l’ordre précédent. Les partisans de Tweedledee, qui poussent maintenant de hauts cris, ne devraient pas trop se soucier d’un pareil changement. Quoiqu’il en soit, nous restons aux Pays des Merveilles.