Où sont les morts ?

© Jean-Philippe Cazier

Où sont les morts, ces grands vivants labourant le ventre de la terre, semailles souterraines à l’abri des regards ? La grille annonce l’entrée dans un autre monde, la grille nous murmure qu’on va chez les morts sans risquer pourtant de les rejoindre. Un aller avec la promesse du retour, un simulacre de voyage sans mettre un pied dans le royaume des absents.

Je me rends sur les lieux hors siècle où la mort les a ensevelis. Je ne vois rien de l’outre-vie, je ne vois pas les morts sortir des sépulcres, pousser les pierres tombales de leurs doigts maigres, fluorescents, nyctalopes, s’agripper aux passants, arracher les gerbes de fleurs déposées par les familles ou des inconnus. Ils taisent tout de leur présence, drapés dans le mutisme. Pas de saute-mouton de spectres d’un tombeau à l’autre.

Pas d’écureuil.

Pas de concrescences de néant.

Je ne vois pas de corps de morts flotter dans l’air, voltiger dans les feuillages, brouter le ciel. Je ne les sens pas s’agiter sous terre, quitter leur caveau afin de gagner une fosse voisine, copuler avec des disparus logés à quelques encablures posthumes.

Je fixe des tombes recouvertes de mousse, éventrées, aux croix effondrées, rongées, grignotées par des vers amphibies, des stèles soulevées de terre peut-être sous le choc d’un cadavre s’extrayant de son suaire de pierre. Je lis l’alphabet de mousse grignoter les lettres et les chiffres, évider les noms, les dates d’entrée et de sortie gravées sur des radeaux de marbre.

L’effroi de la rencontre entre le faste de caveaux d’antan et la misère des non-sépultures provisoires, lopins de terre, lopins de rien herbu, parfois surmontés d’une croix famélique, de guingois, renversée.

L’effroi devant la résidence-bidonville-champêtre des morts récents, logés dans une zone pour parias, morts sans sépulture alignés côte à côte sans qu’on sache où leur dernière demeure commence et finit, si bien que je marche sur la tête, sur les chevelures des morts, sur leurs noms invisibles. Cérémonial arte povera déni de mystique, sacré englouti, à quoi bon bâtir des palais pour les disparus semble souffler l’époque, fleurs en plastique et Christ en chewing-gum. Réduits en cendres, abandonnés aux vers, privés de plaque commémorative, de vie post-humaine, existence tuée une seconde fois.

Je n’ai pas senti le lieu où ma mère repose.

J’ai erré autour de son berceau posthume, elle ne m’a pas guidée, ne m’a pas lancé d’appel. Je pensais qu’elle allait me signifier sa présence immobile. Rien ne survint. Mes yeux, mon ouïe n’ont pas capté son squelette vivace, sa voix ourlée de terre. C’est mon amie qui l’a trouvée. Dissimulée amulette sous une petite pierre tombale dérisoire, pas plus grande que la tombe d’un oiseau. Posée de travers pour l’éternité, un prénom, un nom, deux dates criant leur vérité au ciel, à la pluie qui s’est mise à cingler la petite dalle de marbre noir, frêle esquif dans un échiquier de boue sous lequel ma mère grelotte, heureuse que peu d’âmes bavardes viennent se recueillir sur les non-mausolées de ceux qui ne sont plus, heureuse des faveurs de la grêle qui lui rappelle la Flandre de son enfance.

Ne voir aucun chat sauter de tombe en tombe accentue mon doute. Les morts auraient-ils migré en masse, déserté leurs abris ? Les chats dialoguent avec l’invisible, accueillent les nouveaux post-vivants, leur souhaitent bienvenue dans les nécropoles stellaires. Les chats savent que les morts continuent à vivre, à l’écart de notre monde, de ses lois. Dans un royaume intermédiaire fait de lumière et de songes… L’absence de félins confirme l’exode des morts. Des morts happés par la lune qui leur lance chaque nuit son linceul grisâtre.

