« Anxiogène », « douteux », « fausse bonne idée », « mauvais timing » sont les qualificatifs qui reviennent le plus dans les articles des rares médias (six occurrences répertoriées à ce jour dans le fil d’actualités de Google) qui ont parlé de l’installation de l’œuvre de Candy Chang à la gare de Lyon, « Before I die I want to… ». Passant sous silence nombre de messages humanistes au nom du politiquement correct et au détriment de l’art.
En 2011, à la suite d’un deuil, Candy Chang avait voulu faire partager (et exorciser) sa peine en invitant le voisinage à venir écrire sur le mur d’une maison désaffectée de La Nouvelle Orléans, afin d’envisager la mort, réfléchir sur la vie et partager leurs aspirations personnelles en public. Le principe est on ne peut plus simple : il s’agit de finir la phrase « Before I die I want to… » (avant de mourir je voudrais, NDLR), en exprimant publiquement espoirs, souhaits, vœux, pensées, regrets, prières, mots d’esprit, aspirations… librement, anonymement, sans contrainte.

Depuis, l’œuvre a fait le tour du monde (sur les réseaux sociaux, notamment via les comptes Twitter, Facebook et Instagram) et l’initiative a été reproduite dans plus de 70 pays, de l’Afrique du Sud à Trinidad and Tobago en passant par le Mexique, les Pays-Bas, l’Iran ou Israël ; ainsi qu’en France (Avignon, Belfort, La Rochelle, Paris dès 2014 dans le cadre d’un campagne la sécurité routière), et la gare de Lyon aujourd’hui. Le Parisien, Slate.fr, Le Point, L’Obs, Le Soir.be, les journaux français et le quotidien belge qui ont parlé de l’installation récente de la fresque dans la gare parisienne ont tous choisi l’angle du contexte terroriste et du climat ambiant pour commenter l’initiative de la SNCF d’accrocher l’œuvre de l’artiste américaine. Reléguant la dimension artistique du projet au second plan et omettant de fait le sujet de la place de l’art dans la société et la question de l’apport d’une telle œuvre participative, le traitement de l’information prend dès lors des allures de sentence avant l’heure, au nom d’une hypothétique bienséance ou d’une morale collective éventuellement angoissée par avance. A l’idée de prendre le train ?

Selon la Public Art Review, « le travail de Candy Chang se situe à l’intersection de l’art de rue, de l’engagement dans la communauté et du design urbain (…), touche au rôle de l’art dans la société et contribue à donner du sens (…) ». Et c’est bien de sens dont il est question quand il s’agit de laisser libre à cours à l’imagination des passants, visiteurs, qui viennent apporter leur pierre manuscrite à l’édifice scriptural qui se construit indéfiniment. Ainsi convoqué, le collectif compose un palimpseste mural vivant au gré des inscriptions, effacements et réécritures successifs.
Pleine d’espoir, tendre, émotionnelle, l’œuvre de Candy Chang questionne le rapport de chacun à la mort, à la vie, aux espérances et aux déceptions, aux regrets et aux rêves. Elle permet une expression librement consentie et exprime une parole communautaire (au sens de « qui, par principe ou par idéalisme, se déploie en communauté »). Dès lors, quoi de plus fédérateur qu’un projet qui donne réellement la parole aux membres d’une communauté (en l’espèce, de voyageurs, visiteurs, touristes). Plus encore, à l’heure où nous pleurons des disparus, peu de temps après les attentats de Nice ou de Saint-Etienne du Rouvray, l’oeuvre de Candy Chang rappelle que l’écriture permet de ne pas oublier, de perpétuer, de poursuivre. Et pour ce qui la concerne, à l’origine, d’avancer.
Alors, quand les journaux pointent le « mauvais timing » (Ouest France), les résonances « plus funestes » « en cet été secoué par une nouvelle vague d’attentat » (Slate.fr), ou « le nom d’une nouvelle œuvre d’art fait polémique » (Le Point, qui ne retient que… le nom, sic). Dans ce concert de reproches, la palme revient néanmoins à Russia Today qui titre sans vergogne « Rassurant ! A la gare de Lyon, la SNCF vous demande ce que vous voulez faire avant de mourir ». Une accroche racoleuse, un article à l’ironie pour le moins douteuse quand le rédacteur pointe que « le moment est mal choisi » en illustrant l’article avec un Tweet qui laisse perplexe sous un paragraphe tout aussi anxiogène :
Enfin, pour finir dans le questionnement des étranges choix éditoriaux, on pourra souligner la proximité de ton entre Russia Today et Slate qui demandent si c’est une bonne idée de la part de la SNCF « de demander aux Parisiens ce qu’ils souhaitaient faire avant de mourir ». Doit-on en déduire que seuls les habitants de Paris fréquentent la gare de Lyon ? La réponse est bien évidemment non et on peut se demander ce qui est le réducteur et le plus angoissant : de demander ce dont on rêve avant de mourir (qui ne s’est jamais posé cette question ?) ou d’induire que les Parisiens sont les seuls concernés par la mort… ?
En revenant à l’œuvre – et sans idéalisme surfait – comment ne pas trouver louables les intentions de l’artiste ? Et ce, à plus d’un titre. Une rapide lecture de ces aphorismes publics assure de la dimension humaine, humaniste du projet : elle permet l’expression libre des craintes, des envies, délivre des messages de paix et d’amour, et les choix des « écriveurs » alimentent une œuvre changeante. Vivante.

De par le monde, des hommes, des femmes, des enfants, écrivent sur les murs et construisent une œuvre composite, une anaphore universellement partagée (« Before I die I want to ») qui démontre la force et l’importance du langage en réaction aux peurs, aux souffrances. Un rapide coup d’œil sur le fil Twitter du compte @BeforeIdieWall atteste de la diversité, de la force et de la puissance de l’expression publique. Si l’on en croit certains journaux – et leur bien-pensance politiquement correcte ou leur ligne éditoriale pour le coup réellement angoissante – le moment serait mal choisi. A l’heure où les mêmes médias pointent l’état d’urgence, les restrictions et les atteintes à la liberté d’expression, on doit préférer l’art (et l’écrit, et le langage) et ne pas vouloir l’assujettir à « choisir son moment ». Ce serait céder sur l’essentiel.

Pour faire mentir et (anti)paraphraser The Who et leur cultissime chanson My Generation (qui exprimait les angoisses de Pete Townshed vis-à-vis de sa vie d’adulte prochaine et sa peur de l’avenir) : « Before I die… I want to get old (Things they do look awful c-c-cold) »*.
* Texte original : Les choses qu’ils font qui semblent horriblement froides (je parle de ma génération) J’espère que je mourrais avant de vieillir (je parle de ma génération). The Who. 1965. © Brunswick / Decca