Le grand entretien : Harry Parker, autobiographie des objets (Anatomie d’un soldat)

Harry Parker © Christine Marcandier

« Ce livre est librement inspiré d’une histoire vraie » précise une note liminaire, brouillant immédiatement la ligne entre l’expérience réelle de Harry Parker, autrefois soldat de l’armée britannique, envoyé en opération en Irak et Afghanistan, revenu lourdement blessé, désormais écrivain, et son personnage Tom Barnes, capitaine britannique en mission dans un pays du Moyen Orient, perdant ses deux jambes dans l’explosion d’une bombe lors d’une patrouille nocturne. « Tom Barnes est fictionnel », tout est devenu « fiction » dans Anatomie d’un soldat, nous répète Harry Parker rencontré à Paris : son livre n’est ni une confession ni des mémoires, obliquement un roman de guerre et surtout le portrait fragmenté d’un homme qui doit se reconstruire, à travers 45 objets qui accompagnent sa vie de soldat puis de grand blessé et enfin d’homme survivant à l’impossible.

Le parti-pris formel d’Anatomie d’un soldat est sidérant : le récit se donne à lire à travers 45 chapitres focalisés sur autant d’objets qui, tour à tour, disent l’histoire, sans affect ni parti pris (ce sont des objets), sans recul non plus, des objets témoins d’une histoire qui en donnent le déroulé proprement factuel et objectif. Ce seront successivement un garrot, un sac d’engrais, une chaussure de combat dans le désert, une bombe, puis un gilet pare-balles, un sac, une montre, un tapis persan, une poche de sang, un miroir, etc., autant d’objets qui ont été en contact avec le soldat Tom Barnes, préparant son barda pour sa mission — il met « l’équipement dans ses bagages. Chaque chose avait une place et chaque objet figurant sur sa liste a fini par être rayé » —, durant les combats — les objets le protègent alors, ou ont pour fonction de se rapprocher de l’ennemi, de le tuer, mais ils sont aussi des talismans et fétiches —, lors de son rapatriement sanitaire et de son long séjour à l’hôpital, en réanimation (une jambe perdue sur place, la seconde amputée pour stopper une infection) puis sa convalescence et sa rééducation, l’apprentissage de la marche sur des prothèses.
Du garrot (chapitre 1) aux prothèses de course (45), c’est une vie brisée puis reconstruite qui se dit, dans son quotidien, sa trivialité, sa traversée d’une horreur multiple et ses espoirs, comme une prosopopée diffractée, d’autant plus intime qu’elle est en apparence étrangère aux sentiments.

Harry Parker © Christine Marcandier

Chaque objet n’a qu’une vue partielle d’une histoire qui ne peut se dire que de l’un à l’autre, dans la juxtaposition de leur point de vue, dans le croisement des récits que chacun donne des choses, le roman progressant par leur succession, leurs contradictions parfois, leur récurrence, feuilleté tragique et sidérant d’une expérience impossible et pourtant si réelle, « inévitable ». Tout n’est pourtant pas focalisé sur le seul Tom Barnes : Anatomie d’un soldat, autoportrait fragmenté et miroir d’encre, dit aussi les blessés que croise le capitaine britannique lors de son séjour à l’hôpital, ses compagnons de combat, les deux camps d’un conflit qui s’enlise et dont le sens se perd. Dans ce pays non nommé, ravagé par les bombes, traversé par la violence (celle de la guerre, celle du fanatisme), quelque chose se passe qui échappe au sens, et la forme si particulière donnée au texte permet d’en percevoir le chaos.

