Yoko Tawada : « It would seem easier to meet the man who saw the man who saw the bear… than the bear itself » (Histoire de Knut)

Yoko Tawada © éditions Verdier

Si le regard animal, l’animal que nous regardons et qui nous regarde font depuis toujours partie des préoccupations humaines, ne serait-ce que pour scruter la part animale dans chacun de nous, la visibilité de cette préoccupation a beaucoup augmenté depuis la circulation incessante des images et des informations dans les réseaux mondialisés. Il ne se passe pas une journée où lorsque nous ouvrons Facebook il n’y a pas un chat qui nous regarde, un quelconque film animalier qui essaie de nous égayer ou au contraire d’éveiller notre mauvaise conscience de carnivores. La littérature n’est pas en reste depuis les fables de La Fontaine, Le silence des bêtes d’Élisabeth de Fontenay ou récemment La défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message, pour ne nommer que ceux qui me viennent spontanément à l’esprit. Les animaux ont obtenu droit de cité, même si cela ne change pas grand-chose à leurs conditions de vie. L’animal est donc une histoire médiate, et Davy Crockett avait raison de dire qu’ « il semblerait plus facile de rencontrer l’humain qui a vu l’humain qui a vu l’ours que de rencontrer l’ours lui-même ».

sans-titreYoko Tawada, dans son 7e livre en français, Histoire de Knut (en allemand : Etüden im Schnee), toujours traduit par Bernard Banoun et toujours publié chez Verdier, nous raconte une histoire d’ours et confronte ses héros ou plutôt héroïnes dès le départ à d’autres histoires animalières, les unes plus obscures que les autres, augmentant ainsi les points de vue possibles. La première ourse de l’histoire découvre ainsi Franz Kafka, Les recherches d’un chien, Rapport pour une académie, Joséphine, la cantatrice.

Derrière une structure en apparence simple se cachent plein de niveaux de lectures possibles. Cette autrice germano-japonaise, si l’on considère ses deux langues d’écriture, voyage depuis ses débuts entre les langues, et met en scène ses procédés d’écriture et leurs difficultés intrinsèques. Ainsi la première narratrice, la grand-mère de Knut veut écrire son autobiographie : on lui demande de raconter son histoire, mais elle voudrait la mêler avec ce qu’elle est en train de vivre, son apprentissage de l’écriture de soi. Barbara, la dompteuse de Tosca, mère de Knut, se trouve devant une autre difficulté : elle voudrait être la biographe de Tosca, parler à sa place, lui donner la parole, tout en fusionnant leurs deux histoires. Les ours narrateurs apparaissent comme des alter ego de l’autrice. Sauf contrairement à l’autrice, les ours ont la tête débarrassée des siècles de logocentrisme et sont en mesure d’aborder naïvement le monde. Tout en révélant la complexité des rapports entre les vivants, les ours ne s’en soucient guère. En observant ses langues maternelles et adoptées, Tawada s’était installée à égale distance entre langues alphabétiques et langue à idéogrammes : le « I » anglais pouvait ressembler à une tige fragile qui peut se renverser à tout moment. En écrivant son dernier roman d’abord en japonais et ensuite en allemand, elle installe un double filtre culturel et linguistique.

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Knut n’était pas seulement une star en Allemagne, mais aussi au Japon, rejoignant là-bas le culte autour de Hello Kitty et ses avatars. Sur la couverture japonaise du roman, Knut partage avec ce chat la simplification graphique des trois ronds qui symbolisent les yeux et la truffe de l’animal. Cela dit, sa bouche se trouve effacée et avec elle sa dangerosité de fauve. Tawada déconstruit ce côté mignon de l’ours culte aussitôt en écrivant un roman largement dominé par l’oralité, plus proche de la voracité des fauves.

L’autrice porte également un grand intérêt à l’ouïe. Son écriture peut être bruyante dans tous les sens du terme. Même si un de ses romans s’appelle L’œil nu, il y est d’abord question de l’ouïe, dans son sens premier. L’héroïne du roman, débarquant à Paris sans parler un traitre mot français, retourne tous les jours au cinéma voir des films avec Catherine Deneuve qu’elle finit par reconnaître au timbre de sa voix. Les ours de son Histoire de Knut vivent la plupart des bruits qui les assaillent comme une torture contre laquelle ils ne peuvent pas grand-chose.

