Comment arriver à ces transparences ? Comment faire que ce soit si solide alors que c’est si liquide ? Regardez le naturel des coulées, on a l’impression que la toile n’a pas été touchée, jamais, regardez, elle est engendrée mais incréée. La somptuosité de la couleur interdit de penser que ce fût fait comme ça, à la main, en travaillant, laborieusement, et pourtant… Les coulées de lumière sont là pour nous parler d’une décomposition possible, en train de se faire, la nôtre, une chose plus grave que ce que l’on peut voir, l’agonie de tous les jours. Et c’est là, devant nous chaque matin, ça défile à mesure qu’avance le métro, la matinée, un Delacroix à l’approche du premier rendez-vous, un bout de Manet vers 17 heures sur la ligne 7, vers Crimée, deux utopies. Rendez-vous compte que l’on puisse voir ça, un jaune citron Poussin, chaque jour je vous dis, tous les jours, comme un sourire d’enfant, une facétie de jeune chaton fou qui nous surprendrait. Imaginez comment nos yeux seraient lavés, tout le temps, sous terre et dans les rues, à l’insu de notre plein gré, un sauvetage visuel, silencieux, à l’approche des carrefours, des étincelles, on lève le regard et c’est du beau mélangé à du bien quand le soir arrive, des textures révélées, des effets plissés ouatés, de la couleur et des noirceurs : Soulages boulevard Sébastopol, un ciel de Van Gogh place Dauphine, Rothko à Stalingrad, etc., etc. Ce serait complètement tragique mais en même temps il y aurait ce sourire magnifique, sous-jacent, ce sourire sans visage pour le porter, cette idée de sourire, permanente, omniprésente, pour mieux révéler le sens tragique, je répète, le creux dans la beauté, une danse. Quelque chose s’est retiré pour laisser la place à la beauté. Et ce serait d’autant plus tragique que ce serait riant, voilà.
On ne voit pas la peinture dans les musées, on la voit rarement. On finit par voir la peinture quand on la fréquente, il faut les jours, les heures, un beau jour ça fait tilt, on reçoit, on est disposé et peut-être que la peinture elle-même est disposée à se montrer, le détail dans tel Cy Twombly, le coup de crayon, ça y est, on vient de le percevoir, ça fait deux ans qu’on passe devant et on n’avait jamais vu. Il aura fallu ces deux années « sans voir », comme une préparation ou une lente maturation pour que tel jour ça épouse le regard, voir peut être une éclosion. Il y avait un passage d’un rayon de soleil qui était là tout à fait par hasard et la toile n’était plus comme elle était il y a une heure, elle était nouvellement nouvelle et elle ne sera plus ainsi dans une heure. Il faut pouvoir vivre avec la peinture pour avoir une opinion sur elle. La peinture te parlera quand elle voudra, pour cela il faut que tu ne t’y attendes pas, et ce n’est pas en allant dans un musée que tu verras voir automatiquement, on pourrait même affirmer que tu ne verras pas car tu t’attends à voir. Tu ne verras qu’incidemment, tel jour alors que tu ne parles pas, tu penses à autre chose, tu te déplaces d’un point A à un point B, tu as mille autres choses en tête mais le métro ralentit, s’arrête, tu lèves les yeux pour vérifier le nom de la station et c’est un corps de Bacon, de la chair tordue traversée par un rayon violet, ça te foudroie, ça arrête le temps, c’est de la foudre, c’est totalement inexprimable et tu n’oublieras jamais cette seconde, comme une haie d’aubépines, tu viens de voir pour toujours.
Parce que tu crois que la nature morte va se révéler comme ça, d’un simple claquement de doigts ? C’est une assiette avec des fruits, et alors ? Une pomme, des légumes ? Et alors ? C’est aussi quelque chose qui va pourrir, comme la nature humaine qui elle-même pourrit et se transforme, et c’est pas triste ! Le tragique est tonifiant ! Il faut voir le grand éclat de rire dans l’assiette de la nature morte, dans la viande suspendue d’un Soutine, il faut voir ça et en rire, ou bien sourire, accepter.
Le métro parisien c’est :
5 millions de voyageurs par jour
Plus de 50 000 d’affiches publicitaires
L’un des réseaux les plus exposés au monde.
Pourtant selon un rapport financier datant de 2011 les recettes publicitaires représentent seulement 1.5 % du chiffre d’affaires de la RATP.
Imaginons que nous remplacions ces milliers et millions d’images publicitaires par des reproductions de peintures, tableaux entiers ou détails, ou créations d’art contemporain ? Imaginons que nous offrions à la vue la contemplation des choses telles qu’elles sont, telles qu’elles sont strictement, réellement, suspendues dans un espace-temps donné et sans cesse changeant. Des choses seules isolées par le besoin de voir qui est aussi essentiel que le besoin de boire, se désaltérer, respirer. La chose immobile dans le vide, éclairée, offerte à la vue, voilà ce qui serait la chose pure. Que représente 1,5 % du chiffre d’affaires de la RATP au regard de tous ces espaces de pureté possibles dans le métro, les rues, sur les bus ?