Ma mère redoutait qu’aucun monde ne fût le sien, insatisfaite de la vie comme de la mort. Où sont les autres états possibles ? Où où où trouver une troisième voie au-delà de tous les « où » ? Où dénicher les zones intermédiaires réversibles, élastiques lançait-elle, kamikaze du rien. Oh, certes pas la végétation dans des demi-vies, des demi-morts… Sa terreur des états comateux n’avait d’égale que sa recherche passive d’un ailleurs. Pourquoi seulement deux régimes possibles d’existence ? Quelle création limitée, étroite… Se promener, traîner sa carcasse dans la vie ou dans la mort et on tire l’échelle. Les hasards dans l’agencement cosmique ont manqué d’imagination. Aux créatures comme ma mère, les tenants de l’ordre crachotent « Non, madame, il n’existe guère d’expérience du chat de Schrödinger, d’ailleurs l’univers quantique, loin d’agiter vos méridiens de la joie, vous aurait plongée dans l’inconfort. Pour qui ne sait vivre dans la dissociation, mort ou vivant, la superposition des états est un supplice ultra-psychédélique. Elle n’est pas pour vous cette intrication d’états que vous risquez de ne jamais quitter si aucun observateur ne se penche sur votre espace-temps. À supposer qu’aucune conscience ne vous fasse franchir le seuil de la décohérence quantique, vous vous imaginez couchée, assise, debout en même temps, ni molécules vivantes ni molécules mortes ? Le chant du quantiqum, une solution pour des êtres de votre espèce ? Vous plaisantez ? Oui, à ratisser mentalement les jardins du cimetière, il semble que rien n’ait été prévu pour vous en ce bas-monde, dans le haut-monde, de l’ère du silex à l’ère du silicium ».

Les vivants n’aident pas les morts, délaissent ceux qui sont mal partis, qui s’en vont à cloche-pied. À l’exception de rares êtres au pouvoir médiumnique, de la petite cohorte des messagers, les vivants ne secourent pas les défunts coincés dans l’entre-deux monde. Alors, pourquoi les disparus guideraient-ils les arpenteurs maladroits des cimetières ? Voir leurs descendants, leurs ex-proches se balader au milieu de tombes éventrées avec un plan à la main doit semer l’hilarité chez ceux qui n’attendent plus rien de nous.

Un choc ne vient jamais seul. Ma mère ne m’a pas lancé le plus petit signe afin de m’indiquer sa présence. Aurais-je dansé sur son cadavre, trépigné sur des lopins de terre détrempée, je n’aurais pu entendre son cri. Celle qui fut mutique dans la vie demeurait mutique dans la mort. Fugue de mort de Celan fusait dans ce paysage de tombes serrées où les morts gisaient à l’étroit. Au choc du manquement des retrouvailles succède le choc de la folie des vivants. Je parle d’une voiture sillonnant les allées, sardines de grands vivants entassés pour la visite d’un territoire qu’ils arpentent selon les lois du consumérisme. La mystique du recueillement fondue dans l’exhibitionnisme d’un circuit de Formule 1 adapté au tempo des macchabées… Après quatre erreurs, s’arrêter devant la bonne tombe, les occupants, furieux de cette partie de cache-cache, restant dans l’habitacle de tôle, jetant bouquet par la fenêtre entrouverte, le temps de la méditation réduit à la consumation d’une cigarette. Les morts, on ne vient les voir que le dimanche, une heure par an. Les fleurs artificielles veillent sur les ossuaires. Faut être nécrophile, nécrolâtre pour venir sans relâche dans ce zoo, cet anti-Disney Land. À faire trop commerce avec ceux qui ne sont plus, on risque de perdre le goût de fréquenter les vivants. Le morbide post-gothique de l’appétence pour les fantômes est passé de mode.

Les plans de réalité sont disjoints, l’apartheid contemporain frappe la race des évanouis. Qui trouble la tautologie massive de la-vie-qui-n’-est-que- vie et de son dehors, la-mort-qui-n’-est-que-mort, entrave l’aseptisation des existences. Les morts aiment s’égarer dans des contrées dépeuplées. Quand ils ne servent pas de nourriture aux vers de terre, les rares morts dotés de trois hémisphères recrachent les lombrics aux visages des visiteurs.

Enfant, j’aimais avec effroi le silence des cimetières, ce royaume à l’écart, ces sépulcres alignés, imaginant la reprise des fêtes souterraines dès que les visiteurs quittaient l’enceinte sacrée. Les cimetières m’attiraient, les morts, les corbillards, les croque-morts me terrifiaient, je touchais l’intouchable. Ce qui se passait après la fermeture des grilles, quand les gardiens des lieux boutaient les vivants hors des nécrorésidences allumait mon imaginaire.

Enfant, je ne connaissais personne versé en nécrolectes, je m’interrogeais sur les hautes grilles, les murs infranchissables. Craignait-on que les morts-vivants déferlent la nuit sur la ville, dans les campagnes comme des fauves s’échappant d’un zoo ? Était-ce la raison pour laquelle on les parquait dans des zones fortifiées ? Ou fallait-il les protéger contre les agressions des vivants ? Les maintenir à l’écart des trépidations de l’existence ?

