Entretien avec Serge Féray : Nico, un requiem allemand

Serge Féray, qui a rencontré Nico entre 1985 et 1987, livre dans son essai un voyage éblouissant dans les sous-bois de l’univers de Nico, un tombeau en forme de chant d’amour. Ce livre réussit la gageure de sécréter une magie sœur de l’hypnose, de l’alchimie noire que dégagent les albums de Nico : The Marble Index, Desertshore, The End. À pas de loup, Serge Féray est entré dans le labyrinthe nicoesque, a sondé les innovations expérimentales que la déesse de la lune (dixit Andy Warhol) apporta à une scène rock dont elle s’éloigna pour incarner dans une texture sonore inédite ses fantômes, ses démons, son père évaporé, ses fêlures, le spectre de l’Allemagne nazie, le bruit des bombes.

Avant Nico. Femme fatale, vous avez dirigé les Cahiers de Nuit où vous avez publié Nico in Camera et où Ari, le fils de Nico, a publié Nico from Saeta to Neutrino, catalogue d’une exposition. Pouvez-vous nous dire d’où vous vient votre engouement pour Nico et dans quelles circonstances vous l’avez rencontrée ?

Nico - In CaméraJ’ai découvert le visage et la musique de Nico lorsque j’avais quinze ans, en 1983. Le premier choc a été The Marble Index, que je tiens encore aujourd’hui pour son chef-d’œuvre. Ses contributions au Velvet Underground me paraissaient mineures. Je préférais nettement le Velvet incendiaire, purement électrique, de White Light / White Heat, à la chanson « I’ll Be Your Mirror », qui me paraissait – mais j’avais tort – une innocente bluette. La chanson « All Tomorrow’s Parties », c’était autre chose, plus proche des audaces inouïes de « Venus In Furs ». Mais Nico, pour moi, c’est la brune – ou rousse – pythie des albums solo, pas la blonde égérie de Warhol. J’ai reçu sa musique comme une révélation mystique. Saint Paul sur la route de Damas. Sa beauté me terrassait. J’y voyais le visage de la Mort, la Mort romantique avec un grand M, et je me suis mis à noircir des cahiers sur elle, sur sa musique, sur les rêves qu’elle m’inspirait. Pendant cinq ou six ans, j’ai rêvé d’elle pratiquement toutes les nuits ! Je vivais dans son monde. J’ai écrit un roman dont elle était l’héroïne. Mais il me fallait confronter l’idée que j’avais d’elle et celle qu’elle était réellement. Je l’ai vue pour la première fois au Ronnie Scott’s Club de Londres, au printemps 1985, où elle présentait son album à paraître, Camera Obscura. Comme elle était très facile d’accès – malgré une prestance, un charisme de star – je suis allé dans les coulisses lui dire que je voulais écrire un livre sur elle. Déjà. Elle m’a répondu – en français – qu’elle pensait qu’un livre dans cette langue ne se vendrait pas assez, et que de toute façon, elle travaillait déjà à son autobiographie. Mais elle était à l’écoute, elle était chaleureuse, quoique pas vraiment là. Je suis retourné la voir à plusieurs reprises, elle me faisait entrer avant tout le monde – « Tu as encore fait des kilomètres pour me voir ! » –, elle me disait que j’étais fou, mais je crois que ça lui plaisait, cette passion que je nourrissais pour elle. Nous passions chaque fois un long moment à discuter, en français toujours. Elle me conseillait des livres, des disques, et lorsqu’elle se piquait dans les coulisses, elle me demandait de veiller à ce que personne n’entre pour l’interrompre. Inutile de vous dire que je transcrivais nos conversations immédiatement après dans mes cahiers, le moindre de ses mots, le moindre silence. Début 1986, à l’issue d’un concert à Manchester, elle m’a proposé de m’emmener avec elle en tournée, avant de se raviser au dernier moment – il n’y avait plus de place pour moi dans le van à bord duquel se déplaçait le groupe. Je suis passé à côté d’une sacrée aventure. Puisque je ne pouvais pas la vivre, j’ai écrit sur elle.

De Nico, née Christa Päffgen, égérie de Warhol – fascinant astre blond, du Velvet Underground à l’artiste qui a choisi de frayer un chemin de création abrupt – à l’écart du paysage rock, quelles ruptures, réinventions percevez-vous ? Quel est le noyau obscur, quelles sont les vibrations souterraines qui pulsent la quête musicale, existentielle, métaphysique de Nico ? Quelles seraient les lames de fond qui traversent et sous-tendent son labyrinthe aux multiples visages ?

