En 2010, avec Les hommes-couleurs, son premier roman, Cloé Korman explorait déjà les frontières, présent et mémoires, destins individuels et collectifs. En 2013, avec Les Saisons de Louveplaine, elle revient à ses thèmes de prédilection en les déplaçant : du Mexique à une cité imaginaire du 93 mais toujours le roman comme moyen de « porter nos regards au-delà de la clôture, notre curiosité plus loin ».
Les Saisons de Louveplaine, donc, un automne, un hiver, un printemps, en 2004. Hassan a quitté l’Algérie pour la France, a laissé femme et enfant à Laghouat. Il revient au pays, sporadiquement, et un jour disparaît totalement. Nour, sa femme, « essayait de se souvenir de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas ». Qui est vraiment Hassan, que faisait-il précisément en France, pourquoi a-t-on perdu toute trace de lui ? Nour laisse Feriel en Algérie et part pour Louveplaine, dernière adresse connue, elle a les clés de l’appartement et un vague contact, Sonny. La voilà en France, banlieue parisienne, « barre Triolet de Louveplaine, au quinzième étage sur dix-neuf, palier B ». Nour est désorientée, « l’appartement est au quinzième étage sur dix-neuf de la barre Triolet, ce qui dans son état lui paraît trop haut, immensément trop haut pour tenter une sortie. Elle croit qu’elle a mis ses dernières forces pour se hisser. Au début, qu’il lui faudrait dix ans pour se sortir de la tour ».
Le roman est d’abord cet apprentissage de l’étranger par Nour, pas seulement cette cité à apprivoiser, ces lieux, ces gens, pas seulement la France (et mettre en adéquation ce qu’elle a entendu et ce qu’elle voit) mais cet homme qu’elle aime et qui a disparu, qu’elle ne connaît pas vraiment : « Qu’y a-t-il à l’intérieur de Hassan ? ». Nour commence à sortir, à croiser des voisins, à parler, à se lier d’amitié avec Sofia, l’infirmière qui habite au-dessus de chez elle. Mais elle découvre, aussi, les trafics d’Hassan, une cité qui survit et parfois prospère via « l’économie du soupçon ». Elle arpente, enquête, se mesure à un lieu qui lui échappe, dans lequel elle trouve peu à peu ses marques, ses repères mais qui tarde à répondre à ses questions. Et le roman part, sur les traces de Nour qui tente de retrouver Hassan, « cet être en fuite ». Et le lieu comme ses habitants se déploient, s’étendent, ouvrent notre regard et notre perception, mènent au pluriel.
« A travers Louveplaine » que Nour « découvre pas à pas », c’est un espace qui se révèle à nous, dans sa géographie, ses croisements, un lieu en partie voué à disparaître (les tours sont peu à peu détruites) mais aussi une histoire, celle des habitants — à travers Hicham qui sait tout de la barre, recense et raconte ou même sa chienne, Sayonara, une fugueuse qui a emprunté tous les chemins —, celle d’un lieu qui résume l’Histoire de France, des chasses royales ou la Révolution française à aujourd’hui. Comme dans Les hommes-couleurs, c’est via des histoires individuelles et l’intime que se dit l’Histoire — ici l’immigration, les cités, le rapport d’un pays à ses banlieues, trop souvent synonymes de « marges » paradoxalement surmédiatisées et inconnues — inconnues parce que caricaturées. Cloé Korman sonde une ville, lui donne une épaisseur romanesque rare, multiplie les personnages qui écrivent l’histoire de ce lieu, Nour et Hassan mais aussi Jacques professeur d’Histoire à la retraite, Sonny « petit génie du marketing », Malika, Eve Karagoz, Ahmed Brahimi…
L’espace parcouru est aussi tendu de mouvements, le ballet des pelleteuses (la Tour Aragon va être détruite), les rondes du jardinier, les « trois-huit » des dealers. Il y a la vie quotidienne, l’Histoire oubliée, les deuils, des fins et Cloé Korman excelle à rendre ce lieu indécis, sous le signe, double, de la disparition et de la reconstruction. Elle dit aussi bien la poésie du lieu que sa dureté — les combats de chien, les trafics, les luttes — dans une prose politique, d’autant plus forte qu’elle est sans démonstration, sans manichéisme.
