Si la palme d’or au dernier festival de Cannes semble un peu excessive, Moi, Daniel Blake est incontestablement le meilleur film de Ken Loach depuis Sweet Sixteen. Il faut avouer que l’on avait un peu fait une croix sur Ken le rouge, ceux-là même qui louaient son cinéma engagé pouvaient se montrer déçus par une radicalisation qui enlevait à ses films le minimum de subtilité nécessaire. Les films de Loach restaient la plupart du temps d’une certaine tenue, mais traversés de grands moments d’imbécillité où le militant extrémiste prenait le pas sur le cinéaste. Auteur majeur pendant une décennie (de Riff Raff à Sweet Sixteen) malgré quelques écarts malheureux comme Carla’s Song ou Bread And Roses gangrenés par sa haine des États-Unis, Loach réalisait toujours de bons films, plus de grands films.
Pour qui est né à la cinéphilie en admirant sa mise en scène à hauteur d’homme, sa capacité à privilégier la dignité des personnages à son message politique, le voir aligner des films de plus en plus manichéens était une torture. Son court-métrage sur le 11 septembre 2001 sur l’air du « bien fait pour votre gueule », des documentaires excluant toute contradiction, les scénarios de Paul Laverty comme autant de tracts… S’y ajoutaient quelques sorties aux limites de l’antisémitisme, un appel au boycott d’autres cinéastes au seul prétexte carrément raciste de leur nationalité israélienne (quand bien même le cinéma israëlien conteste souvent ses propres politiques) : la vieillesse de Loach est un naufrage. Au moins ce Daniel Blake permet de ne pas définitivement rompre avec un cinéaste qui aura beaucoup compté notamment pour l’auteur de ces lignes qui y avait appris le respect des personnages et pris quelques cours de mise en scène.
Alors, même si l’homme a beaucoup déçu et même si la récompense cannoise ne s’imposait pas, il faut se réjouir du retour en grâce de Ken Loach dont la colère prend ici la forme d’un film remarquablement construit, où l’on retrouve le meilleur du cinéaste : lorsque les acteurs ne sont pas que des pantins au service d’une démonstration, mais des personnages désormais inoubliables. En premier lieu, ce Daniel Blake, menuisier sexagénaire victime d’une crise cardiaque auquel les médecins préconisent le repos, tandis qu’une employée d’une entreprise américaine, qui sous-traite la gestion des allocations d’État, le décrète « bon pour le service », surtout soucieuse d’économiser ainsi une pension. En attendant que son cas soit réexaminé, Blake se trouve forcé de chercher un emploi qu’il ne pourra pas accepter. Le sujet du film est là : comment un organisme créé pour aider les gens en difficulté s’est transformé en machine à broyer les humains, au nom de la rentabilité. Pris dans une administration kafkaïenne, où les employés « font leur boulot » et qui consiste surtout à rayer des noms des listes d’allocataires, Daniel Blake tente de garder sa dignité, notamment en venant en aide à une jeune mère célibataire au bord de sombrer dans le gouffre. Mais petit à petit, la machine infernale se met en marche et à son tour Blake sombre…

Commençant presque comme une fable sur l’entraide, le film tend vers la tragédie. Ken Loach montre les effets de lois qui passent dans l’indifférence générale et qui présuppose que le chômeur, le malade, l’allocataire est un magouilleur en puissance qu’il faut briser. Dans le monde idéal de certains critiques, comme ceux de Libération, Loach « charge la barque ». Le film n’est certes pas toujours d’une grande subtilité, mais hélas tout est crédible. Il est même impossible de reprocher à Loach de se servir d’un cas particulier pour aboutir à une vérité générale (comme il le faisait dans Hidden Agenda ou Bread and Roses par exemple). L’auteur de ces lignes est en mesure de le certifier : en France ce genre de situation kafkaïenne tend à se généraliser. Oui, certains acteurs de l’assurance chômage ont pour objectif premier de rayer des noms d’une liste d’indemnisés. Oui, l’empathie des conseillers devient un défaut au regard des DRH qui les recrutent. Certes, Ken Loach montre aussi de pauvres employés au service de la machine ultra-libérale : une conseillère est vraiment touchée par le cas de Daniel Blake et se fait reprendre sévèrement pour lui avoir montré trop d’attention (là encore, une situation vécue).