Après l’écriture, les sens, vient l’histoire, celle avec un grand H : les personnages de Tawada sont toujours traversés, ballotés par des événements qui les dépassent. Autour de sa propre vie s’est installée une sorte de légende où il est devenu difficile de séparer le vrai du faux : le père communiste, l’arrivée à Moscou par le Transsibérien dans les années 80 sans pouvoir y rester, car il n’y avait rien à y faire pour une Japonaise, pour terminer son périple à Hambourg, théâtre de son merveilleux roman Opium pour Ovide.

Mais entrons plus en amont d’Histoire de Knut.

Prenant comme prétexte l’ours polaire Knut, rejeté par sa mère et élevé par des employés du zoo de Berlin, objet d’un véritable engouement médiatique, même au-delà de sa mort, Tawada nous raconte une histoire de trois générations d’ours blancs, où deux narratrices (la grand-mère de Knut, la dompteuse de Tosca, sa mère) et Knut lui-même se passent le relai. À vrai dire, Barbara, la dompteuse, entre dans un rapport fusionnel avec sa bête de cirque, et leurs paroles deviennent interchangeables. Tosca, la mère de Knut n’ayant pas appris à écrire comme sa mère à elle, cherche un relai pour son existence artistique à laquelle son nom la prédestine. Elle le trouve dans sa dompteuse. Histoire de Knut est l’histoire de la famille du côté maternel, les mâles, leurs hurlements mis à part, ne jouent pas de rôle important dans cette succession qui néanmoins met en scène tous les problèmes des mères seules et leurs décisions éducatives. C’est une histoire de femmes, deux ourses puissantes et une dompteuse. Knut n’y arrive qu’à la fin, mais avec le privilège de l’enfant rêveur et quelque peu asexué, dû à sa mort prématurée.

Ayant modifié le titre, Bernard Banoun en sort une nouvelle dimension sonore et sémantique, bien qu’elle ne soit plus guère connue aujourd’hui : Knut(e) en allemand ou knout en français sont aussi les mots pour un fouet en cuir, le verbe knuten veut dire opprimer, un calque du russe qui vient du temps des tsars, où « donner le knout » a été un supplice répandu. Le traducteur, familier de l’œuvre de Tawada, a adopté par son choix du titre un procédé qui fait partie de l’écriture de l’autrice. Entre supplice et amour, ce serait le parcours annoncé par le titre si on pousse l’onomatopée encore un peu plus loin pour arriver à knutschen, verbe familier pour dire se tripoter et se rouler des pelles.

Les sens, en dehors de la vision, sont aux premières loges du récit. En effet, les ours évoluent dans un « brouillard visuel » tel qu’il est annoncé dès la première page du roman, les autres sens s’en trouvent d’autant plus aiguisés, comme l’ouïe qui a un rôle privilégié dans les romans de Tawada. L’odorat étant le plus fiable de tous :

Parmi les cinq sens, l’odorat était celui auquel je faisais le plus confiance, et c’est ainsi. Si j’entends une voix, cela ne veut pas toujours dire que son propriétaire est présent. Un gramophone ou une radio aussi peuvent restituer une voix. Quant à mon organe de vision, je ne puis me fier à lui. Une mouette empaillée ou un humain déguisé avec une peau d’ours : ce ne sont là qu’enveloppes voulant abuser mes yeux. Mais une odeur, non, elle ne me trompera pas aussi facilement. Qu’un humain fume, qu’il aime les ognons, qu’il porte des chaussures neuves en cuir ou ait ses menstruations, je le sens. Aucun parfum ne parvient à masquer l’odeur de la sueur et des aisselles ni celle de l’ail. Au contraire. Il la souligne, ce dont les humains, manifestement, ne se doutent pas.

Même le mensonge a une odeur ; pourtant percer la vérité n’est pas aisé, l’essentiel est de ne pas se tromper, et l’ours a peu de moyens pour y parvenir. Il fait plutôt confiance aux humains qui l’entourent, à l’instar de l’animal domestique qui s’attend d’abord à des caresses et y tient toujours même après avoir reçu beaucoup de coups. Pour que la grand-mère ourse puisse se méfier, il a fallu faire des expériences douloureuses. Si l’homme déguisé en ours est forcément sur ses deux pattes postérieures, l’ours ne l’est pas naturellement, il faut un dressage et des souffrances pour qu’il s’y mette. La grand-mère mentionne ce dressage par allusion, tant qu’elle voudra se mettre à quatre pattes, elle ressent dans ses deux pattes antérieures une douleur insupportable et se redresse immédiatement. Cette douleur semble liée à de « curieux objets » qu’on lui a attachés aux pattes.

