Camille de Toledo : « Poètes, romanciers, philosophes, artistes, nous sommes des légions à œuvrer pour que ça infinisse »

Camille de Toledo © Jean-Philippe Cazier

Après avoir clôturé en 2014 son ample et vertigineuse trilogie européenne avec Oublier, trahir, puis disparaître, Camille de Toledo offre en cette rentrée 2016 Les Potentiels du temps en compagnie de Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff, large et vibrante réflexion sur notre époque hantée de fins et de catastrophes, en particulier dans ses rapports à l’art et à la politique. Premier volet d’une nouvelle trilogie qui examinera philosophiquement et plastiquement ce temps de la charnière d’un siècle l’autre, Les Potentiels du temps revient pour les reprendre et les prolonger en des voies nouvelles sur des questions au travail chez Camille de Toledo depuis son premier essai, L’Adieu au XXe siècle paru il y a bientôt une quinzaine d’années. L’occasion pour Diacritik d’interroger l’écrivain sur l’ensemble d’une œuvre qui compte désormais comme l’une des plus singulières et importantes du contemporain.

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Dans Les Potentiels du temps, votre nouvel ouvrage au cœur duquel votre écriture s’associe à celles de Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff, vous offrez une réflexion d’ampleur sur notre époque dont vous dressez, d’emblée, le tableau « à la charnière des XXe et XXIe siècles, entre une réalité de contraintes, d’impossibilités, de fins et une réalité de possibles, de potentialités, de métamorphoses. »
Ma première question s’intéresse à votre très juste constat sur notre époque portée par un pessimisme, un catastrophisme et une science de l’effondrement généralisés. Comment cet âge des peurs et des chants apocalyptiques, que vous nommez encore « nos obsessions pour tout ce qui finit », se manifeste-t-il ? Pourquoi sommes-nous, selon vous, enfermés dans ces histoires de fin et de mort indépassables ?

Avant même d’aborder cette image de la maison en feu — l’obsession pour la finje crois qu’il est important de sortir, par l’esprit, de la maison, pour voir ce qui autrement ne peut être vu. Les régimes d’historicité tels que François Hartog a pu les décrire et sur lesquels nous cherchons, avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, à agir, sont ce par quoi une époque s’imprime à même nos vies. C’est ainsi que nous sommes écrits, plus que nous écrivons. Et c’est aussi de là que naît une sensation de suffocation – je suis un asthmatique de l’âme était la première phrase de mon premier livre – pour ceux qui désirent faire l’effort de voir ce qui, dans les temps, les encercle, les assiège. Nous vivons à l’intérieur d’un régime des temps qui n’expose – n’imprime – que ce qui s’achève, se termine ou s’extermine. Le premier effort de penser pour s’extraire de ce régime de la finitude – et beaucoup de signes sont réunis qui permettent de dire que ces fins sont déjà passés – consiste à récréer une distance au temps. En littérature, c’est un procédé connu, l’estrangement, magnifiquement exposé par Carlo Ginzburg dans À distance. Nous avons besoin d’une thérapie de la distance au temps ; une mise à distance de ce qui nous est présenté comme ce qui a réellement lieu pour nous situer selon des lignes plus amples, un repère plus infini. Je dois cette sensibilité aux « temps longs » à mon père, qui eut une période où il lisait Braudel de façon obsessionnelle ; et c’est de là que je tiens cette sensibilité aux cycles longs. Si nous observons ce qui se présente de l’actuel comme bruits, à l’intérieur d’un temps plus infini – l’anthropocène est, en ce sens, l’annonce d’une vision plus infinie du temps, par-delà nos chronologies humaines – nous commençons à retrouver une perspective, c’est-à-dire, autrement, un pouvoir, une subjectivité, un point focal d’où nous pouvons organiser ce qui nous entoure. Nous pouvons nous arracher à l’inquiétude permanente de ce qui a lieu. Le temps long – la distance au temps – est la dimension manquante de nos existences depuis qu’en modernes, nous sommes appelés par le présent, depuis que le présent est détruit par le pressant. En modernes – et la philosophie, au 20e siècle, l’a bien compris – nous avons accepté que l’expérience, l’intensité soient les valeurs cardinales d’une vie. C’est en ce sens que Les Potentiels du temps peuvent être lus, dans une première approche, comme une tentative pour nous situer dans un temps long en nous départissant – le livre s’ouvre par cette image du « départ » – des récits qui nous gouvernent – le pressant.

C’est d’ailleurs une constante de mon travail. Dès mon premier livre, je cherchais à me départir de cette architecture de l’extinction – la maison en feu. J’évoquais alors le triptyque de la fin de l’art (Arthur Danto), dans les années 80, puis de la fin de l’Histoire (Francis Fukuyama) dans les années 90, et ses dérivées plus tardifs (fin du livre, fin du politique, dans les années 2000). La façon dont les régimes temporels s’imposent à ceux qui écrivent se manifestent depuis de nombreuses années sous le signe de l’extinction. C’est en cela que l’on peut expliquer la domination littéraire, depuis plus de vingt ans, en France – un pays à la pointe de cet esprit des fins, de la décrépitude – d’une figure telle que celle de Michel Houellebecq, figure déjà passée, déjà dépassée tant elle restera associée à ce « temps des fins » ; c’est une figure littéraire qui cumule, dans l’œuvre et à même son corps – Houellebecq façonne consciemment, physiquement, un ready made apocalyptique – la fin de l’homme blanc, la fin de l’Occident, la fin du mâle, la fin de l’hétérosexualité, la fin de la Culture, etc., toute chose dont nous devrions nous réjouir intensément, et qui, pourtant, ne cesse de mobiliser une forme douteuse d’empathie et de compassion. Lorsque nous relèverons la tête, dans quelques années, nous mesurerons à quel point nous avons été hantés par cet esprit des finitudes, et nous pourrons alors ranger au musée des extinctions ce qui a fait commerce de cet achèvement ; une culture dominante qui aura, en quelque sorte, collaboré avec la fin. Et j’insiste sur ce mot de collaboration, tant nous voyons, aujourd’hui, en Europe, les effets politiques de cet esprit de la décrépitude.