Les Saisons de Louveplaine est entre un état des lieux et un génie du lieu, un roman qui se frotte au réel, le dit dans sa complexité, son étrangeté familière. La littérature a une fonction pour Cloé Korman : sortir le reportage de ses enjeux d’audimat et de sensationnalisme, montrer la banlieue dans sa vérité — et Louveplaine, cité fictionnelle, est ce réel que le roman peut à la fois saisir et mettre en perspective. Elle s’empare d’un espace dont elle rend le romanesque et des paroles qui le traversent, à l’image de ces « nouvelles du monde » que les ados rapportent à leurs mères, « comme les éclats d’un miroir brisé auquel on se blesse », elle en dit les « reflets en mille morceaux », le pire comme le meilleur, les langues qui se mêlent et se télescopent, les espoirs déçus et aspirations immenses.
« Louveplaine est belle certains jours comme la capitale d’un empire dont où ignore où les murs commencent et où ils se terminent, où l’absence de centre et la largeur des avenues piègent le vent, les nuages, et affolent les nouveaux venus. Il n’y a pas de relief dans Louveplaine. A part ces barres d’immeubles, certes, mais elles ce sont les stars, c’est pour les caméras et pour la frime, en vérité il y a ici bien plus de résidences à quatre étages et de parkings à ciel ouvert qui conspirent les uns avec les autres pour étendre au maximum cette ville et allonger les temps de trajets de ses habitants. (…) Louveplaine, mon frère, n’attends pas qu’elle te nourrisse. Tu peux demander à Romulus comme à Youcef : cette ville est plus plate que Sigourney Weaver dans Alien 3. En plus, tu peux lui faire ce que tu veux, elle n’a pas de mémoire. Si tu arrives à prendre un des trains qui traversent Louveplaine mais ne s’y arrêtent pas, RER, TER, Corail, ils peuvent te conduire vers les banlieues des affluents de la Seine où vivent et pagayent les impressionnistes ou même jusqu’à la mer, ces villes gravées sur de vieilles planches en bois dont tu peux compter l’âge au nombre des tranchées qui les entourent ou au crible des bombardements dont elles se souviennent. Louveplaine par contre, a l’air toujours née du moment présent, sa forme est dans ses trajectoires ».
Cette description de Louveplaine, au centre du roman, dit aussi ce qu’est ce récit d’une ville, sa volonté de ne pas seulement le traverser à grande vitesse mais de s’y arrêter, de l’arpenter, d’en saisir parcours et trajectoires, histoires et anecdotes parce que cette ville, contrairement à ce que les infos voudraient nous faire croire, n’est pas « née du temps présent » : certes elle dit un ici et là de la France mais ces histoires qui se croisent, commencent, s’interrompent, reprennent, entrent en écho sont le miroir des flux et reflux de la ville, des trajets et exils intérieurs de ses habitants, d’une Histoire de France, ancienne, et non figée dans un présent sans but.
Louveplaine est ce « en vérité », un concentré du monde comme de la France, ici se croisent des destins venus d’ailleurs, des langues, des vies bousculées —les yeux bleus d’Ahmed, jardinier, « connaissaient la montagne et le gardiennage des chèvres, connaissaient les plates-formes d’extraction pétrolière en haute mer, connaissaient les grandes solitudes » — et des politiques urbaines et sociales contradictoires… Et le roman, dans les genres qu’il mêle (de l’enquête à la fable), dans sa prose qui épouse les langues du lieu, est le creuset d’une histoire, bien là, qui nous échappe pourtant en partie. Invitation à franchir la route, qui ne doit pas rester une frontière étanche, Les Saisons de Louveplaine est un roman d’une force infinie, poétique et politique, qui nous porte à « porter nos regards au-delà de la clôture, notre curiosité plus loin ».
Cloé Korman, Les Saisons de Louveplaine, Points, 352 p., 7 € 60
Lors de la sortie du roman en grand format au Seuil, j’avais interviewé Cloé Korman pour Mediapart (21 août 2013). En voici un long extrait :
En 2011, tu as animé un atelier d’écriture, avec Solène Nicolas, au lycée Jacques-Brel de La Courneuve (Seine-Saint-Denis), dont étaient nés un livre et un film, La Courneuve, Mémoires vives (lire ici). Y a-t-il un lien entre Mémoires vives et Les Saisons de Louveplaine, une inspiration commune ?
C’est presque à rebours. Je voulais écrire ce roman, explorer la banlieue. Autant Les Hommes couleurs était un roman du départ, des migrations de ceux qui partent, autant là il s’agit d’un roman des arrivants. Même si je poursuis le fil… L’enjeu pour moi était de créer une fiction de la banlieue, j’étais énervée par l’aspect reportage et document qui est presque toujours la règle pour parler de ce monde et je voulais créer quelque chose de nouveau dans le tissu des images et des récits.