Cimetières, si me tiers. La mort demeure au poste de commande mais les morts se sont évanouis. Pas la moindre âme qui dé-vive, pas le moindre souffle posthume qui agite les arbres. Je myosotis dans le brouillard des cercles du post mortem. L’ante nativitas obsède tellement les pie-mères et dure-mères que l’après-décès passe à la trappe. D’être si peu écoutés par les survivants, les ex-vivants se sont fait la malle. Pourquoi resteraient-ils auprès de nous si nous leur tournons le dos, engloutis dans une existence nécrophobe qui ne veut rien savoir de l’après ?

C’est donc ça la vie qu’on nous impose au terme de notre mission, quand nous avons fait notre métier d’hommes un jour, dix ans ou un siècle ? C’est donc ça qu’on nous réserve quand nous nous retirons dans le dehors, dans la contrée qui abolit toutes les autres clament dans le mutique les habitants enfuis. Vous avez pensé qu’on allait rester tranquillos bibelots peu sonores, allongés dans des caveaux miteux ? Attendre, langue tordue, votre visite une fois l’an, subir les bousculades de la Toussaint ? Si on était nés au Mexique, on aurait droit à des processions, des fêtes démentes, un Jour des morts étincelant, gorgé d’offrandes, d’autels chargés de victuailles, de boissons, de fleurs, de reliques, un feu d’artifice païen, curés et prêtres interdits de séjour entre nos murs… Si on avait clamsé au Népal, aux Antilles, en Inde, on aurait droit annuellement à un festin royal, eau de vie, cire de bougie, pétales de fleurs, mélopées coulant à flots sur nos sépultures… Nous célébrer un jour par an, commémorer notre souvenir à date fixe, novembre, avril, septembre ou octobre selon les latitudes, les religions, nous laisse un peu sur notre faim.

Certains appréhendent apothéose d’anxiété cette fameuse fête des morts, les hordes d’envahisseurs qui piétinent nos pelouses, les braillards qui saccagent notre paix, nous laissant en souvenir des monceaux de détritus. Une minorité milite pour des alliances continues entre morts et vivants, les nécropoles changées en centres commerciaux, en bordels, ouvertes de nuit comme de jour, morts et vivants mêlant leur sève, leurs semences, leurs territoires. Les radicaux exigent une séparation étanche entre les Terriens in et les Terriens out, des forteresses, des cryptes pharaoniques réservées au moindre quidam, des mastabas construits dans des endroits tenus secrets que les mortels ne peuvent venir profaner, réservés à quelques initiés, messagers de l’au-delà, passeurs entre mondes. Les nostalgiques rêvent de remettre à l’honneur les rites funéraires de l’Ancienne Égypte, embaumement, momification, psalmodie de thrènes, pesée de l’âme des morts, sarcophages, hypogées, cénotaphes, accueil de l’énergie vitale, nourriture et objets garantissant la survie des défunts. Les futuristes aspirent à une décohérence post-quantique, une crémation mutante, une cryothanatothérapie, travaillant à la confection d’élixirs zombies à base de molécules transbiologiques.

Une question me déchire devinette du Minotaure. Depuis quand les morts nous ont-ils quittés ? Ont-ils eu un Moïse guidant leur exode ? Petites taupes aux longs cheveux, ont-ils creusé des galeries souterraines afin de gagner le ventre de la Terre, descendant toujours plus bas ? Sont-ils équipés pour déserter la croûte, le manteau terrestre et camper crémato-tippy dans son noyau ? Où sont les nécrophores à l’iris fendu ?

Pas de chance pour ceux qui héritent d’une épitaphe maladroite, à des années-lumière de leur personne… Pas de chance pour ceux qui retrouvent dans des caveaux familiaux des géniteurs encombrants, des aïeux, des cousins haïs… Pas de chance pour les grands nerveux emmurés dans des cercueils étroits alors que leur post-organisme tumulus dans le nomade… Pas de chances pour les menhirolâtres et grands voyageurs qui finissent équarris dans des thanatobidonvilles en frigolite fluo…

Les non-vivants-plus-que-vivants n’aiment pas qu’on s’adresse à eux dans des biolangues dont les sons, la syntaxe, le rythme décoiffent leurs tympans et citrouillent leurs cerveaux. Ne pas changer d’idiome quand, les 1er et 2 novembre, on vient les harceler clafoutis aux pleurs témoigne d’une indélicatesse sordide. Ma mère a-t-elle fui avec les autres spectres lors d’une de leurs transhumances passées inaperçues ? Ou, rétive à toute grégarité, est-elle restée fichée en terre, indifférente au lieu où elle repose ? Aucun n’étant le bon, à quoi bon pérégriner, spéléologuer vers des cimetières marins, des mausolées de vagues ?

Véronique Bergen

Où sont les morts ? est extrait d’une fiction en cours d’écriture

© Jean-Philippe Cazier
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