sans-titreLa mécanique, nous la connaissons : l’exacerbation de l’idée de fin, produisant des hymnes zombis, mortifères, de régénerescence. Quant aux survivants, vous, moi, tant d’autres, ceux qui auront traversé cet achèvement, ils pourront, je l’espère, imaginer un autre musée, dédié à ce qui refuse de finir, un musée infiniment inachevé, pour des œuvres ouvertes à ce qui veut naître, ce qui veut devenir. Dans mon travail, on peut suivre cet effort pour mettre à distance la maison en feu. Ce fut le double volet fictionnel aux éditions Verticales, L’Inversion de Hieronymus Bosch et Vies et mort d’un terroriste américain. Le personnage du « Moine », personnage spectral qui revendique des ouragans, des tempêtes, des glissements de terrain, est, à sa manière, une tentative de débordement de la culture apocalyptique. Et ici, on arrive, je crois, au cœur de la réponse à votre question. D’où nous vient que nous sommes encerclés, obsédés par ce qui s’achève.

Il y a, en premier lieu, la persistance, l’inertie de la fin du siècle, ce vingtième siècle qui, en Europe, tarde à finir. Dans ces temps mémoriels, nous fûmes maintenus. Nous avons bâti des édifices de mémoire pour une époque qui redoute plus que tout d’oublier. Et il faut dire à quel point cela est lié à l’histoire du livre, à l’endroit où se relient « la peur d’oublier » et « l’impression du livre ». Que faisons-nous pour ne pas oublier dans nos cultures de l’écrit ? Nous imprimons des livres. L’élaboration de la Loi, par exemple, l’écriture du Livre, le rassemblement, la codification, chez les Juifs, a coïncidé avec le temps de l’exil, de la dispersion. La production du Livre, donc, est liée à l’intensité de la peur de disparaître d’une culture. Or il y a une culture issue du vingtième siècle – cette culture de mémoire – qui a peur de disparaître. Nous vivons dans le sillon de cette culture qui redoute d’oublier, et s’accroche – tout le corpus, impressionnant, de la littérature de la Shoah, est la matérialisation de cette peur.

Nous imprimons de façon névrotique les récits du vingtième siècle, car nos collectifs redoutent ce moment où tout sera oublié, une phrase issue de Le Hêtre et le Bouleau qui fut reprise en ami, en complice par Mathias Enard, comme titre d’un livre graphique qu’il fit paraître aux éditions Actes Sud. Ce passage du vingtième au vingt-et-unième siècle sous le signe de l’oubli, de la peur de l’oubli, de la trahison – nous trahissons en oubliant ce qui a eu lieu – était également, sous forme de métaphore, de conte, au cœur du roman, Oublier, trahir, puis disparaître, où un enfant et un « vieil européen » traversent l’Europe ; un conte du passage, entre les temps, où l’enfant parle une langue inconnue, hybride, qui est pour moi la langue encore à déchiffrer, indéchiffrable, du siècle à venir. C’est cette langue nouvelle – l’un des titres non retenu pour ce roman, « Histoire de la langue nouvelle »dont nous cherchons à élaborer la syntaxe.

Mais revenons au pourquoi. Pourquoi nos obsessions apocalyptiques ? Il y a cette raison mémorielle, ce que j’ai pu aussi qualifier de « moment anthologique » qui est également « hantologique », le temps où le siècle se résume – l’anthologie – en maintenant dans le présent une quantité gigantesque de spectres. Mais cette raison mémorielle reste avant tout européenne. Elle reconduit, par la honte, le centralisme européen. Au-delà de cette hontologie européenne – la honte comme cœur de la civilité, de la reconstruction morale après le crime – il y a des raisons plus mondialement partagées. Elles sont à la fois religieuses et fictionnelles. Ce sont celles-ci qui occupaient le cœur de mes deux romans aux éditions Verticales. Nous vivons depuis le tournant dystopique du 20e siècle – dont les livres de Orwell, de Huxley et de Koestler sont les témoins, 1984, le Meilleur des mondes et le Zéro et l’Infini et dont le XXe congrès du PC de l’URSS fut l’accélérateur, en 1956 – à l’intérieur d’un récit commun qui a la destruction de l’humanité pour dénouement. Après Auschwitz, après la Kolyma, après Hiroshima. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la projection écologique – la conception d’un à-venir comme seul risque de destruction – s’est ajoutée aux « mythes » de la fin. À Auschwitz, Hiroshima, la Kolyma se sont ajoutés Bhopal et Tchernobyl. Au corpus de la fin des temps, Svetlana Alexievitch a rejoint Primo Levi. Et quand j’emploie le terme de « mythe », je reprends les termes d’Imre Kertesz qui, le premier, a compris la dimension proprement mythologique d’Auschwitz. Nous vivons à l’intérieur de ces mythes. Être, au XXIe siècle, c’est vivre à l’intérieur de cette histoire de la fin. Et donc, ce récit de la fin de l’humanité – qui a le mérite, incontestablement, d’un certain suspens, si on le décline non plus au passé, mais au futur, « allons-nous tous périr ? », « ne sommes-nous pas tous déjà morts ? » – a donc été mis en son et lumière par la fiction hollywoodienne. Ce faisant, Hollywood qui, depuis au moins Bruno Bettelheim – les analyses de Bruno Bettelheim, notamment, La psychanalyse des contes de fée, ont été très importantes pour toute la génération de Spielberg et de George Lucas – a compris la force structurante des mythes, a spéculé sur cette fiction d’achèvement, en s’appuyant sur l’imaginaire des monothéismes. Il n’y a qu’à voir comme nous sommes régulièrement rappelés au « jour d’avant », au « jour d’après », à « l’Apocalypse ».