J’avais besoin, aussi, d’entrer dans ces bandes de jeunes, ces groupes de frondeurs, type Meaulnes ou Antoine Doinel. C’est aussi cet univers que je voulais approcher. Il fallait combattre les clichés de la langue, être dans la vérité de la parole, des récits et c’est vraiment ce que je guettais dans cet atelier d’écriture. Je voulais entendre des ados, les faire écrire. Je voulais trouver leur langue, il était hors de question d’écrire en verlan. Dans le « cambouis du roman », il y avait ce que j’avais entendu de mes élèves, des travaux d’anthropologues et sociologues, des chansons qui m’ont permis de trouver cette grammaire particulière. Rendre un verbe transitif normalement intransitif, par exemple, change tout, l’emploi courant d’adjectifs très solennels qu’on n’entend pas normalement, le « je ne vais point »… Qui utilise cette négation à l’oral ?… Il me fallait créer cette langue nouvelle à partir d’éléments qui ne sont aucunement inventés. Être dans la fiction à partir de ce qui existe.
Et cette expérience a dépassé mes attentes : j’ai trouvé le rapport de ces adolescents à l’écriture très solennel, leurs relations lyriques, presque chevaleresques, dans l’amitié, l’amour, leur rapport très digne à leurs relations familiales. Pour eux, l’écrit est très lié à la mort, à la mémoire, au deuil. Quand on est écrivain, on est dans cette obsession de témoigner contre ce qui disparaît et voir que j’avais cela en partage avec eux, c’était extrêmement touchant.
Tu voulais aussi sortir le 93 du diktat de l’actualité ?
Oui, filmer l’instant n’ajoute rien, c’est un reflet qui finit même par être faux. C’est pour cette raison que je voulais donner à ces personnages une stature de héros, donner une gloire de ville médiévale ou révolutionnaire à Louveplaine…(…) Pour moi la fiction est un nouvel élément dans la réalité. Un excès par rapport à ce que l’on connaît déjà. Si une scène est trop dans le « déjà », un mot trop connoté, il faut fuir, construire autre chose, maîtriser, être dans sa propre figure. (…) Le travail d’une histoire, c’est d’oublier une mémoire, me détacher de ce que je connais. Sur les banlieues, l’aiguillon était politique, montrer que cette société peut fonctionner et c’était un vecteur pour le travail des mots aussi. Employer un mot différemment mais rester crédible, que le mot ne soit pas détonnant, que l’histoire ne bascule pas dans l’invraisemblance.
Les Saisons de Louveplaine est entre réalité et fiction, dès le titre, dès ce nom « Louveplaine »…
Il y avait pour moi un énorme enjeu sur les noms propres, de manière générale. C’était encore plus vertigineux pour les noms de personnages parce qu’ils viennent de très nombreux pays, ce que les noms devaient faire entendre, tout en conservant leur côté poétique, en harmonie avec la phrase, pour le lecteur. Louveplaine, c’est un nom qui était déjà là depuis très longtemps quand j’ai pensé à la louve romaine, par exemple, alors que ce nom, au départ, me paraissait d’une banalité de bon aloi. Il fait écho à tout un imaginaire de l’Ile de France. La Seine Saint-Denis, ce n’est pas juste la banlieue des tours, mais c’est la basilique Saint-Denis les bois, les chasses royales, et cet imaginaire-là, le nom propre m’a aidée à le convoquer. Politiquement, c’était fondamental pour moi de dire que ce n’est pas un lieu neuf, qui s’invente chaque jour, qui sort de terre au dernier reportage télévisé mais qui a une histoire… Parce que cette terre a un passé, parce que certains des migrants qui y vivent sont là depuis plusieurs générations ! Connaître cette histoire permettrait de réparer le sentiment d’aliénation.
Le titre pointe des saisons. Les chapitres, sauf le dernier, sont des mois. Il manque l’été, la saison où Assan disparaît…
Le romancier a une maladie du temps… Ces saisons sont aussi celles de l’appropriation des lieux par Nour. Il me fallait la montrer de plus en plus installée. L’Ile de France a beaucoup de fadeur mais l’un des éléments qui lui donne du relief, c’est sa saisonnalité. Quand on voyage, on peut même être nostalgique de ces saisons marquées…
Les Saisons de Louveplaine après Les Hommes-couleurs : ces titres au pluriel, qui associent un élément connu (homme, saison) à un autre plus vague, et la juxtaposition qui crée un inconnu, que le roman viendra dire…
Ce titre, Les Saisons de Louveplaine, a été très naturel, je voulais faire référence à ce lieu comme s’il existait réellement. J’aime dire que mon récit se passe à Louveplaine sans préciser que ce lieu est imaginaire, dire qu’il y a un bois, une autoroute, que c’est à l’est de Saint-Denis. Autant Les Hommes-couleurs était comme un road movie et je pouvais laisser disparaître des décors, on avançait dans le désert et dans les différents lieux du voyage. Autant là, je voulais revenir dans les lieux, pour qu’ils existent.
