Céline Minard a, pour Failli être flingué (2013), reçu plusieurs prix littéraires : le prix du livre Inter 2014, le prix du style et le Prix Virilo (qui se définit lui-même comme “l’anti-Femina”) louant ce que ses jurés ont qualifié de formidable « roman de cow-boy ». C’est le cas : Faillir être flingué est un livre qui ferait aimer le western à ses pires détracteurs et qui couronne, aussi, un univers romanesque singulier, aux contours mouvants.
Après Olimpia, retour sur l’œuvre de Céline Minard jusqu’à Faillir être flingué alors que son prochain roman, Le Grand Jeu, paraît, chez Rivages toujours, le 17 août 2016.
Dans chacun de ses livres, Céline Minard explore un nouveau genre, faisant du texte une aire comme l’annonçait d’ailleurs le titre de son premier livre, R. (éditions Comp’act, 2004), une marche sur les traces de Jean-Jacques Rousseau en compagnie de l’un de ses lointains descendants. Une aire comme un espace, un air, dans son sens musical et respiratoire mais aussi un parcours, une extension, ne trouvant un centre que pour mieux s’excentrer. Ce premier roman donnait le ton : rêverie, promenade solitaire, confession, récit épistolaire, roman de voyage, etc., à la fois commentaire et réinvention de Rousseau.
Puis un cycle flirtant avec la science-fiction : La Manadologie (2005) et Le Dernier Monde (2007 et Folio 2009) – 500 pages en compagnie de Jaume Roiq Stevens, dernier survivant de l’espèce humaine : « Tant qu’il me reste un mot en tête, tant qu’il me reste un mot dans mon cerveau d’homme, c’est toute la communauté qui persiste. »
En 2009, Bastard battle fait retour à la guerre de Cent Ans, dans un singulier
croisement du roman de chevalerie, du manga et du film de sabre, nouvelle manière de faire du texte un creuset de tous les siècles et fi de toutes les frontières, géographiques comme culturelles ou génériques. En 2010, Olimpia se place sous l’exergue des Vies imaginaires de Marcel Schwob comme des Chroniques italiennes de Stendhal, réinvention historique d’Olimpia Maidalchini, biographie pornographique et baroque de la belle-sœur et égérie du pape Innocent X.
À suivre, avec l’érotisme en guise de transition, So long, Luise (2011 et Rivages poche 2014), roman médiéval et punk, nouvelle étape d’une conquête verbale puissante aux côtés de XXX, romancière à succès désormais retirée qui énonce ce qui pourrait valoir art poétique de l’œuvre de Céline Minard, en perpétuelle mutation et difficilement saisissable : « Nous ne possédons rien si ce n’est la puissance et, peut-être, le talent de recréer, allongé sous un saule dans un fauteuil articulé, ce que nous avons soi disant déjà vécu. »
En 2011 toujours, Les Ales, aux éditions Cambourakis, un « objet fictif échappé du roman » en compagnie de la plasticienne scomparo, « tentative d’hallucination texto-picturale » sur le thème des esprits et du désir.
Depuis 2004 donc, des excursions dans les champs les plus divers (tout en conservant la cohérence absolue d’un univers), des saisies de genres (romanesques comme sexuels), des objets et sujets hybrides, « bâtards » (comme sa Battle) avec pour dénominateurs communs la fiction, l’érudition et la citation qui nourrissent une prose hallucinée, le Verbe dans sa puissance infinie. Toujours « se laisser séduire par l’étrangeté » : à peine pense-t-on saisir les lignes de force de son œuvre que Céline Minard s’échappe en franchissant une nouvelle frontière romanesque. Sans doute, comme le personnage de So long, Luise Céline Minard ne veut-elle « comme dernière trace de sa vie que ses livres ». En guise d’indices, quelques détails d’un roman précédent ouvrent la route du suivant : le so long de Luise prépare les excursions en Amérique et le « road movie de miel » annonçaient le western qu’est Faillir être flingué (2013), parcours du Far West, épopée de l’imaginaire.
Faillir être flingué : le titre vaut programme narratif comme approche d’un genre, les personnages croisent la mort de près et la prose elle-même est sur le fil du rasoir. Trois verbes composent ce titre, le western est action, drame au sens étymologique du terme. Il ne s’agit pas pour la romancière de célébrer un canon narratif ou de simplement de couler dans ses thèmes, personnages et codes, voire topoï, mais de le revisiter, de lui donner une singularité. Tout genre est un territoire à arpenter, et c’est d’autant plus pertinent avec le western, à la croisée du cinéma et du roman, qui se fonde sur la conquête, la construction, les frontières à transgresser — qu’elles soient géographiques ou plus symboliques, celle des sexes, des codes ou de la légalité.