En littérature, un roman tel que La Route de Cormac McCarthy se situe à cette intersection de la peur écologique, de l’esthétique apocalyptique et de la Bible. Venant d’une culture – l’américaine – pétrie d’évangélisme apocalyptique, on peut comprendre comment cette global fiction – qui, à la différence de la global history n’introduit pas de complexité ne cesse de mettre en scène l’achèvement. C’est bien cette structure romanesque, le vieil homme et l’enfant, que je reprends à mon compte pour Oublier, trahir, puis disparaître, en m’inspirant aussi du Pedro Paramo de Juan Rulfo, et ce, pour inverser le récit de La Route.

Dans Oublier, trahir, puis disparaître, nous n’allons plus vers la fin. Nous tendons vers la naissance, vers la « langue nouvelle » et notre devoir, à l’âge mûr – « le vieil européen » – est d’en déchiffrer le sens. En ce sens, je pourrais aisément vous confier que mon souci, depuis L’Inversion de Hieronymus Bosch, jusqu’au livre à paraître, Le Livre de la Faim et de la Soif, qui sortira en février 2017, est moins de faire œuvre de « romancier », que de produire des « mythes », des mythes pour l’à-venir, pour fonder l’époque autrement, sur d’autres bases.

Ce qui me passionne, en effet, c’est le moment où le roman devient mythe, où la littérature parvient à faire « mythe », en lieu et place de la religion, au lieu du sacré. Une part de notre lucidité – qui passe par la mise à distance du temps – et, je l’espère, une part de notre travail, doivent en effet nous aider à voir à quel point nous vivons à l’intérieur de croyances. Et ces croyances intensifient, de fait, une nécessité dramatique. Dans notre époque, ce sont ces récits tendus vers la Fin. La global fiction – cette nécessité que nous avons, comme espèce, de nous référer à un chœur commun – retombe donc inlassablement sur la culture apocalyptique qui est le commun des trois monothéismes. De Hollywood – sur un mode marchand – à Daesh – sur un mode nihiliste. À chaque fois, nous avons à faire à des professionnels de l’achèvement, lequel achèvement n’est jamais plus efficace que lorsqu’il présente ce qui va mourir, ce qui fera l’objet du châtiment terminal. Au fond, nous en sommes encore là, ou du moins, l’Amérique, les États-Unis, dans leur infantilisme religieux nous y ramène : en moralistes, en pêcheurs, la culture fictionnelle dominante veut, désire, attend, espère, rêve que nous soyons jugés.

C’est à cet endroit-là qu’agissait L’Inversion de Hieronymus Bosch et Vies et mort d’un terroriste américain, deux romans qui sont deux manières de mettre à distance, dans et par la fiction, le récit apocalyptique et la culture américaine, en tant qu’elle est une matrice de croyances, un « film », un « script », une manière d’encrypter le présent, par la faute, par la punition, par le jugement. Voilà encore l’estrangement, au sens où l’emploie Carlo Ginzburg : une mise à distance des temps tels qu’ils nous sont présentés. Il se trouve que j’ai quelques attaches juives dans ma famille qui m’intéressent beaucoup, car, en tant que juif de diaspora, de culture – des gens originaires de Tolède, la ville des traductions – je n’ignore pas un autre héritage, que nous avons, qui est celui du messianisme comme une « culture de l’attente », du « non-encore accompli ». Il faudrait rappeler, dans une large entreprise de rééducation culturelle, que l’Apocalypse n’est pas un temps où ça finit, mais une crise qui annonce les temps messianiques. Dans l’horizon sans Dieu qui est le nôtre, que peuvent signifier ces « temps messianiques » ? Serait-ce que ce que nous vivons, en contemporains, comme acmé de la culture apocalyptique, est déjà en train de produire son « contretemps » ?