Et il y a tous ces personnages qui arpentent le lieu, cet homme qui fait un recensement, sa chienne qui a tout vu et quand elle disparaît, tous perdent un peu de leur mémoire. Nour est aussi un personnage qui traverse tous les lieux du livre.
Oui, Nour, au fil des mois, s’échappe de l’appartement. J’ai dû faire une carte de Louveplaine… Je voulais qu’un même élément spatial puisse être réemployé. En littérature, c’est quelque chose qui m’émeut profondément, le fait qu’un objet qu’on a parfois oublié réapparaisse cent pages plus loin, c’est une des grâces du roman pour moi, liée sans doute à cette peur que tout disparaisse. Le roman crée des souvenirs, des éléments fictifs qui ont l’intensité de souvenirs. Le fait de recroiser cet objet lui donne une présence intense, c’est cette intensité que j’ai voulu bâtir. A l’inverse de ces reportages où les lieux ne sont que reflétés, de fait absents. Il me fallait créer cette intensité du lieu, des lieux et pour cela il fallait les croiser plusieurs fois. Quand j’écris, je sais qu’une page fonctionne quand, au-delà de ce que j’avais prévu, pensé, du matériau lourd que je transporte depuis le début du livre, j’accroche une anecdote, un souvenir personnel, un coin de rue, oubliés et enfouis qui soudain ressurgissent.
L’archive d’un lieu mais aussi son quotidien, brut, avec les décisions politiques et administratives qui peuvent tout bloquer, les media qui se ruent sur le moindre fait divers. Tu dirais que Les Saisons de Louveplaine est aussi un livre politique, au sens presque étymologique du terme au delà de sa portée engagée, un livre de et dans la cité ?
Oui, je voulais prendre le matériau du 93 pour en faire une fiction, c’est-à-dire représenter les gens dans un rôle qui n’est que rarement le leur dans les représentations habituelles de ce lieu. Montrer que beaucoup d’institutions fonctionnent bien, l’école en particulier. Les media, ce que je leur reproche, c’est d’avoir cette fonction de reflet qui enferme. Ce qui me semble politique, c’est moins la dénonciation que cette volonté de prendre tous les éléments, de dire ce qui est là et sur cette base faire advenir cette histoire qui sort les adolescents des rôles qu’on leur attribue trop souvent.
« Porter nos regards au-delà de la clôture, notre curiosité plus loin »
Cette phrase, je l’ai écrite dans des pages où j’étais, aussi, en révolte contre les limites que l’on peut imposer aux filles. Partout, les filles ont un monde plus étroit que les hommes. Mais c’est aussi une manière de dire que le travail romanesque est de prendre acte du matériau à disposition — ce qui nous est familier, ce qu’on maîtrise — pour aller au-delà. Souvent en écrivant, je me dis que je me damnerais pour être un peintre ou un musicien, quelqu’un qui travaille avec un matériau abstrait, d’emblée ailleurs, de la couleur, quelque chose d’abstrait, non humain, d’emblée en dehors de soi. Alors que les mots, c’est d’eux que l’on est fait, ils charrient des souvenirs, des règles grammaticales, des conventions sociales, des clichés. Et prendre ce que j’ai en moi pour sortir de moi, c’est mon travail constant…
Des Hommes-couleurs aux Saisons de Louveplaine, tu nous conduit du Mexique à la France, en demeurant « ailleurs », avec des personnages migrants, jamais pleinement ancrés dans un sol, avec toujours en eux, le « pays quitté »…
On est heureux quand on utilise les moyens dont on dispose pour aller le plus loin possible. Utiliser le matériau intime pour sortir de l’intime. C’est d’ailleurs troublant pour moi : je me suis rendu compte, en écrivant ce roman, combien une fiction – dans ce qu’elle a d’arbitraire – , même un essai, fait parler de soi. Entre toutes les histoires possibles, je raconte celle-là…
Tu pourrais te définir comme un « écrivain géographique » ? Chez toi, tout semble partir du lieu…
Il est vrai que le sentiment de distance ou d’étrangeté m’incite à écrire. Je n’aime pas le sentiment d’être exclue et me demande toujours ce que j’ai en commun avec cette personne qui est loin. Il y a toujours une intimité avec ce qui pourrait paraître étranger. Les migrants sont émouvants pour cela, c’est leur quête. Ce qui me frappe dans la xénophobie à la française, par rapport à l’expérience américaine, c’est qu’aux USA, le migrant est héroïque, il appartient à la geste américaine. Et en France, je ne comprends pas que dans un contexte de droite libérale, on puisse stigmatiser l’étranger et lui retirer le fait qu’il est justement un héros libéral : il arrive et doit se débrouiller tout seul, s’adapter ! Cette association des étrangers à des assistés par la droite libérale est une stérilisation de ces groupes, totalement paradoxale.