Je distingue deux grands mouvements dans sa vie : une première époque où Nico, fille d’une femme répudiée par son mari, orpheline grandie dans les ruines d’une capitale bombardée, vise à devenir quelqu’un : c’est la période qui va jusqu’au Velvet Undergound, jusqu’à son premier album solo, Chelsea Girl, inclus : presque trente ans au cours desquels elle acquiert un nom, ce pseudonyme, prénom et patronyme à la fois, qui va l’accompagner toute sa vie. C’est la période au cours de laquelle elle devient top model, puis actrice, enfin chanteuse. Ascension d’une étoile jusqu’au statut warholien de superstar. La seconde époque est celle de la Chute, mais c’est une chute luciférienne, la plongée dans les ténèbres d’une porteuse de lumière : devenue une star, Nico se lasse des sunlights – qu’elle appelait les floodlights – et, dans le creuset de New York, languit de son héritage allemand. Remisant l’habit de lumière revêtu avec le Velvet – elle y portait souvent du blanc, pour offrir un écran vivant aux projections warholiennes –, elle se drape de capes noires et, à la lueur des bougies, loin des stroboscopes de l’Exploding Plastic Inevitable, elle apprend à jouer de l’harmonium, plonge dans ce qu’elle appelle son fonds germanique. De manière très symbolique, elle écrit ses premiers textes, ceux que l’on retrouvera sur The Marble Index, couchée dans une baignoire, où elle passe des journées entières avec un carnet, comme immergée dans son inconscient, dans une cuve de résurrection, à incuber ce qu’on pourrait appeler, en un clin d’œil au film le plus célèbre qu’elle tournera avec Philippe Garrel, sa créatrice intérieure. Elle était une image, un nom, une star, elle devient artiste. Le reste de sa vie sera un combat constant entre l’artiste et la femme, que l’artiste n’aura de cesse de détruire, pour que vive l’œuvre. A la manière des grands romantiques, d’un Kleist ou d’un Nerval, elle a littéralement donné sa vie pour l’art – et c’est pour cela que nous parlons d’elle aujourd’hui, qu’elle est devenue immortelle, et non restée une simple silhouette parmi les filles-fleurs de la Factory warholienne.

Quels sont les ingrédients alchimiques de la fabuleuse aventure créatrice, intime aussi, entre Nico et Philippe Garrel ? Comment La Cicatrice intérieure, Athanor, Le Berceau de cristal, Le Bleu des origines pour ne citer qu’une poignée de films, ont-ils réussi à jeter des feux follets qui dansent sur l’abîme ? Entre Nico jouant dans les films de Warhol et Nico interprétant sa diffraction identitaire, ses grands mythes fondateurs dans les films de Garrel, quelle a été la trajectoire intérieure de Nico ?

Je ne crois pas que Nico ait jamais été comédienne. Même dans la Dolce Vita de Fellini elle joue son propre rôle, et il suffit de voir Strip Tease, le film de Jacques Poitrenaud, pour prendre conscience de ses piètres talents d’actrice. Jusque chez Warhol et Garrel, elle est restée modèle, non plus tant dans le sens de mannequin de mode, mais dans celui où l’entend Bresson. Garrel définit d’ailleurs son travail de l’ère Nico comme un travail de peintre, enfermé dans son atelier – dans Le Berceau de cristal, le Musée du Cinéma de la Cinémathèque française – avec son modèle, la femme qu’il aime. Le miracle des films du Garrel des années soixante-dix, c’est de partir de la vie quotidienne d’un couple d’artistes fauchés et héroïnomanes pour obtenir ces visions fulgurantes, surréalistes, voire bibliques, que l’on peut voir dans La Cicatrice intérieure, cette série de scènes de ménage traitées comme un poème dédié aux quatre éléments, ou dans Athanor, ce mutus liber du cinéma, livre d’heures médiéval, traité alchimique du cinéma argentique – l’athanor, le fourneau alchimique comme chambre noire, camera obscura. Garrel parle de La Cicatrice comme d’un cinéma préraphaélite, mais je crois qu’il relève encore davantage du symbolisme, de cette esthétique post-baudelairienne. A mon sens, le chef-d’œuvre du couple est Le Bleu des origines, le film où cette alchimie entre le quotidien et le transcendantal est le mieux maîtrisée. Il est à Garrel ce qu’est à Baudelaire Le Spleen de Paris, qui surpasse le génie des Fleurs du Mal : un recueil de petits poèmes en prose qui lui tient lieu d’art poétique. Garrel insistait beaucoup sur le fait que Nico était co-auteur de ces films. Lui s’occupait de la partie visuelle, elle se réservait toute la partie sonore — même dans le cas d’un court-métrage muet comme Athanor, on a l’impression d’une mise en images de l’univers de Nico.