C’est à cet endroit – le contretemps – que commence notre livre, avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros. Il prend position dans une bataille qui a déjà commencé pour reconstruire l’à-venir. Cette bataille n’est pas entendue en Europe, mais il n’y a qu’à écouter les voix des transhumanistes américains pour voir qu’il y a déjà, en cours, une main mise de certains sur l’à-venir, que l’on peut comprendre, dans le contexte de la Silicon Valley – le transhumanisme – comme un messianisme technologique. Quelqu’un comme Raymond Kurzweil, par exemple – lequel cherche à faire renaître son père par la transmission de sa mémoire sensorielle à un algorithme – est un des représentants de ce néo-messianisme geek. De même, un film comme Her de Spike Jonze est le symptôme de cette culture nouvelle de la rédemption. Ceux qui cherchent, aujourd’hui, à produire les récits du futur, à en fixer l’imaginaire, sont déjà là, si bien que l’enjeu pour un esprit, à la charnière des siècles, est double : d’une part, comment quitter cet « esprit des fins » – l’apocalypse quotidienne, stationnaire – tout en ouvrant l’à-venir aux possibles – sans le clôturer par un récit de rédemption, un néo-messianisme. Dans L’Inversion de H. Bosch comme dans Vies et mort d’un terrorisme américain, c’est bien sûr toute l’ambiguïté de ce personnage du « Moine », qui revendique le désastre en cours, en cherchant à lui donner un sens ouvert, inachevé. De même, dans Oublier, trahir, puis disparaître, c’est toute l’énigme de cette langue nouvelle, parlée par l’enfant, qui a pour nom Elias, celui qui se bat contre les idoles. Retrouver l’Histoire, le temps, l’à-venir, mais sans le clôturer par la fin, sans le telos. Voilà ce qui est au cœur de cette proposition potentielle pour un nouveau régime d’historicité, pour modifier notre rapport aux temps.

À suivre vos considérations liminaires, il apparaît que notre temps se structure selon ce que vous nommez encore des « scenarii de la fatalité ». Pourquoi ainsi, outre ces récits de fin, notre présent n’est, en quelque sorte, pas encore né à lui-même et demeure toujours prisonnier de son obscurité ? Pourquoi ne sommes-nous pas encore présents à notre propre présent ? S’agit-il d’obstacles politiques qui empêcheraient d’autoriser notre temps à être ? À ces puissances mortifères qui annulent l’époque en soi, vous opposez la notion de « potentiel » et en particulier de « pensée potentielle », une pensée, dites-vous encore, qui répondrait « d’un principe d’expansion ». Comment pourriez-vous définir ces potentiels du temps ? En quoi permettraient-ils d’entrer enfin dans notre siècle en nous libérant et faisant naître l’époque à elle-même en quelque sorte ? En quoi faut-il comme vous le dites se départir ?

On ne peut comprendre les scenarii de la fatalité, la puissance de ces récits de fin, que si l’on cherche à voir dans quelle économie fictionnelle nous vivons. Quels sont les rapports de pouvoir, entre les différentes autorités d’énonciation ? Et entendons bien, ici, « l’auteur » qui se cache toujours derrière « l’autorité ». Qui est autorisé – quel_le(s) auteur_e(s) – à nous raconter des histoires ? Quelles stories sont mises en avant ? De quels moyens de production, de distribution dispose une histoire pour nous ensorceler ?

En fait, dans la profusion de fictions produites, que peut la littérature ? Il est primordial au XXIe siècle de considérer nos moyens, nos forces, nos pouvoirs – l’écriture – au sein d’une économie fictionnelle générale ; et il me semble d’ailleurs que c’est une des choses que nous partageons, avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, ainsi qu’avec des chercheurs comme Lionel Ruffel ou Yves Citton. Je suis d’ailleurs en train de finir un article à ce sujet, où j’observe que deux des cultures de l’émancipation issues des années 70 – la drogue et la lecture – sont en train de fusionner en une même économie de l’addiction, utilisée et retournée, en quelque sorte, par l’industrie contre l’émancipation.

Mais cela est une autre histoire ; revenons au rapport de pouvoir. Nous ne pouvons plus observer le champ littéraire comme séparé des autres régimes de fictionnalité. Et j’inclus, bien volontiers, dans cette économie fictionnelle générale, les « nouvelles », les « actualités », la manière dont les media content des histoires. Nous avons quitté l’âge lumineux – ce moment de foi, de croyance dans les « Lumières » – où la presse éclairait une espèce rationnelle de sujet, cherchant la mesure de tout chose. Nous devons prendre acte que la consommation de récits médiatiques se fait sur le même mode que celle des fictions, avec une pointe d’adrénaline et d’effroi en plus lorsqu’un lien s’établit entre ce qui meurt dans la fiction et ce qui meurt en réalité. Cette concurrence des différents régimes de fictionnalité change notre position. Nous sommes, de fait, en écrivain, dans une position mineure. Et j’insiste sur ce mot de « mineur » qui servit à Deleuze pour saisir, appréhender Kafka.

