Chaque année, au début du mois d’octobre, la chose est entendue : le Nobel de littérature ne reviendra pas à Philip Roth. Don DeLillo le manquera encore. Le Clézio espèrera l’avoir de nouveau en vain. Mais chaque année la révélation du prix répond d’une identique et indépassable dramaturgie de la surprise par laquelle un écrivain surgit qui, depuis la puissance flamboyante de son œuvre, vient rafler, à son souvent corps défendant, les honneurs de l’Académie suédoise et se voit ceint, entre stupeur, gêne et ravissement, des nobles lauriers de la suprême distinction. Pourtant, cette année, le jury du Nobel a décidé de dédoubler sa constante dramaturgie de la surprise en élevant la surprise au carré, en ajoutant à l’inattendu la puissance du supposé décentrement : Bob Dylan, brillant chanteur de son état, prix Nobel de littérature.
Immédiatement, les réactions les plus vives, les plus acerbes, les plus à nu (la littérature est une adolescence toujours recommencée) n’ont manqué de fleurir qui, chacune, par leur puissance à louer l’acte de courage du Nobel ou dans le dénigrement et l’agacement de toute possibilité de Dylan à être littérature, témoigne plus largement de ce qu’il faudrait nommer une maladie herméneutique du littéraire dont le choix, aussi radical que supposé frondeur, permet de pointer comme un moment historique dans la lente et persistante agonie de la Littérature dans le champ social et culturel contemporain – mais la Littérature n’en finit jamais de ne pas mourir et comme de se relancer par les non-définitions qui se voient proposées d’elle-même. Car chacune des réactions, par ses déflagrations positives ou aussi bien négatives, procède d’une double rhétorique, comme la face qui ignore l’autre d’une impossible pièce de monnaie, qui renvoie, à la vérité, à la même ignorance ou tout du moins au même évitement du contemporain en Littérature – deux réactions qui se révèlent dans la déchirante anachronie de la Littérature – celle qui ne voit pas que nous ne finissons pas d’exister depuis sa Fin.
De fait, à l’annonce du prix décerné au chanteur, un double discours – comme si la Littérature n’était plus jamais une écriture mais toujours déjà un fantôme social, égaré dans la discursivité folle des uns et des autres – un double discours donc, dont la face première et liminaire a été de poser le Nobel comme une négation de Littérature, comme son antonyme provocateur, comme si Dylan n’appartenait et ne pouvait en rien appartenir à la Littérature. Dylan manquerait alors au grand fantôme insaisissable non pas tant de la Littérature que de la Littérarité, le cœur nu de la Littérature par lequel le Livre devient Livre et le Livre appartient au Livre. Dylan qui, il est vrai, n’a jamais prononcé ni le mot ni le vœu ardent de Littérature, se voit ainsi malgré lui l’otage d’une question à laquelle il ne peut répondre que par la négative : qu’est-ce que la Littérature ? La désormais vieille interrogation sartrienne échoue à trouver en Bob Dylan son chantre exact et lumineux, lui l’homme de la chanson, de la pop, du folk, d’une vulgarisation de la Littérature et de l’idée de poésie, de la poétisation du Réel : le Rimbaud du pauvre, le Whitman à retard.
La Littérature vit ici sa tonitruante injustice à voir couronner quelqu’un qui chante à côté d’elle et se découvre malgré elle dans un effroi qui n’a désormais plus de limite et dont le Nobel se tenait à la fois comme le garde-fou, l’espoir et le juste gardien : la Littérature ne serait plus nulle part. Décerner le prix Nobel de littérature renvoie ainsi à un double geste social dont la violence sur la Littérature, déjà socialement malmenée et toujours déjà dénigrée, amoindrie et atrophiée, est d’une rage intempérante sans précédent : d’une part, ainsi, un geste d’une démagogie inouïe qui égalise tous les arts, rabaisse la Littérature, élève la chanson ; et, d’autre part, un geste qui annule la Littérature et la jette dans un indépassable non-lieu. La Littérature du Livre serait dans un état tel, un amoindrissement qualitatif tel que couronner un chanteur deviendrait le seul geste possible pour continuer à qualifier la Littérature de sa propre persistance dans le monde. Comme s’il n’y avait plus d’écrivain, comme si la Littérature était morte depuis longtemps, comme si elle continuait à écrire pour rien, Dylan se voit décerner le prix Nobel de Littérature puisque si la Littérature est morte, il s’agit bien depuis ses oripeaux de se voir chanter, guitare sèche et tambourin à la main, sur sa tombe tavelée de lichen en recevant les honneurs suédois où l’Académie prend des airs inattendus du jury de The Voice. On aurait alors tué deux fois le cadavre déjà meurtri de la Littérature.