 

On a souvent sous-estimé, voire passé sous silence les révolutions sonores que Nico a introduites. Comment définiriez-vous ses explorations expérimentales, ses réinventions d’un fond sonore primitif, archaïque ?

Nico était un hapax dans le monde du rock. Si sa musique, qu’elle ne savait pas écrire, ne peut être qualifiée de savante, elle est encore moins populaire : ses compositions sont trop complexes pour relever de ce qu’on appelait alors la pop music. En outre, elle évite toute référence au blues ou aux rythmes binaires traditionnels du rock. Elle est plus influencée par le style du Lied romantique que par le format des chansons avec couplet et refrain. Dans ses réussites les plus éblouissantes – « Julius Caesar », par exemple, sur The Marble Index – il y a chez elle, toutes proportions gardées, quelque chose de la mélodie perpétuelle wagnérienne : un thème qui se développe à l’infini, qui tourbillonne en volutes baroques, revenant sur lui-même pour se dépasser ensuite. A cette richesse mélodique et structurelle s’ajoutent les révolutionnaires arrangements de John Cale, qui préfigurent les audaces expérimentales que la scène dark folk industrielle développera à partir des années 80. Musicien savant s’il en est, John Cale, qui a œuvré dans des contextes classique, contemporain et rock, est le metteur en son des chansons de Nico, comme Garrel en est le metteur en scène.

Philippe Garrel - La cicatrice intérieure
Philippe Garrel – La cicatrice intérieure

Son jeu à l’harmonium, son pacte avec l’instrument illustre-t-il ses plongées dans des gouffres abyssaux, ses combats entre pulsions de vie et pulsions de mort ?

En Occident comme en Orient, l’harmonium est un instrument liturgique, et l’on peut penser que Nico l’a choisi comme symbole de convergence entre deux cultures qu’elle tenait à marier dans sa musique. Elle aimait parler de « poésie dialectique » pour décrire son œuvre. Lorsqu’elle quitte le Velvet Underground, à partir du moment où elle pose ses mains sur le clavier de l’harmonium pour devenir maîtresse de son destin, la seule pulsion de vie qui l’anime est cette obsession de construire une œuvre. Le reste du temps, elle est entièrement gouvernée par la Todessehnsucht. La vie est difficile – enfance dans les ruines, père exécuté par les nazis, viol, fils non reconnu par celui qu’elle pense être son géniteur, folie puis mort de la mère –, la vie donne envie de mourir. Pour la supporter, il faut s’injecter la poudre philosophale, le viatique qui, tout en l’aidant à vivre, la détruit peu à peu – c’est le principe de La Peau de chagrin, et le thème de la chanson « Saeta » : l’art est une vie parallèle, une vie au-delà de la mort, qui apporte tout ce qui est nécessaire pour vivre, mais qui est aussi le contraire de la vie. Il faut donner son sang à l’œuvre, la nourrir de visions afin qu’elle confère l’immortalité, et pour cela, il est nécessaire de se plonger dans des états proches de la mort, chimiquement induits dans le cas de Nico. L’art fait vivre éternellement et permet de supporter le quotidien en le sublimant, mais l’art consume la vie. C’est, en somme, le contraire d’un pacte faustien : la vie est renoncée au nom de l’art, qui en retour assure la vie éternelle – mais après la mort. Ce thème prométhéen est fréquent chez les romantiques allemands. Wagner l’illustre avec le personnage d’Amfortas dans Parsifal. Le Roi pêcheur, gardien du Graal et prêtre de son rituel, symbolise l’artiste déchiré, torturé par son œuvre même, par la fonction qui lui incombe. On retrouve cette figure chez Balzac et jusque chez Proust. Ce paradoxe du renoncement à la vie, au nom de la vie éternelle dans l’œuvre, peut être symbolisé dans la musique de Nico par l’inversion des mains sur le clavier : sur le conseil d’Ornette Coleman, elle décide, dans beaucoup de ses chansons, de jouer l’accompagnement dans les notes aiguës, et la mélodie dans les basses, ce qui donne une couleur particulièrement solennelle, voire tragique, à ces mélodies d’inspiration pourtant folklorique.