Au sein de l’économie fictionnelle générale, les écrivains sont des murmurants. Nous agissons dans quelques profondeurs prolétariennes de l’industrie fictionnelle générale. Nous sommes, si vous voulez, des petites mains chinoises. Et la frappe, vous verrez, le fait même que nous frappions aujourd’hui, nous-mêmes, nos manuscrits, joue un rôle dans le roman à venir : Le Livre de la Faim et de la Soif. Il est intéressant de noter que notre pouvoir d’«auteur » – celui de l’écrivain, du philosophe – dépend des médiations, des transmissions qui amplifient l’écho de récits mineurs dans le temps. Qui est Walter Benjamin quand il meurt ? Qui est Kafka ? Ce qui est la trace, imperceptible, inaudible de la littérature, vue l’économie fictionnelle dans laquelle nous vivons, devient, avec le temps, un sillon, puis un chemin, puis une Histoire. C’est ainsi que nous pouvons avoir confiance, encore, dans les pouvoirs de la littérature, en comprenant que ses pouvoirs sont ceux qui agissent dans un temps qui n’est pas celui de l’actuel. J’en reviens à votre question : pourquoi les scenarii de la fatalité sont ceux qui l’emportent dans le présent ? Parce que l’économie fictionnelle qui les porte les favorise. C’est là que se rejoignent des intérêts de production, de distribution et la fabrique de nos addictions fictionnelles. Nos repères culturels sont préparés, par les récits religieux, les mythes de la fin des temps, les « mythes » du XXe siècle. D’une autre manière, si un récit comme celui de Soumission fonctionne époqualement, c’est qu’il répond à la demande sociale d’un collectif hanté par une certaine peur de disparaître. Ce collectif, c’est celui des hommes blancs, hétérosexuels. Après les décolonisations, les procès des dominations blanches, mâles, hétéronormées – ces machines à broyer des autres – on trouve chez Houellebecq, cette suprême infamie de proposer une sauvegarde de cette culture de dominants par le passage à l’Islam, à ce qui, dans l’Islam, maintiendrait – selon lui – la domination masculine, ce droit pour les hommes de posséder les femmes. La soumission est donc entière, au carré, car ce sont les lecteurs qui se soumettent à l’auteur – à l’autorité d’un récit que l’économie générale de la fiction soutient.

C’est en ce sens qu’on peut cerner le nouvel académisme : là où le récit accompagne le régime fictionnel dominant. Nous avons, bien sûr, tous les éléments pour savoir que ce nouvel académisme est déjà passé. L’effort, si nous voulons nous en affranchir, consiste en une discipline de l’attention pour nous relier à ce qui veut naître, ce qui ne peut que murmurer, dans le présent, à rebours de l’économie fictionnelle. Ce que nous appelons, avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, dans une première analyse, le régime potentiel, repose sur cette diffraction de l’attention. Nous invitons, d’abord, à nous détourner du bruit, de ce qui, dans le contemporain, s’impose bruyamment. Ce sur quoi repose notre proposition, prend acte de l’inversion qu’avait comprise Ernst Bloch, à savoir que ce qui est premier, c’est l’esprit. Il faut, par l’esprit, mettre à distance ce qui, autrement, s’impose. Et à partir de cette attention à ce qui, dans le réel, est une fiction, commencer à établir la syntaxe d’un autre récit, d’autres fictions, d’une multitude de fictions autres. Courtement dit, si ce que nous prenons pour réel est le fruit d’une croyance en ce qui nous est présenté comme réel – la dette, la finitude, l’extinction, la catastrophe – alors, ce que nous pouvons, potentiellement, transformer, ce sont nos croyances. Je ne voudrais pas ici reprendre toutes les pistes du livre, qui est, comme j’ai pu le dire, un livre de don, une façon de mettre en partage une autre idée du temps, pour mobiliser ce qui, dans nos temps, s’accumule comme colères, comme impatiences. Mais Les Potentiels du temps ne doivent surtout pas être compris comme un inventaire de tout ce qui pourrait potentiellement se développer. Au-delà de tout ce qui voudrait être – et qui est empêché – ce livre propose, avant tout, d’adopter, subjectivement, un autre rapport au réel.

Comme en écho à votre trilogie européenne qui rassemble Le Hêtre et le Bouleau, Vies Potentielles et Oublier, trahir, puis disparaître, et à votre opéra La Chute de Fukuyama qui en convoquait largement le paradigme, votre appel à une pensée potentielle consiste à mettre fin à toutes les fins, en particulier celle de l’histoire professée et prophétisée par Francis Fukuyama.
De fait, pouvons-nous parler d’une époque qui mettrait doublement en jeu la fin, comme s’il fallait mettre fin à la fin de l’histoire ? Seriez-vous d’accord avec Olivier Cadiot qui, dans son Histoire de la littérature récente, tome 1, lançait pour mot d’ordre à notre époque que « ça ne peut plus durer cette histoire de fin » ?

Le combat contre la finitude, c’est une lutte à plusieurs, depuis de nombreuses années, en poète, en romancier, en philosophe, en artiste. Nous sommes, en quelque sorte, des légions à œuvrer pour que ça infinisse. Et je dirais que ce n’est pas seulement notre tâche, c’est notre disposition. Nés à la fin d’un siècle, vivants dans un autre, nous sommes, de fait, dans la position de traducteurs des temps. C’est un des points qui est développé dans le livre, à la fois dans la seconde partie, « Cartographier », de Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros et dans la troisième partie, « Transmettre ». Nous rejoignons entièrement Olivier Cadiot sur ce point.

Nous avons la charge, singulièrement, par des œuvres, et collectivement, via une politique des possibles, de réintroduire de l’infini après une longue séquence temporelle où l’intelligence a pris pour intelligente, cette intelligence avec la fin, comme comme nous dirions, intelligence avec l’ennemi. La génération des « nouveaux philosophes », ainsi baptisés, est emblématique de ce désir de finir. Finir la guerre par la paix. Finir la barbarie par la guerre. Finir l’infamie par le jugement moral permanent. Finir l’Histoire par le marché. Finir le conflit, la violence, par la démocratie. Toujours, la fin, l’extinction, l’achèvement. C’est ainsi que l’on peut tout à fait comprendre le grand tournant réactionnaire des antitotalitaires. Il n’y a là aucune surprise. Ce qui veut finir, ne peut vouloir que ça se transforme, que ça infinisse. Il est nécessaire – pour eux – de prouver que tout ce qui advient n’est que du « minuscule », qui ne change rien au grand récit de la fin.