L’ourse quadrupède apprend très rapidement au cirque à se balancer sur deux pattes, et aussi à diviser les réactions humaines en trois catégories : celles qui donnent droit à un sucre, celles qui entraînent l’indifférence et celles qui provoquent le fouet. Les humains par contre sont oublieux. Le mari de la dompteuse considère ainsi que la fille Tosca doit avoir hérité de sa mère la faculté de marcher sur deux jambes, ce serait dans ses gènes. Les réserves de sa conjointe ne l’inquiètent pas plus que cela. L’humanité aurait mis des milliers d’années pour marcher sur deux jambes, désormais cela se fait en un an. Tout au long de l’histoire, les ours sèment le doute sur l’avantage de la station debout, tellement vantée par les évolutionnistes, car c’est par là qu’ont débuté toutes les avancées des sciences humaines, libérant les mains pour maintes inventions, plus ou moins utiles, si on pense par exemple à l’énergie qui est dépensée pour fabriquer des armes. Le « I » est bien debout, mais la plupart du temps, il tombe.

Comme dans d’autres récits de Tawada, on traverse les frontières, on assiste à des conflits, des rivalités entre pays, des complications nationales et internationales qui finissent par avoir des impacts sur la vie des protagonistes. Ainsi la grand-mère part de Moscou à Berlin-Ouest puis au Canada. La sonorité du mot l’attire déjà par le froid qu’il exprime pour elle, car même un mois de février à Berlin donne à un ours polaire l’envie de se réfugier dans un frigidaire. Il y est question d’exil et de guerre froide, les rapports entre Est et Ouest, déjà thématisés dans L’oeil nu par exemple. Avec drôlerie Tawada fait raconter l’ourse-grand-mère son « rachat » par l’Ouest qui lui épargne la déportation en Sibérie, celle qui ne dit pas son nom :

Un jour, je reçus une lettre d’une association internationale nommée « Association pour la promotion de la communication internationale ». La demande formulée était curieuse : « Ne voudriez-vous pas participer au projet de planter des oranges en Sibérie ? Il est très important pour nous qu’une célébrité telle que vous soit de la partie. Cela nous permettrait d’attirer l’attention de l’opinion publique sur notre projet.

Par ce biais, Tawada nous apprend qu’il faut toujours lire entre les lignes, même dans les propositions les plus flatteuses. Les concierges le savent, mais le buraliste chez qui notre ourse crédule s’approvisionne en papier et crayons le lui explique clairement :

Je parlais au commerçant de mon projet Oranges-en-Sibérie et sa réaction ne se fit pas attendre : « Je suis désolé pour vous. Mais je pense qu’il doit tout de même exister une échappatoire. » Il fallait peut-être que je me fasse du souci. Au moment où j’allais gravir l’escalier jusque chez moi, la concierge me glissa un papier portant le nom et l’adresse d’un homme inconnu de moi.

Plus loin une lettre mystérieuse l’invite à venir à un congrès international à Berlin-Ouest contre un honoraire de dix mille dollars, somme qui s’avère être le coût de son salut, car le montant est viré directement au compte de l’Union des Écrivains à Moscou. L’accueil à Berlin-Ouest se fait par un représentant de « L’initiative citoyenne CHAOS, Comité Halte aux Auteurs dans les Orangeries de Sibérie ». Tawada n’ignore certainement pas le propos de Franz-Josef Strauß, éminent homme politique de droite en RFA, éternel candidat à la chancellerie et négociateur des crédits alloués à Honecker, qui avaient permis de prolonger l’existence de la RDA de quelques années : « Quant à moi, je préfère planter des ananas en Alaska au poste du chancelier. » L’odyssée de l’ourse ne se termine pas là. Les membres de cette initiative citoyenne se rendent rapidement compte qu’une ourse en exile, même s’il s’agit d’une autobiographe célèbre, dont on voudrait promouvoir l’œuvre, s’avère encombrante. Il faudra s’en débarrasser au plus vite, l’envoyer au Canada comme réfugiée politique satisfait tout le monde.