L’album Drama of exile consacre aussi l’exil loin de l’harmonium, le retour à l’électricité du rock. Dans votre essai, vous écrivez que le titre est emprunté à la poétesse Elizabeth Browning. Comment situez-vous cet album par rapport à The Marble Index, Desertshore, The End ?

The Drama of Exile paraît au début des années quatre-vingt, à une époque où la plupart des figures du rock des deux décennies précédentes sont en perdition, et alors que le rock lui-même est en train d’être transformé en variété funk. Le David Bowie de Let’s Dance, et surtout des albums qui suivront, est emblématique de cette perte de profondeur, d’intensité, d’un genre qui, malgré la brève explosion punk, semble à bout de souffle. C’est loin des modes et des radios FM que la cold wave réinvente le langage rock, notamment en le délestant de toute référence au blues, comme Nico la première l’avait fait, et Nico retrouve un public parmi les jeunes gens en noir de cette génération-là, dont naîtra la scène gothique. C’est dans ce contexte que, après sept ans de silence discographique, elle enregistre son nouvel album. Les planances de l’orgue ne sont plus de saison : le choix d’un groupe de rock pour l’accompagner est évidemment commercial. On dirait aujourd’hui qu’il s’agit de « dépoussiérer » Nico, comme l’on veut désormais, pour le pire et le meilleur, « dépoussiérer » Racine ou Wagner – comme s’ils en avaient besoin!. Elle envisageait de s’accompagner au piano – or, l’intérêt de Drama of Exile réside non seulement dans la qualité des nouvelles compositions, presque toutes écrites à l’harmonium, mais surtout dans les brillants arrangements de Philippe Quilichini, qui, en construisant autour d’elle un environnement rock oriental, réussit à faire sonner Nico comme une sœur jumelle du Bowie de Lodger. La Nico des années quatre-vingt, celle qui porte des pantalons de cuir plutôt que les capes noires qui ont fait sa légende, est plus moderne, plus rock que celle de la trilogie alchimique, mais la filiation romantique reste présente, à travers la référence à Elizabeth Browning, et les photos d’Antoine Giacomoni, prises dans des cimetières victoriens, qui ornent la pochette de l’album.

Nico se nourrissait d’écrivains, de figures légendaires, réinventait sa vie, ses origines, son géniteur, jouait à la roulette russe avec la poudre, affrontait ses démons dans un corps à corps avec son orgue indien. Pouvez-vous évoquer son rapport passionné à la littérature – Byron, Shelley, Coleridge, Blake, Poe, etc. –, les allusions de ses albums à Wordsworth, Fitzgerald, mais aussi aux Nibelungen, ses dédicaces à Andreas Baader ?