Or c’est pourtant par le minuscule que ça advient. C’est encore et toujours par le mineur. Je me rapporte, dans la troisième partie du livre, aux différents usages du mot turn – depuis le linguistic turn, jusqu’au translation turn, ou au ontological turn. Ce sont des tics de langage, ces turns, comme le « studies » des études – studies – universitaires, mais cela dénote quelque chose de profond ; la récurrence du mot « turn », la façon dont, par l’ensorcellement que propose toujours la théorie, nos collectifs humains manifestent un désir de « tourner ». C’est pour cette raison que je relie cet usage du « turn » anglais à l’expression qui qualifie, en Allemagne, les « enfants du tournant », les Wendekinder, ceux qui ont connu le « tournant » de la Chute du Mur. Wende en allemand signifie « tournant ». Ce qui se joue à la charnière des siècles, c’est bien cette guerre à la fois poétique, sémantique, artistique, intellectuelle, et finalement politique entre un parti de la fin et un parti de l’infini, lequel cherche à étendre nos modes d’existence, nos relations aux mondes.

Nous invitons d’ailleurs, dans le glossaire, à la fin du livre, à une réinterprétation du mythe de Noé : « Il faut imaginer Noé déçu. » Ce que cette réinterprétation propose, c’est de considérer le déluge comme un état stationnaire, non comme une crise, dont on devrait finalement sortir, en touchant une terre promise. Voilà une des clefs de la pensée potentielle, laquelle invite à se libérer du telos, du but – la déception de Noé – pour habiter le présent du déluge. Ce qui est paradoxal, c’est que plus les arguments s’accumulent – scientifique, pratique, théorique, politique – pour l’infini, plus les raisons se resserrent sur le réel, cherchent à empêcher les tournants, autrement dit, les changements dans l’ordre des temps. Il est intéressant de noter que cette lutte pour l’infini ait pu se jouer, notamment, entre le roman et le poème. Là où le poème s’est affranchi, depuis l’épopée, du devoir de finir – le poème porte même d’emblée, le souci d’infinir, comme le mythe – le romancier est, qu’il le veuille ou non, encore et toujours, face à la question du dénouement, de la fin de l’histoire. Si bien que l’on pourrait même avancer qu’un des dilemmes du roman, à la fin du XXe siècle, a été de se laisser happer par la fin, ou, au contraire, de se dresser contre elle. Et vous avez raison de le souligner, c’est un fil rouge qui traverse tout ce que j’ai pu écrire. Depuis mon premier livre, il y a plus de dix ans – retitré L’Adieu au XXe siècle – j’ai poursuivi ce travail pour que ça infinisse. Dans La Chute de Fukuyama, l’opéra joué en 2013 à Paris, puis avec l’exposition History reloaded, au Centre d’Art contemporain de Leipzig en 2015. La complexité qui naît de cette lutte – contre ce qui veut finir – c’est qu’il faut être prêt à accueillir ce qui l’accompagne : l’Histoire, et donc, la violence. C’est là que nous sortons de « l’utopie européenne », celle par laquelle, idéologiquement, on a espéré pouvoir exclure la guerre, la violence et sortir de l’Histoire.

Pour qu’il y ait à-venir, il faut paradoxalement reconnaître que la fin de l’Histoire a accouché d’un désir de violence, d’un nouvel hybris, d’un retour massif du thymos. C’était ce retour thymotique qui était au cœur de La Chute de Fukuyama, l’opéra. Si l’on veut bien considérer un instant ces pensées finistes – ces endisms – on voit combien l’hypothèse est aisément balayée. Bien sûr que « ça » continue. Mais la question qui suit est celle que vous posiez au commencement.

D’où nous vient cet appétit pour des récits de finitude ? Il serait intéressant de travailler à cette hypothèse que plus l’homme oublie la mort – et l’historien, Philippe Ariès, a magnifiquement montré comment la marche moderne s’accompagne d’une volonté d’oublier, de cacher, de faire disparaître la mort – plus sa présence s’impose dans nos global fictions. Comme si la lâcheté singulière – ne plus faire face à la mort, c’est-à-dire, plus lointainement, à la transmission – aboutissait à une prise en charge publique, spectaculaire, de la fin des temps. Ainsi, la fin de l’humanité, comme spectre collectif, remplace ce qui, hier, se jouait dans la confrontation de chacun avec sa propre fin. Dans le Hêtre et le Bouleau, en 2009, j’ai commencé par interroger notre culture mémorielle – l’anthologie des crimes européens – en essayant de montrer que ceux qui portent cette culture de la mémoire, de Primo Levi à Imre Kertesz, n’ont jamais rien interdit au nom du devoir, fut-il un devoir de mémoire. Je citais Kertesz dans L’Holocauste comme culture où il appelle, explicitement, à recourir à l’imagination pour aider la mémoire à survivre à son propre oubli. Il s’agissait de rouvrir, depuis l’obsession pour le charnier, pour le fantôme, des voies vers l’à-venir, vers ce que les morts, dans leur vie, espéraient.