L’impuissance de Daniel Blake devient un élément dramatique, le film laisse aussi clairement entendre que si certains agissent comme des nervis au service d’intérêts financiers en contradiction avec leur mission de service public, c’est déjà par peur de se retrouver de l’autre côté ! Chez Ken Loach on ne se bat jamais contre des êtres mais contre un système, et les véritables responsables resteront hors champ : ils ne fréquentent pas les gens dont ils bouleversent l’existence, pas plus Katie, qui se laisse mourir de faim pour nourrir ses enfants, que Sheila, l’employée du pôle emploi, qui lui retire ses allocations et passe ses journées à se faire insulter. La frontière est mince entre le fonctionnaire insensible et tout-puissant et le chômeur qui doit s’humilier pour conserver ses maigres ressources. On a certes connu Loach plus compréhensif envers les victimes/complices d’un système qui les dépasse (It’s a free world, Land and Freedom), mais en filmant du point de vue de Daniel Blake ou de Katie, difficile de montrer autre chose que de la colère, lorsque par exemple, une femme se voit supprimer ses allocations pour quelques minutes de retard à un rendez-vous au pôle emploi (et là aussi, en France, on y arrive).

Pour autant, il ne s’agit pas d’un film dossier, les personnages chez Loach n’ont pas tous de conscience politique et donc pas de discours tout prêt sur l’unité prolétarienne.Ils sont des victimes d’un système qui, au mieux les méprise et peut parfois chercher à les détruire, mais ils ne passent pas leur existence à disserter sur l’assurance chômage. Parfois, Loach se laisse justement aller à la facilité : un homme hurle son soutien à Blake dans la rue et en profite pour donner la leçon sur les Tories. Loach perd alors le fil de son récit pour nous expliquer avec ses mots de supporter de Jeremy Corbyn ce que nous comprenions très bien à travers Daniel et Katie, cette opposition entre la brutalité des responsables de l’assurance chômage et le merveilleux univers d’entre-aide des prolétaires est assez lénifiante. Le jeune voisin chômeur de Daniel est un voisin idéal, un vieil ouvrier l’accueillerait à bras ouvert, lui-même aide la jeune Katie et se met ses enfants dans la poche : le monde des prolétaires vu par Ken Loach, c’est Lalaland.

Ces réserves émises, il est évident que Moi, Daniel Blake, figurera parmi les grandes réussites de son auteur. On appréciera que Paul Laverty nous ait épargné l’une de ces pseudos intrigues policières qui parasitent trop souvent ses scénarios. Au contraire, le film est remarquablement écrit : la descente aux enfers de Blake se fait d’abord sur le monde mineur, l’absurdité de sa situation prêterait presque à sourire si l’on n’assistait pas petit à petit à ses effets désastreux. Le moment de gloire que vit Daniel Blake en écrivant sur les murs du pôle emploi local « I, Daniel Blake… » est d’ores et déjà une des scènes de l’année cinéma, mais même si les passants (et les spectateurs) sont acquis à sa cause, on comprend vite que chacun doit composer avec une administration qui n’est plus à leur service, mais nous ne sommes pas à Hollywood et le miracle n’aura pas lieu. On pourra éventuellement reprocher une fin qu’on aurait imaginée plus sobre, mais ce sont de petits détails comparé au brio avec lequel Loach montre comment une avancée sociale est devenue une machine libérale, comment des êtres humains deviennent corvéables et malléables à merci avant d’être éliminés d’une société comme des maillons faibles. Surtout, Loach reste un magnifique directeur d’acteurs, capable de repérer des talents inconnus qui deviendront des figures inoubliables de l’histoire du cinéma. Plus qu’une palme, deux prix d’interprétation auraient pu récompenser Hayley Squires dans le rôle de Katie, affamée ne pouvant se retenir de se jeter sur des tomates en boite qu’elle avale crues, et surtout Dave Johns, ce Daniel Blake arpentant les rues de Newcastle, tentant de garder sa dignité.
Moi, Daniel Blake bouleverse car Loach ne cherche pas à discourir sur le libéralisme mais préfère nous montrer les effets d’un monde kafkaïen dans lequel l’humain n’est plus qu’un numéro dans un ordinateur.
Moi, Daniel Blake – Grande-Bretagne – 1h39 – Un film réalisé par Ken Loach – Scénario : Paul Laverty – Directeur de la photographie : Robbie Ryan – Montage : Jonathan Morris – Musique : George Fenton – Avec Dave Johns, Hayley Squires, Briana Shann, Dylan McKiernan, Ann Rutter