Nico avait toujours un livre sur elle. Du Poe, du Chandler, le Livre tibétain des morts. Ses intérêts très éclectiques allaient de Coleridge à William Burroughs. Littérairement, c’était une autodidacte – elle a quitté l’école à treize ans –, et comme beaucoup d’autodidactes, elle se guidait par intuitions, par capillarité, se cherchant avant tout elle-même dans ses lectures : choisissant pour The Marble Index un titre emprunté à un poème de Wordsworth, elle disait non sans humour qu’il lui arrivait de trouver un peu de sa poésie dans les poèmes des autres. Si l’on relève, dans ce que j’appelle la trilogie alchimique – Marble Index., Desertshore, The End – une nette influence des romantiques anglais, on y trouve aussi l’ombre gigantesque de Wagner : il ne faut pas oublier qu’à peine adolescente, elle se rendait toutes les semaines à l’opéra. La légende des Nibelungen, dont elle n’a pu manquer de voir la sublime adaptation de Fritz Lang, elle la lisait à son fils, le soir, pour l’endormir. Baader, c’est autre chose. Sans doute ne faut-il voir dans l’évocation de cette figure qu’une fascination romantique pour le « brigand bien-aimé ». Nico aimait provoquer et se définir comme « plus ou moins du côté des hors-la-loi ». Elle disait que si elle n’était pas devenue chanteuse, elle aurait fini en prison, ou serait morte. Elle avait en elle ce côté punk qui la poussait à s’opposer systématiquement à ce qui lui paraissait politiquement correct. Sans parler de cette relation de haine / amour envers le Vaterland, la patrie allemande, d’une complexité extrême, faite de honte, de ressentiment et d’orgueil paradoxal, que j’ai essayé d’élucider dans le chapitre consacré à The End, et qu’il serait trop long de développer ici. Je doute en tout cas que le leader de la Rote Armee Fraktion, marxiste convaincu, appréciât qu’elle lui dédie l’hymne nationaliste allemand. Partager avec Charles Manson la dédicace de « Valley Of The Kings » ne devait guère l’enchanter non plus. Quant à savoir qu’il avait parmi ses admiratrices quelqu’un qui se définissait comme « anarchiste-nazie », j’imagine que cela l’aurait laissé pantois. Mais a-t-il jamais entendu parler d’elle ? J’en doute. Contrairement à ce qu’elle prétendait – Nico fabulait beaucoup –, ils ne se sont jamais rencontrés, et Baader avait certainement d’autres sujets d’intérêt que la musique pop, qu’il devait, j’imagine, considérer comme un produit typiquement bourgeois.

Grâce à son fils Ari qui a rassemblé les textes de sa mère, Cible mouvante est paru, dont vous signez l’introduction et la présentation dans la version française publiée chez Pauvert en 2001. Quelles sont les singularités de ses thèmes obsessionnels, de ses leitmotive, de sa rythmique, de ses noces et cross travellings entre allemand, anglais et français ? Comment définiriez-vous ses audaces poétiques, l’hermétisme de ses paroles prises dans une quête cosmique ?

5C’est Daniel Mallerin, ancien éditeur du Dernier Terrain Vague, qui a été à l’origine de la publication de Cible Mouvante, et de l’autobiographie d’Ari, L’Amour n’oublie jamais. Notons au passage que Jean-Jacques Pauvert n’avait plus rien à voir à l’époque avec sa propre marque, qui avait été rachetée par Arthème Fayard, et qui n’en était plus qu’un label tablant sur le prestige du nom Pauvert. Je ne vais pas revenir ici sur les spécificités de la poésie de Nico, sujet beaucoup trop riche pour être traité en quelques lignes, mais il peut être intéressant de signaler qu’après trois albums d’inspiration romantique, où les influences de Wordsworth, Shelley, Coleridge, voire Poe, peuvent être relevées, Nico se dirige vers une poésie plus moderne, dans ses thèmes comme dans sa forme, dans laquelle on peut reconnaître l’ombre d’Allen Ginsberg, même si persiste le souci de transposer des figures du XXe siècle dans une symbolique médiévale, tel Andy Warhol portraituré en Henry Hudson, inventeur du site de New York. Le caractère le plus évident de son travail poétique réside dans son attention au son plutôt qu’au sens : en poète lyrique, en musicienne, Nico ne cherche pas tant à dire qu’à chanter, et la recherche de mots qui sonnent est première chez elle. C’est particulièrement évident dans « Tananore », où elle allie une référence shakespearienne à l’élaboration d’un langage organique, hommage au kobaïen de Magma, mais on en trouve de belles illustrations dans « Evening Of Light », où elle joue sur l’ambiguïté de termes voisins, de faux-amis lui permettant de mêler, de manière subliminale, l’anglais et le français. C’est une poésie symboliste jusque dans ses sons. Elle n’hésite pas non plus – dans « The Falconer », notamment – à agglutiner des termes pour en faire des mots-valises, à la manière de Joyce.

Depuis la scène gothique, le grunge, le post-punk, quels sont les groupes actuels qui se situent dans une filiation musicale – revendiquée ou implicite – avec l’héritage de Nico ?