C’était le sens du texte qui clôturait Le Hêtre et le Bouleau, « L’utopie linguistique ou la pédagogie du vertige », où le yiddish, langue des morts, redevenait porteuse d’un sens pour l’à-venir. A chaque fois, j’accomplis, il me semble, le même geste. Comment lier un siècle à l’autre ? Comment autoriser l’à-venir à partir du passé ? Comment arracher la mémoire aux gardiens du tombeau, ceux qui se servent de ce qui a eu lieu pour projeter éternellement l’apocalypse d’hier sur le demain ? Le « vieil européen », dans Oublier, trahir, puis disparaître, fait le contraire des gardiens du tombeau. Il ne raconte pas ce qui a eu lieu. Il cherche à suivre l’enfant, à se mettre dans ses pas. Il s’obstine à entendre, à déchiffrer la langue nouvelle. Et que celle-ci soit porteuse de furies, de colères, de barbaries, l’effraie et l’attire à la fois. Le « vieil européen » sait que la guerre revient, que la guerre est là, mais il se refuse de réfréner la vie, le sang, le bouillonnement de l’enfant.

A cet égard, Vies pøtentielles occupe une place à part, entre l’essai, le Hêtre et le Bouleau et le conte, la légende de Oublier, trahir, puis disparaître. Fiction talmudique, labyrinthique, Vies pøtentielles aurait pu ne jamais s’arrêter. Le mouvement entre les histoires et les exégèses est celui par lequel la vie – fictionnelle – répond à la mort réelle, où l’impératif de raconter naît de l’extinction, où la génération artificielle s’insurge sans cesse, à rebours de ce qui meurt ou veut mourir. Et ce fut une des beautés, pour moi, du « legs » de mon père, que de faire de sa propre mort, un acte de transmission vers ceux qui nous pour-suivent. Vies pøtentielles fut une tentative de redéfinir le geste de transmission, non comme un rituel du même – transmettre toujours le même récit de la mort, de la fin – mais comme une façon d’autoriser ce qui, dans la mort, voudrait vivre, ce qui, en mourant, veut naître. Mettre fin à la fin, achever l’achèvement, s’infinir, s’inachever, voilà en effet les lignes que je me suis fixées. Je cherche les contours d’une pensée expansive, d’un mode d’habitation, au 21e siècle, qui soit en accord avec ce que nous savons des mondes qui nous entourent, des mondes infinis qui nous entourent.

À ce titre, l’un des points les plus saillants de votre fin des négativités et du culte du négatif consiste à retourner la figure du spectre qui, par le potentiel, n’est plus une fable de mort mais ouvre à un temps spectral de revie, pourrait-on dire. En ce sens, sous quelles formes, selon vous, les spectres seraient-ils les grands vivants possibles de notre temps ? En quoi nos morts sont-ils nos dibbouks ? Doit-on entendre chez vous la résonance et, si j’ose dire, la survivance de la pensée d’Aby Warburg sur le nachleben ? En un mot, l’art est-il pour vous comme pour Warburg, une histoire de fantômes pour grandes personnes ?

Je crois que vous touchez là au cœur de notre effort à la fois intime – biographique – et collectif. Comment transformer des morts en vies ? Comment métamorphoser une culture de fins en une culture de naissances ? Si je reprends certains mots évoqués plus haut, on peut se représenter la chose ainsi : ce que beaucoup ont accueilli sous le nom de « postmodernité » et qui fut, essentiellement, un moment « anthologique », une saturation des temps, s’est révélé être également une hantologie. C’est ce à quoi je tentais de donner une forme en me référant au « h-être » dans Le Hêtre et le Bouleau, en poursuivant cette ontologie hantée dont Jacques Derrida avait fixé les contours.

Voilà en somme par quoi la fin du vingtième siècle et le début du vingt-et-unième siècle ont été occupés : références, saturations et spectres. Ce fut l’âge d’or de la culture mémorielle, une époque qui a conduit à ce face-à-face quotidien entre l’infâme et l’insignifiant. D’un côté, la contemplation obsessionnelle de l’apocalypse, de la destruction – la méditation sur les ruines – et de l’autre, la fuite en avant dans et pour l’idiotie, un esprit fin de siècle qui hésitait entre l’indifférence amusée et le cynisme cultivé. Quelque soit le jugement que l’on porte sur cette époque – qui fut aussi celle de notre formation il est certain qu’elle fut peuplée de fantômes. J’en parle au passé, car je crois que, si elle prospère encore formidablement bien en France – qui excelle dans le cercle rire, cynisme, référence, fin, décrépitude – c’est une époque qui, dans d’autres régions du monde, soit ne fut jamais, soit est déjà passée. Autrement dit, s’il reste des sensibilités postmodernes, les coordonnées, les repères du temps ont été sensiblement modifiés, si bien que nous pouvons dire, nous sommes déjà dans un autre temps. Cependant, il s’est joué quelque chose, pour moi, de plus intime. Je l’ai écrit dans Vies pøtentielles à travers la vie d’Abraham, le narrateur ; ce temps-là fut aussi celui des deuils. La mort de mon frère, Jérôme – qui laissa en moi la « trace » du traducteur, Jérôme, Hieronymus, étant le « saint patron des traducteurs », celui qui eut la charge, le premier, de traduire la Bible. Puis, il y eut la mort de la mère et celle du père. Trois ombres qui hantent les Vies pøtentielles. Ce que j’ai été amené à accomplir, personnellement – poursuivre des vies après des morts – me semble être en lien étroit avec le geste que nous avons à faire collectivement. A partir des morts – l’expérience du vingtième siècle – nous arracher au tombeau. Cela me renvoie à cette phrase que je citais dans le Hêtre et le Bouleau, extraite des Frères Karamazov : « Je vais aller en Europe. Je sais que je n’y trouverai qu’un cimetière, mais combien cher ».

