Le grand entretien : racisme et homophobie en France (Louis-Georges Tin)

Né en 1974 en Martinique, Louis-Georges Tin préside le CRAN, le Conseil représentatif des associations noires de France dont il est un des cofondateurs en novembre 2005. Normalien, agrégé et docteur ès lettres, il est enseigne à l’université d’Orléans. Il est à l’origine de la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie et la transphobie célébrée le 17 mai depuis 2005. Entretien avec le militant et auteur de nombreux ouvrages sur la discrimination, distingué à plusieurs reprises pour son engagement dans sa lutte contre l’homophobie, le racisme et le colonialisme.

Pensez-vous qu’il y a actuellement une forme de racisme particulière à la France ?

Dans ce domaine, les Français sont persuadés d’être supérieurs aux autres. La France serait le « pays des droits de l’Homme », il y aurait une « exception française », grâce à cette pensée de « l’universel », qui serait l’apanage de la France. Or, la France a participé au génocide des Amérindiens, a mis en place le Code noir et la traite négrière, a multiplié les massacres coloniaux, a participé à la Shoah, a utilisé le travail forcé jusqu’en 1946, voire au-delà, ne cesse d’exploiter les anciennes colonies encore aujourd’hui, de soutenir des dictateurs, d’organiser des interventions militaires, de vendre des armes dans le monde entier, etc. Vous conviendrez que cette réalité cadre mal avec cette image de pays des droits de l’homme, dont nous sommes en général persuadés. C’est cela le paradoxe français.

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Quelles seraient les modalités de ce racisme en France dans la vie quotidienne, dans l’espace public, social ?

Les conséquences les plus graves du racisme français sont à chercher en dehors de la France, notamment en Afrique. En effet, la persistance des pratiques coloniales, malgré la décolonisation apparente mise en œuvre dans les années 1960, produit des effets destructeurs dont on ne prend guère la mesure, en général. Des groupes surpuissants comme Total, Bolloré ou Areva pillent les ressources des pays du Sud, font et défont les dirigeants, et imposent un ordre néocolonial qui ne peut être séparé de la réflexion sur le racisme. En effet, si le racisme est souvent un rapport de domination entre deux personnes, le colonialisme est nécessairement le rapport de domination entre deux Etats. Or, aucun pays ne peut justifier ses pratiques coloniales sans affirmer a priori qu’il est supérieur à l’autre d’une manière ou d’une autre, en raison de sa « race », de sa religion, de sa civilisation, de sa démocratie – autant de valeurs qui l’autorisent à envahir un autre pays. En ce sens, le colonialisme est un macro-racisme, un racisme d’État contre un autre Etat. Dans ces conditions, ses conséquences sont évidemment massives : guerres, massacres, dictatures, pillages, pauvreté, famines, etc. Et c’est bien parce qu’on méprise les Africains qu’on en use ainsi avec leurs pays, et vice versa.

Comment ce racisme existe-il au niveau des institutions de l’Etat ?

La cellule Afrique de l’Elysée a longtemps été le cœur de ce racisme colonial. On sait le rôle qu’y a joué Jacques Foccart, de sinistre mémoire, avec ses barbouzes et ses complots armés. A la domination militaire s’ajoute la domination monétaire, incarnée par le franc CFA, monnaie battue en France, qui maintient 14 pays dans une dépendance remarquable. Or quand on n’a ni la souveraineté militaire, ni la souveraineté monétaire, est-on encore un Etat souverain ?

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Il me semble que le racisme est devenu un des moyens du politique, des stratégies et discours politiques. Comment analysez-vous les stratégies racistes du politique en France aujourd’hui ?

Le racisme, c’est toujours le refus de l’autre. Or, on trouve deux formes symétriques de ce refus. La première consiste à renvoyer l’Autre à sa différence, à son origine, à ses particularités, en l’enfermant dans une altérité radicale. La seconde consiste à refuser que l’Autre puisse être différent, qu’il puisse avoir sa culture, son identité propre. Dans le premier cas, c’est la tyrannie de l’exclusion – puisque vous n’avez rien à voir avec moi –, dans le second cas, la tyrannie de l’assimilation, car vous devez tout faire comme moi. Dans un cas comme dans l’autre, c’est toujours la négation de l’autre. Mais bien souvent, cette injonction à l’assimilation est perçue comme une attitude positive à l’égard d’autrui, alors qu’elle constitue une violence symbolique évidente.

Dans ce racisme français actuel, pensez-vous que les médias ont une responsabilité particulière ?

La situation est très clivée. Depuis 10 ans, la télévision a beaucoup avancé. Aujourd’hui, le baromètre du CSA montre que les personnes non-blanches représentent environ 14 % des personnages à l’écran, ce qui est un progrès considérable. La bataille quantitative est gagnée. Reste à gagner la bataille qualitative. Car les Noirs et les Arabes sont principalement visibles dans le domaine du sport et de la culture, et beaucoup moins dans les émissions de débats et de réflexion. Et ils restent souvent confinés aux stéréotypes ordinaires : le Noir qui fait rire et l’Arabe qui fait peur. Il y a là un travail à poursuivre. Malheureusement, n’étant pas soumises à la pression du CSA, la presse écrite et les radios ont très peu avancé dans ce domaine. Ainsi, quoique tout les oppose par ailleurs, Le Monde et Minute ne comptent aucun journaliste noir, pour des raisons idéologiques pour celui-ci, et pour des raisons sociologiques pour celui-là, mais il y a là un problème révélateur.

La crispation française actuelle sur l’Islam n’est-elle pas surtout l’expression d’un racisme et d’un ethnocentrisme ?