En écho au western que métamorphose Céline Minard — ou peut-être, d’ailleurs, serait-il plus juste de dire qu’elle en revient à son essence, les personnages se dépouillent de leur passé pour se reconstruire, comme Gifford, ex-médecin qui voudrait « oublier sa propre histoire », ou Elie Coulter qui
semble faire corps avec ses chevaux. Et il s’agit bien de doublement réinventer une histoire : bâtir une fiction à partir d’éléments déjà fictionnels (de la plaine au cheval, de la scène de la diligence à la fusillade dans le saloon), écrire un récit sur un mythe fondateur de l’Amérique (sans singer le roman américain), se couler dans un style en gardant sa singularité, dans un espace interstitiel entre l’essence et la distance (mais sans l’ironie et les commentaires d’auteur de Christine Montalbetti nous offrant, en 2005, son très beau Western) : un tour de force en somme.
Le roman croise des itinéraires à travers la plaine, cette « masse unique, énorme » : « De l’intérieur, la prairie était comme une jungle. Épaisse et moite, habitée à tous les niveaux. » La terre couverte de hautes herbes est déchaînée comme une mer verte, elle est un écran en cinémascope mais aussi une « page blanche » sur laquelle piste et rivière tracent « trait » et ligne. Le roman naît de l’espace, crée sa légende, comme le plafond de la cavité dans laquelle se réfugie Bird qui « racontait une histoire en même temps qu’un territoire. Le déplacement de l’œil, suivant celui de la main qui avait tracé les formes et posé les couleurs, faisait surgir le monde en le parcourant ».
Dès les premières pages du roman, dans un chariot, les frères Brad et Jeffrey McPherson, et Josh, le fils de Brad, mais aussi, à l’arrière, sous le « tunnel de
toile » qui lui est un premier cercueil, la grand-mère, à l’agonie : la conquête de l’Ouest est, dès le seuil du récit, un début et une fin. L’espace accueille des personnages typifiés et des scènes de genre (fusillades, parties de poker, diligence, Indiens, Chinois, saloon, barbier, etc.) dont Céline Minard fait exploser les contours trop serrés.
Le Far West est une toile cinématographique et romanesque, comme le souligne le « tunnel de toile » des premières pages, confrontation de l’homme et du monde, sens aux aguets, menace permanente de l’agression.
La survie dépend de la lecture des signes, des traces et indices – une erreur et on manque « être flingué ». Tous les personnages sont en mouvement, Zébulon,
Elie, Bird, Arcadia, Gifford, Eau-qui-court-sur-laplaine, Sally, tant d’autres, et ce « tracé, pour aventureux qu’il paraisse, ne devait rien au hasard ».
D’abord kaléidoscopique et éclaté, le roman rassemble pistes et trajectoires pour composer une fresque de l’Ouest américain à la beauté sauvage, une épopée chorale à l’humour ravageur aussi : Elie « avait oublié le seul principe valable en ce monde, acquis dans les bars les plus fameux : on peut tout perdre au jeu sauf son cheval. Parce qu’il faut tout de même une monture pour détaler d’un saloon à la vitesse généralement requise à ce stade de la partie ».
Tous ces personnages migrants ont pourtant une destination, ligne de fuite comme de rassemblement du récit, « mouvement sans fin vers une ligne d’horizon qui n’en finissait pas de s’échapper » : une ville, « une bonne terre immobile qu’ils finiraient par arracher au monde ».
Ce lieu est d’abord une « construction mentale » pour chacun, un rêve et une fiction que le roman et les pionniers finiront par édifier — une petite communauté « germe » et « pousse à l’Ouest » — et c’est cette édification que narre la seconde partie du roman, une conquête sociale cette fois, mise en forme d’un lieu, « cette ville naissante où ils commençaient à se fixer », nouveau départ, sédentaire cette fois : constructions, commerces, amour sur cette « toile souple de la ville » — la « toile », toujours, des premières aux dernières pages, métadiscours — qui s’ouvre au « continent » (dernier mot du roman, ultime extension de son champ).
Faillir être flingué est donc un retour aux sources d’un genre, mais c’est aussi l’essence d’un style, plus dépouillé que dans les précédents romans de Céline Minard, moins baroque mais tout aussi dense, d’une égale poésie brute, dans son édification d’un monde, celui du roman. Il compose une atmosphère, fascinante, une légende singulière. Si le western est une épopée des frontières, un mythe de l’espace et la légende de sa conquête, une aventure des possibles, il tient « à la fois à l’univers du sérieux et à celui du jeu, et l’un toujours reste la condition de l’autre » (Raymond Bellour, Le Western, Gallimard, « Tel », 1993), ce que démontre en virtuose le dernier roman de Céline Minard, qui fait de l’écriture comme de la lecture une chevauchée fantastique.
Céline Minard, Faillir être flingué (2013), Rivages Poche, avril 2015, n° 841, 320 p., 8 € 50