Inversement mais tout aussi bien symétriquement, des réactions semblablement virulentes et tonitruantes n’ont pas manqué de se faire entendre pour venir cette fois saluer le prix superbement attribué à Bob Dylan, pour venir en louer l’énergique courage, pour venir saluer de l’Académie suédoise le geste critique comme si le Nobel avait rebattu les cartes et par sa décision redessiné pour un temps au moins la cartographie des pays sans cartes de la Littérature. De fait, se déploie ici une seconde rhétorique tout aussi archétypale de la célébration du prix Nobel qui, dénigrant explicitement la premier discours littérariste, s’attache quant à lui à en fustiger le supposé passéisme et le supposé académisme, en offrant une discursivité cette fois de la modernité parachevée, de la modernité enfin célébrée et reconnue – le couronnement de la Littérature acceptant d’être muée en art mineur (mais la modernité est toujours à présent institutionnelle – elle n’existe pas). Le Nobel de ce qu’il faudrait nommer les Modernes (contre les Anciens qui, passéistes, toujours passéistes, querellent toujours) poserait ainsi Dylan comme le couronnement démocratique d’une Littérature qui n’aurait pas cessé de muer, qui ne s’en tiendrait plus au Livre, qui serait à la fois un acte de désacralisation de la Littérature (ne couronnons pas un écrivain car la littérature est ailleurs à l’instar de la vérité dans X-Files) : la Littérature existerait, dès lors, hors du Livre – l’Académie Nobel viendrait de s’en rendre compte et monterait ainsi, avec audace, dans le train en marche d’une modernité qui n’en finit pas comme le transsibérien de rouler dans la nuit des hommes.
À la question de qu’est-ce que la littérature ?, les revendiqués modernes posent et opposent la question suivante autre, plus moderne, plus contemporaine leur semblent-ils : où est la littérature ? Elle ne serait ainsi plus nulle part et niée par Dylan comme le laissaient entendre les Anciens mais au contraire portée à son point d’incandescence parfait avec Dylan qui montrerait cette fois que la Littérature est désormais partout. Parachèvement sinon couronnement comme d’un Absolu d’une modernité qui aurait été enfin comprise et accomplie, Dylan est l’homme qui sort du Livre, qui donne à la Littérature sa plasticité la plus folle, la chanson étant pour lui non pas la chanson mais une manière autre et continuée de la Littérature, la poursuite de la Littérature sous une autre forme qui n’en est pas moins riche et plurielle de devenirs. Dylan serait l’incarnation ainsi même de ce qu’est devenue de nos jours la Littérature, la Littérature n’habitant plus le Livre, ayant perdu sa puissance majuscule et sa majuscule, la Littérarité étant comme devenue la chimère la moins domestique de la modernité. Elle n’habiterait plus ainsi le Livre, la chanson en devenant ici l’équivalent plus libre. Le Livre serait alors devenu le Grand Dehors de la Littérature dont Bob Dylan serait le troubadour actualisé, la puissance verbale et poétique à venir dire, sur une musique devenue ici secondaire (on ne parle pas d’un musicien mais d’une poésie entièrement devenue parole – on ne connaît pas la chanson dirait l’Académie de Suède) : ultime figure du cool, de la résistance aux codes et à une certaine idée de la rébellion socialement générée par le rock, Dylan incarnerait alors la cristallisation violente mais salutaire d’un changement de paradigme, l’homme sans livre, la chanson sans livre, la Littérature hors de la Littérature comme définition absolue de la Littérature.