Bien sûr, cette crispation relève du racisme. Et elle est bien antérieure à la vague d’attentats liés à l’État islamique ou à Al Qaida. Cela fait au moins vingt ans que l’on cherche à tout prix à stigmatiser les musulmans de France. Et ce qui est incroyable, c’est ce débat franco-français, lié à tous ceux qui vont jusqu’à contester l’utilisation du terme « islamophobie ». Mais je crois que les militants n’ont plus à se justifier sur ce point. Rappelons simplement pour mémoire que ce terme est reconnu par le droit international, par les Nations Unies, par le Conseil de l’Europe, par l’Union européenne, par la CNCDH, et même par le président Hollande. Et s’il est triste de voir tant de membres de l’intelligentsia française ainsi crispés dans cette posture d’arrière-garde, nous savons que dans quelques décennies, on rira de ces querelles grotesques des années 2000-2010 où, au lieu de se battre contre l’islamophobie – la réalité –, tant de personnalités françaises se battaient contre « l’islamophobie », le mot.

Vous avez également publié un dictionnaire de l’homophobie ainsi que des travaux concernant l’homosexualité et l’hétérosexualité. Pensez-vous que l’homophobie demeure prégnante en France et si oui comment analysez-vous ce fait ?

Il serait étonnant que des persécutions homophobes qui ont duré pendant des siècles puissent disparaître ainsi, comme par enchantement, du simple fait d’une loi votée concernant le mariage pour tous. La France demeure un pays profondément homophobe. Si vous demandez aux gens qui vous entourent quelle serait leur attitude si leur fils aîné leur présentait son compagnon, vous verrez que les réactions ne sont pas toujours aussi ouvertes qu’on ne le pense. Cependant, les choses tendent à s’améliorer. La Manif pour tous est un mouvement homophobe de masse, mais il ne faut pas oublier que les militants anti-pacs à la fin des années 1990 défilaient avec des slogans encore plus homophobes : « brûlez-les », « il faudrait rouvrir les camps de concentration », « les pédés au bûcher », etc. Les militants de la manif pour tous ne sont pas forcément moins homophobes qu’ils ne l’étaient hier, mais ils cherchent à le dissimuler, ce qui est déjà un signe, le signe que l’homophobie est de plus en plus honteuse dans notre société, et que l’homosexualité l’est un peu moins qu’hier.

Pensez-vous que le racisme et l’homophobie correspondent actuellement en France à une même logique ou bien qu’il s’agit de deux phénomènes différents qui doivent être abordés et combattus séparément ?

Ces phénomènes sont évidemment différents, mais ont sans doute plus de points communs qu’on ne pense. Je n’en citerai qu’un, mais il est de taille, la question du sida. Le racisme et l’homophobie ont joué un rôle capital dans la diffusion du VIH dans le monde. En Europe, l’épidémie a été rapidement présentée comme étant la maladie des noirs et des homosexuels, groupes les plus touchés dès le départ. L’identification du patient zéro fut d’ailleurs l’un des enjeux de la recherche épidémiologique : on trouva Gaetan Dugas, steward canadien homo ou bisexuel, décédé en 1984. D’autres soupçonnèrent plutôt un immigré haïtien célibataire, qui aurait introduit le virus en 1969. Donc, un noir, ou un homosexuel. Dès lors, fléau des minorités ethniques ou sexuelles, l’épidémie n’intéressa pas grand monde. Il fallut attendre de longues années pour que les responsables politiques – politiquement irresponsables – prennent la mesure de la pandémie. Comme elle touchait de plus en plus les hétérosexuels blancs, il devenait urgent de se mobiliser. Cette prise de conscience arriva tard, très tard, sinon trop tard, et causa la perte de dizaines de milliers de personnes, dont la majorité étaient blanches et hétérosexuelles, qui moururent en fait à cause du racisme et de l’homophobie, et ne le surent jamais. Le même problème se posa en Afrique noire, mais à front renversé, et avec des conséquences encore plus graves. En Afrique subsaharienne, l’idée selon laquelle les hétérosexuels seraient concernés semblait tout à fait incongrue. Maladie des homosexuels, le sida était par conséquent une affaire de blancs, puisque l’homosexualité n’existe pas en Afrique – telle fut bien souvent la posture ordinaire des autorités (in-)compétentes. Pendant longtemps, et encore aujourd’hui dans une certaine mesure, cette vision fut un obstacle majeur à la prise en charge des personnes atteintes par le virus HIV. Une sorte de fierté africaine et (hétéro-)sexuelle empêchait de voir la réalité en face. Qu’il y ait des homosexuels en Afrique était chose impensable, qu’il y ait des homosexuels atteints par le sida, on s’en moquait de toute façon, qu’il y ait des hétérosexuels contaminés, on ne voulait y croire. Le sida hétérosexuel ? C’était forcément un mythe. Ainsi, par un paradoxe qui pourrait faire sourire si le sujet n’était pas aussi tragique, de nombreux responsables africains refusaient de s’intéresser à cette maladie parce que, à leurs yeux, elle ne concernait que les blancs et les homosexuels, alors que dans le Nord, on mit un certain temps à s’y intéresser puisque, croyait-on, elle ne concernait que les noirs et les homosexuels. On voit bien, par conséquent, l’intérêt qu’il y a à penser, mais aussi à agir de manière intersectionnelle.

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Il n’y a pas très longtemps, il y a eu à Paris une Black Pride. En quoi cet événement est-il intéressant pour penser la lutte à la fois contre le racisme et l’homophobie ?

Les organisateurs de cette manifestation ont sollicité Audrey Pulvar et moi-même comme marraine et parrain de l’événement. C’était une première à Paris. Cela a été une très belle réussite. La Black Pride permet de penser ensemble les problématiques que vivent les noirs et les personnes LGBT : racisme et homophobie. Il faut penser ces questions ensemble, parce que souvent les solutions se trouvent ensemble.