Mettre en perspective l’histoire d’un pays à travers des destins individuels, la France d’aujourd’hui à travers des hommes et des femmes qui reflètent chacun un rapport au pays : individualiser des lieux et des personnes, former un puzzle qui éclaire un ensemble ?
C’est l’enjeu de la Seine Saint-Denis : faire fonctionner ensemble des gens qui viennent de plein d’horizons différents, et c’est, bien sûr l’enjeu de mon roman. Dans l’atelier que j’ai animé, il y avait des familles venues de Comores, d’Inde, du Maroc, de Guinée… On exige de la République qu’elle fasse un ensemble de ces mondes et je veux faire pareil dans une histoire. Mon outil, c’était les mots, il fallait traduire le rythme de la langue arabe, rendre présentes les langues africaines (à travers, par exemple, des proverbes, des histoires, des fables)… Il fallait rendre présentes ces influences dans les mots.
Je travaille beaucoup à partir de ça : prendre des notes, faire des croquis qui un jour basculent dans l’histoire, dans le récit. Donner l’épaisseur du souvenir, de souvenirs, à l’histoire que je raconte. J’ai aussi beaucoup travaillé à partir de visages, d’anecdotes, enfouis, qui soudain remontent à la surface et deviennent des points de fuite…
Il y a aussi un travail sur un langage qui se crée autrement, quand Nour et la mère de Sonny, qui n’ont aucune langue en commun parviennent à communiquer…
Oui et c’est aussi la fonction du cerf dans le roman : sortir des mots. Ce qui m’émeut, c’est cette liberté, sortir d’une situation, communiquer autrement. Je reviens de Chine, je ne parle pas la langue et des échanges se faisaient ainsi parfois, en se montrant des photographies. Et c’est d’ailleurs ce que le roman et la photographie ont en commun : partir d’un matériau banal, plombé et le jeu c’est de montrer cette réalité, de manière différente, de permettre une sortie…
Les photographies ont ce rôle dans le roman : elles devraient permettre de retrouver Hassan, en donnant des indices sur le lieu où ils se trouvent mais elles sont indéchiffrables… Et d’une certaine manière, c’est ce qu’est ce roman : il représente mais dans une volonté d’échapper au document brut, en laissant des lignes de fuite…
Oui, le jeu est de ne prendre que des éléments existants pour construire quelque chose qui n’existe pas. C’est pour cela que les combats de chien étaient importants : je n’ai pas non plus passé mes journées à en regarder sur Youtube, il fallait inventer autrement. Je me suis davantage servi des récits d’anthropologues sur les combats de coqs.
La violence est l’énorme cliché sur la banlieue. Dans Les Saisons de Louveplaine, elle s’exerce beaucoup sur les animaux, les chiens en particulier…
Les animaux représentent le monde sans langage. Et l’envie d’autre chose. Je ne me voyais pas exercer cette violence sur les personnages, en leur refaisant jouer toujours la même pièce, je voulais déplacer la violence, des trafics de chiens plutôt que de drogue… C’était un des enjeux délicats : ne pas rejouer les clichés de la violence, s’enfermer dans les mêmes scénarios. La violence me pose problème, comme spectatrice ou lectrice, c’était un vrai travail sur moi : je ne pouvais pas non plus fonctionner sur des ellipses seulement, cela aurait été malhonnête, une fable fausse. Il fallait éviter le piège de l’irréel et rendre sensible cette violence.
La violence n’est pas seulement celle du sang, c’est celle de l’exil, celle d’une image imposée…
Oui, d’ailleurs pour les chiens, la violence est moins finalement celle des combats que celles que l’on impose à ces animaux, l’éducation, les forcer à la férocité. Ce sont des êtres atrophiés dans leur existence, qu’on transforme physiquement, qu’on contraint. C’est plus largement ce que la société impose à certaines personnes, qui atrophie ce à quoi elles ont droit. On contraint l’horizon de certains jeunes gens en supposant qu’ils ne pourront pas accéder aux études supérieures, on anticipe leur orientation. Et plus largement, c’est ce que la société impose à des femmes qui réclament une certaine ambition, certaines conquêtes…