Pourtant, pour moderne que se donne cette ultime position, la rhétorique laudative accueillant le Nobel de Dylan relève également comme la position tonitruante des supposés Anciens d’une profonde anachronie : sa modernité n’y est qu’une parodie du régime esthétique des arts de Rancière tant la démocratisation ici relève bien plutôt d’une processus déjà éprouvé, sans nouveauté aucune, déjà très retardé dans le temps, au cœur duquel la Littérature sortie d’elle-même pour partir à la conquête de l’atome du monde ressemble ici bien plutôt à une atomisation de la Littérature ayant entre temps perdu tout son sens et sa raison d’être. Si les Romantiques pouvaient clamer combien tout est dans tout, on ne pourrait ici leur opposer que rien est dans rien tant, comme pour les Anciens que sont les littéraristes, peine également à se dégager une véritable définition de la Littérature ou encore de la poésie – Dylan, poète ou la poésie devenue bouteille d’encre par l’unique définition d’une poésie travaillant le langage, comme la publicité, oublie-t-on. Dire que la Littérature ne se définit pas livre un postulat qui n’offre que peu d’autres définitions possibles.

Au-delà de ces deux positions, pour louables qu’elles soient jusque dans leurs limites discursives, deux positions irasciblement clivantes parce qu’avant tout décidant de la Littérature dans le champ social, comme deux caractères de La Bruyère, au-delà d’elles, il faudrait peut-être saisir ici, par cette décision tranchée du Nobel, combien les questions de qu’est-ce que la littérature ? et où est la littérature ? n’ont plus cours. Ce qu’ouvre le Nobel de Dylan est une question sur le contemporain de notre littérature, sur sa nature, sur sa violence encore à être, œuvrant à une question qui se doit d’être notre tâche présente et dont le Nobel de Dylan n’est pas le geste mais l’égaré symptôme : quand est la Littérature ? Quand a-t-elle lieu au moment où nous parlons, où nous écrivons ? Quel est le visage de notre contemporain ? Comment le recommencer pour nous ? À cela, provisoirement à tenir comme l’objet d’un questionnement futur, deux réponses peuvent être apportées ici comme pour renvoyer depuis leur respectif vacillement herméneutique les positions des Anciens, les positions des Modernes.
La première esquisse de réponse consiste à clamer combien le Nobel de Dylan renseigne sur la profonde et sans doute heureusement réversible démonétisation de la Littérature : c’est immanquablement à partir d’elle que Dylan s’est vu couronné aujourd’hui. La Littérature n’existe plus. Elle a perdu sa valeur. Elle est dans l’errance et le dénigrement social, dans le tout mineur de son art autrefois considéré comme majeur. La Littérature n’a plus de définition mais elle est encore dans le Livre mais le Livre a perdu de sa valeur. La Littérature a perdu de sa valeur et se fait centre vide du champ social : elle est devenue malgré elle un espace d’absence terriblement occupé qu’il ne s’agit pas de nier en prétendant que la Littérature a encore une définition ou qu’elle n’appartient plus à aucune littérarité assignable. Le moment de démonétisation de la Littérature appartient encore à la Littérature et se fait le lieu de son possible, de sa potentialité – de ce qui en elle veut surseoir à la Fin.
Car, et il s’agit là de la seconde esquisse possible du dépassement de ce clivage d’Anciens et de Modernes, l’erreur du Nobel, des Anciens et des Modernes dans une certaine mesure consiste à chercher et rechercher des formes de Littérature sans prendre acte de que la Littérature est morte, que sa grande Idée est morte, que son Idéal a vécu – de considérer que nous vivons après la Littérature et sa grande mort. Le Nobel croit que la Littérature est véritablement morte, qu’elle se réinvente ou qu’elle est partie se loger, comme les âmes après la mort, dans d’autres formes, qu’il s’agit de la faire non plus exister mais insister dans un pseudo-émiettemment sans avoir le désormais courage de l’œuvre qui recommence après la mort. La Mort est advenue, la Littérature a vécu mais la Littérature a re-débuté, le contemporain n’a jamais été autant peuplé – la Mort en Littérature n’advient jamais que comme un nékuia, un solitaire moment avant une lente remontée au cœur des vivants. Le Nobel a été donné après la mort de la Littérature, dans sa superstition, non pas dans la négation de la Littérature mais dans l’idée moderniste que la Littérature était maintenant chanson.
Dans ses dernières heures de l’année 1979, Barthes n’avait pas osé dire une partie de son cours sur La Préparation du roman, ruminait pour lui des phrases noires comme « la littérature est un objet passé » et finissant par dire « il n’y a plus, en France, de nobélisables. » Mais Barthes se trompait : s’il craignait une mort de la Littérature, il n’avait pas compris qu’elle devait mourir pour mieux revenir comme l’Académie de Suède veut nous le suggérer aujourd’hui : le prix Nobel de Littérature est mort : vive la Littérature.