Mais les ours ne connaissent ni nation ni frontières, ils vont là où bon leur semble, ici le froid canadien qui attire et récompense la grand-mère, là Berlin-Est pour sa fille Tosca, qui veut éviter Berlin-Ouest, déjà expérimenté par sa mère. Le choix de ce lieu permet de reconstituer un pan de vie en Ex-RDA à travers le destin de la dompteuse, amie et biographe de Tosca, née sous le nazisme et grandie en RDA. Le cirque, comme l’indique le premier ami de Barbara, la dompteuse, n’est qu’une métaphore. Métaphore pour quoi ? C’est au lecteur d’en décider. Ce métadiscours est balayé par Barbara. Pour elle c’est un mot pour intimider ceux qui ne maîtrisent pas suffisant la langue de ceux dotés apparemment d’une conscience politique. Karl lui jette un livre d’Isaac Babel devant les pieds avant de disparaître pour toujours.

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Karl, Wolfgang, Friedrich sont à la fois des noms très communs et des noms auxquels on peut coller des patronymes célèbres, Marx, Goethe, Hegel ou Nietzsche, la liste est ouverte. La toile politique que dresse Tawada est vaste et inépuisable. Si son récit semble être situé dans un passé proche ou dans le dernier siècle, à travers cette histoire animalière, Tawada lui rend son actualité brûlante. En ressuscitant la RDA, celle-ci apparaît curieusement comme cette alternative bancale et perdue avec la chute du Mur. En RDA, le bilan, surtout financier fut toujours positif, écrit en noir, les chiffres rouges, dettes, appartenant au capitalisme. On ne s’en occupe pas et si cela devient trop compliqué, il y a toujours Franz-Josef Strauß (voir plus haut). Ainsi, la grand-mère, fatiguée des exils, met Tosca en garde lorsque celle-ci voudrait quitter le pays sur un coup de tête. Elle lui rappelle que si la RFA ressemble de loin au paradis, il vaut mieux en rêver et pas y aller trop tôt.

Le numéro célèbre de Tosca et sa dompteuse annonce ce futur mélange d’Est et d’Ouest, venu peut-être trop tôt : Le baiser de la mort. Par son morceau de sucre – en fait, le baiser est une simulation, l’ourse s’approche de la bouche de Barbara pour rattraper le morceau de sucre qui se trouve sur la langue de celle-ci – il rappelle à la fois le piège et le coût du rapprochement.

Knut, le héros-titre (de la traduction française), malgré sa naissance tardive dans le zoo de feu Berlin-Ouest, maintient que tous ses ancêtres viennent de la RDA. Pendant ses pérégrinations dans le zoo, il essaie d’en convaincre un ours malais, qui à son tour se moque de Knut, de ses sources limitées et de son ignorance due à sa captivité. Malgré sa célébrité médiatique, les articles de presse, le public nombreux, les réceptions à la mairie, Knut semble avoir la vie la moins palpitante des trois ours, en tout cas il est bien plus limité dans sa liberté d’action. Le monde extérieur lui apparaît comme une nostalgie, inaccessible, derrière un mur, tel qu’il devait paraître à beaucoup d’habitants de la RDA. Knut y voit par moment même la preuve qu’il est un vrai Berlinois. Sur les plates-formes à l’ouest du Mur de Berlin, les touristes se donnaient rendez-vous pour jeter un coup d’œil à l’Est, exactement comme le public vient au zoo observer Knut jouer au ballon ou plonger dans sa piscine.

Sa grand-mère fut une femme du monde, invitée à des congrès, autobiographe vénérée et voyageuse. Le monde de Knut est un environnement restreint qui se résume à sa terrasse, piscine et cage. Seul le rêve lui permet de s’en échapper, au pôle Nord par exemple, sa véritable patrie, comme il a fini par comprendre. À la fin, le froid et la neige l’approchent de ce paradis où il vaut mieux ne pas aller trop tôt, comme l’a fait remarquer sa grand-mère à Tosca, sa mère, mais Knut est aussi convaincu que « l’hiver était une récompense pour tous ceux qui avaient survécu au purgatoire de l’été ». C’est pourquoi il peut doucement glisser dans l’au-delà, à l’instar de la fille aux allumettes d’Andersen.

Yoko Tawada, Histoire de Knut, Lagrasse, éd. Verdier, «Der Doppelgänger», traduit de l’allemand par Bernard Banoun, 2016, 288 p., 20 € — Lire un extrait