Le seul artiste « rock » de ces dernières décennies à m’avoir donné des frissons semblables à ceux que me procurait Nico, c’est David Tibet – même s’il n’est pas un musicien à proprement parler, ni un véritable chanteur –, poète et prophète apocalyptique et, comme Nico, performer hors pair. Chaque concert de Current 93 est un événement : jamais je ne l’ai vu se répéter, se plier deux fois à la même routine, et c’est pourquoi, dans une manière de passage de relais, je lui ai donné un rôle dans le final de mon livre, pour sa scène la plus romanesque. Plus généralement, les astres majeurs de la nébuleuse dark folk puisent aux mêmes sources, dans le même folklore européen que Nico : Death In June, Sol Invictus, malgré des musiques beaucoup plus simples, moins aventureuses que la sienne, me semblent, par leur dépouillement même, le refus de toute figure de style rock traditionnelle, de satisfaisants épigones. L’exceptionnel album de Sixth Comm enregistré avec Freya Aswynn en 1988, Fruits of Yggdrasil, n’aurait sans doute pas existé sans la révolution musicale apportée par Nico. On pourrait aussi chercher l’héritage de Nico dans les performances hypnotiques de Coil, voire de Sunn O))), entre liturgie et chamanisme. Dans les années 90, Alzbeth, chanteuse de l’éphémère duo The Moon Lay Hidden Beneath A Cloud, avait une prestance glacée et hautaine, un chant qui puisait aux tréfonds du folklore européen, et une beauté extrême qui rappelaient Nico. A contrario, Dead Can Dance, malgré d’évidents points communs avec la musique de Nico, m’est toujours apparu un peu trop « propre », trop écrit, pas assez improvisé, pas assez risqué pour s’en réclamer. En revanche, je crois que Neil Young et Bruce Springsteen, lorsqu’ils jouent de l’harmonium, paient, consciemment ou non, leur tribut à Nico. A ma connaissance, ils n’utilisent cet instrument que depuis sa disparition. Qu’on le veuille ou non, jouer de l’harmonium dans un contexte rock, désormais, c’est obligatoirement faire référence à Nico. Aujourd’hui, l’artiste qui est la plus proche d’elle, au moins par l’esprit, est sans conteste Kirsten Norrie, alias Macgillivray, cette jeune poétesse Ecossaise qui œuvre autant dans le domaine de la performance que dans celui de la musique. Elle aussi plonge profondément à la recherche de ses racines folkloriques, dans une démarche chamanique qui peut faire penser à certaines performances de Josef Beuys. Ce n’est pas un hasard si, alors qu’elle se produit seule sur scène, elle enregistre avec Eric Random et James Young, les anciens musiciens de The Faction, le groupe qui accompagnait Nico entre 84 et 88. La première fois que je l’ai entendue, j’ai eu ce frisson rare que l’on éprouve lorsque l’on croit revoir, vivants comme autrefois, des morts que l’on a aimés. Mais Macgillivray a sa propre personnalité, forgée à partir d’un grand nombre d’influences, de Meredith Monk à Diamanda Galas, en passant par Sandy Denny, Kate Bush ou Peter Hammill. Quoi qu’il en soit, elle me semble presque aussi inclassable, aussi imprévisible que Nico le fut en son temps.

Quelle serait l’image mythique, onirique qui, de façon subjective, condenserait à vos yeux Nico ? De quels personnages de légende la rapprocheriez-vous ?

7Nico est un personnage de tragédie, une femme fatale à la destinée marquée par ce sentiment du fatum, de l’implacable fatalité propre aux grands personnages tragiques. Je l’imagine volontiers dans le rôle de Phèdre, ou dans celui de Médée, si sublimement interprété par Callas. Il y a du Parsifal aussi chez Nico, naïve enfant attirée par le jardin des délices de Warhol-Klingsor, un temps condamnée à l’errance avant de devenir prêtresse de son propre Graal musical. Il y a surtout chez elle quelque chose de luciférien : cette déesse blonde, rayonnante, dressée dans l’œil du cyclone warholien, au cœur du déluge de lumières de l’Exploding Plastic Inevitable, qui, contre toute attente, préfère la Porte étroite de l’art aux boulevards du vedettariat et, se drapant dans sa cape comme l’Ange déchu dans ses ailes noires, plonge dans ses ténèbres les plus intimes pour y porter une aveuglante lumière noire, m’évoque la figure romantique de Lucifer, le premier personnage à paraître sur la scène d’A Drama of Exile, la pièce d’Elizabeth Browning dont elle s’est inspirée pour l’album de son come-back. Me paraît lui être taillé également comme un gant le rôle de Perséphone, la déesse qui vivait alternativement sur terre et aux enfers.

Serge Féray, Nico. Femme fatale, éditions Le mot et le reste, 2016, 304 p., 23 €