Ce que nous sommes appelés à trouver – comme les deux « fugitifs » de Oublier, trahir, puis disparaître, c’est un chemin hors du « cimetière ». Et c’est ainsi que nous employons ce mot de la fin du siècle – spectre – pour en faire autre chose, dans Les Potentiels du Temps. « Spectre ». On en parlait pour évoquer la présence des fantômes. Mais, après la mort, lorsque nous considérons de nouvelles « enfances » – in-fans signifie le « sans voix », celui qui n’a pas de voix et qui est, dans une certain mesure, tout entier dans « Elias », l’enfant qui parle une langue indéchiffrable dans Oublier, trahir, puis disparaître – nous pouvons entendre spectre comme amplitude de possibles. On parle en ce sens d’un spectre lumineux. Dans Les Potentiels du temps, nous nous appuyons beaucoup sur un texte de Paul Ricoeur qui me servit pour le travail préparatoire de L’Exposition potentielle, présentée à Leipzig en 2015, au Centre d’Art Contemporain Halle 14-Spinnerei. Ricoeur définit l’histoire non seulement comme ce qui a eu lieu, mais également comme ce qui aurait pu avoir lieu, ce qui voulait être, ce qui, dans le passé, cherchait à devenir. Ce qu’il appelle « les avenirs inaccomplis du passé ». Bien sûr, pour qu’une telle proposition opère – le passage des spectres de hantise aux spectres de possibles – se pose la question de l’efficacité, du pouvoir de l’écriture. Que peut un livre ? Comment peut-il changer les temps ?

Avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, nous abordons plusieurs fois, sous différents angles, cette question de l’efficacité de la théorie et plus généralement, de la fiction, que celle-ci soit théorique, politique, artistique ou littéraire. C’est un des points, je crois, qui est même au cœur du régime potentiel. Comment déjouer la mécanique de la déception ? Nous savons, pour avoir traversé la fin du vingtième siècle, que la mécanique de la déception – l’échec des projets révolutionnaires – a produit une ivresse mélancolique pour certains, et une abdication ironique pour d’autres. Dans tous les cas, nous avons vécu cet effondrement complet de la foi marxiste, laquelle portait l’espoir que des « nous », des « collectifs de vaincus » pouvaient écrire l’histoire. Et nous vivons encore, si ce n’est réellement, du moins idéologiquement, dans le sillon de cet effondrement. Il n’y a qu’à voir à quel point « l’échec » des révolutions arabes – depuis la révolution tunisienne – a été convoqué pour faire persister cette idée qu’il ne sert à rien de, que nous ne pouvons rien à…

Comment, donc, reconstituer nos capacités à écrire l’Histoire ? Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros ont cette très belle expression, inspirée de J.L. Borges. Ils reviennent plusieurs fois sur des expériences artistiques qui agissent à « l’échelle 1:1 ». Et ce fut aussi le sens, pour moi, du cycle des expositions au Centre d’Art de Leipzig en 2015 : le passage à une écriture dans l’espace, un effort pour écrire à même le monde. Une écriture matérielle pour me guérir de l’érosion de la langue. Car qui juge de l’effectivité d’une écriture ? Si, comme par le passé, nous jugeons du point de vue de la « réalité », ce qui est construit comme réalité, alors, nous sommes condamnés à la déception. Les institutions en place, les vieux pouvoirs, tous pourront dire : « Regardez, ça n’a rien changé ». Mais si nous considérons le « réel » comme un récit, nous pouvons, en changeant l’objet de la croyance, tenir pour réel ce qui vient, ce qui veut devenir. C’est ici que nous retrouvons la dimension performative de la fiction comme réalité choisie. C’est aussi, je note, cette transformation de la mélancolie en puissance, que travaille, depuis des années, Georges Didi-Huberman. Son dernier livre, Peuples en larmes, peuples en armes, agit à l’endroit même de notre déception, de notre douleur. En décrivant ce moment de bascule où ce que nous pleurons se transforme en ce que nous désirons – Bouazizi s’est immolé par désespoir, déclenchant la révolution tunisienne, puis le cycle des révolutions dans les pays arabes – il aide à passer d’une défaite, d’une mort, d’un deuil, à une énergie collective. De la mélancolie de ce qui a été – détruit – à l’espoir de ce qui pourrait être.

J’en reviens donc à votre question. Que peut l’art ? L’art serait-il une convocation permanente des dibbouks ? J’aime oui, cette référence aux « esprits ». Car, à la différence des pensées rationnelles qui ne parviennent plus à saisir nos furies, nos croyances, nos préférences quotidiennes pour la déraison, la sensation, l’art permet de mettre en mouvement les « esprits » – rationnels et irrationnels – et c’est sans doute ce que nous tentons de faire, dans les Potentiels du temps, en appeler aux « esprits ».

Camille de Toledo, Aliocha Imoff et Kantuta Quiros, Les Potentiels du Temps, Manuella Editions, 2016, 240 p., 19 €