Ces objets, conçu pour assister, observer, tuer ou sauver, ont chacun sinon une personnalité du moins un ton différent, ils sont des voix et des registre qui, depuis la date sans année d’un 15 août — exposition de la bombe qui fauche Tom Barnes et le laissent pour mort — (dé)construisent cette expérience d’un conflit tout autant collectif et extérieur que personnel et intime. Comment redevenir soi quand on a laissé une part de son corps, celle justement destinée à marcher et avancer ? Le roman d’Harry Parker refuse tout statut victimaire au personnage (et à travers lui à son auteur), le combat est aussi ailleurs, en soi : tenter de comprendre ce qui échappe à tout sens — « tout ce que tu pouvais ressentir, c’était toi-même. Pas de passé, pas d’avenir, rien que la solitude » —, retrouver une unité intérieure, accorder l’image que l’on avait de soi à celle désormais imposée, les proportions à jamais changées, le corps qui « ne remplissait plus l’espace qu’il fallait ». « Tu as regardé l’endroit où désormais s’achevait ton être. Tu ne sentirais plus jamais un pied sur le sol ».

Des mois plus tard, revenu à la vie et à un quotidien étrange(r), Tom Barnes est dans un supermarché, scruté, tout autant que ses prothèses, « Tu les voyais regarder ; tu les défiais d’un œil fixe et ils se détournaient, embarrassés. Tu aurais voulu qu’ils ne nous regardent pas : nous n’étions pas des ­phénomènes de foire et tu voulais qu’on t’ignore. Mais nous étions la chose la plus étrange à parcourir les rayons, de toute la journée. Dès que nous dépassions les clients et qu’ils savaient que tu ne les voyais plus, il arrêtaient de choisir des tomates pour nous regarder longtemps en train de nous éloigner. Ils ne pouvaient pas résister à la tentation de nous observer et ils se demandaient comment nous faisions. Nous étions de la science-fiction, toi et moi, et ils ne voyaient pas la douleur dans ton moignon, ni la sueur qui s’accumulait dans tes doublures, ni les efforts que tu déployais pour me faire osciller au rayon du pain. Tout ce qu’ils voyaient, c’était la magie que je recelais et un homme jeune, bien droit, qui avait ­surmonté ce à quoi l’on ne pouvait survivre. » (chapitre 40)

Anatomie d'un soldat Harry ParkerA travers les voix et regards des objets, se dit l’impossible, un tour de force humain comme formel, cet entre-deux de l’intériorité et de l’extériorité, du réel et de la fiction, d’un autoportrait sans recours à la première personne du singulier. Ce roman qui pourrait d’abord sembler un puzzle est de fait la chronique de l’horreur, de la violence, de la mort, mais surtout d’une reconstruction, d’une humanité d’abord perdue, la reconquête d’un corps mais aussi d’un nom — d’abord identifié BA5799 en tant que soldat et patient, « il » et matricule, l’homme redevient Tom Barnes, nom perdu dans le conflit ; « tu te sentais désincarné. D’une manière ou d’une autre, tout était abstrait ». Par sa forme proprement « objective », le récit est d’autant plus puissant, impliquant un lecteur qui est la chambre d’échos de ces voix fragmentées, le faisant passer de l’émotion au rire, puisque jamais le personnage n’abandonne et renonce, que toujours il trouve énergie et survie dans un regard distancié et ironique, finissant par parler de son expérience comme d’un record de « saut en hauteur assisté par explosif ».

Renouvellement du genre du roman de guerre, Anatomie d’un soldat est aussi, sans jamais recourir au « je », un autoportrait singulier, celui d’un écrivain advenu à l’écriture à travers cette expérience qui fut la sienne et dont il a fait une altérité radicale. Harry Parker est indéniablement un auteur à suivre, tant ce premier roman signe déjà une maîtrise et une singularité sidérantes.

Harry Parker, Anatomie d’un soldat (Anatomy of a Soldier), traduit de l’anglais par Christine Laferrière, éd. Christian Bourgois, 409 p., 22 €

L’ensemble des images détaillant les 45 objets du roman est emprunté au site de l’écrivain ; le titre de cet article fait évidemment référence au très beau livre de François Bon, Autobiographie des objets, disponible chez Points.