Michael Cimino (2) : « À Bout de Souffle »

Festival de Cannes 1996… Michael Cimino présente ce qui restera comme son dernier film, Sunchaser, au cours d’une des projections les plus tristes de l’histoire du festival. Après une suite d’échecs commerciaux puis artistiques, la sélection en compétition peut relancer le réalisateur. Ce qui devrait être un événement passe en fait inaperçu et, vu la qualité du film, c’est une chance : Cimino ne fait plus de bons films et ne fait même plus scandale.

(La première partie de cet hommage peut être lue ici)

SunchaserAvec Sunchaser, Cimino touche au pire. Son film, road movie où un médecin bourgeois se lie d’amitié avec un jeune indien qui l’a pris en otage, est un ramassis de clichés : sagesse de la culture indienne, folie de l’homme blanc, esprit de la nature et aigle veillant sur l’âme des deux héros. Le réalisateur de Voyage au bout de l’enfer réalise ainsi un Walker Texas ranger entre spiritualité de comptoir et complexe de bourgeois wasp. Devant ce spectacle navrant, de francs éclats de rire fusent pendant la projection, quelques timides sifflets se font entendre à la fin du film, Sunchaser passe dans la plus grande discrétion, et la plupart des critiques préfèrent ne pas en rajouter face au désastre. L’ex génie du nouvel Hollywood ne réalisera plus aucun long métrage. Mégalomane et colérique, Cimino ne trouvera jamais sa place dans le grand barnum des blockbusters. Son cinéma demande les moyens d’une superproduction au service d’un projet exigeant et adulte. Les circuits indépendants ne peuvent satisfaire ses fantasmes démesurés et les grands studios sont à l’opposé de sa conception du cinéma. Plutôt que de chercher à courir derrière sa gloire passée comme Coppola ou Wenders, lui préférera rêver à l’adaptation, forcément impossible, de La condition humaine de Malraux. Ecrivain plutôt talentueux, adepte de la chirurgie esthétique, misanthrope : Michael Cimino aura cessé d’être un cinéaste pour devenir un personnage de fiction.

Début des années 80 : le tremblement de terre des Portes du Paradis et ses répliques comme le Coup de cœur de Francis Ford Coppola ont détruit l’Hollywood des auteurs, sur ces magnifiques vestiges se bâtira une nouvelle industrie du blockbuster, le règne des gros bras et des scénarii minuscules. Beaucoup de réalisateurs prennent le maquis, Scorsese réalise After Hours et La Couleur de l’Argent en rêvant d’adapter La Dernière tentation du Christ, Coppola adapte ses scénarios aux nouvelles contraintes, Lucas qui vient de créer une nouvelle religion s’enferme dans son ranch comme un David Koresh autiste. Bel exemple de darwinisme cinématographique, les anciens seigneurs voient débarquer une nouvelle génération d’auteurs, aussi exigeants qu’eux mais devenus maitres du cinéma de genre : Cameron, Raimi, Jackson, Lynch, Cronenberg… La génération Avoriaz saura s’adapter aux nouvelles règles. Michael Cimino passera cinq ans à voir chacun de ses projets refusés. Incapable de faire des concessions, sûr de son génie, cinq ans de purgatoire jusqu’à trouver un producteur encore plus mégalo que lui : Dino de Laurentiis.

De Laurentiis est la caricature du producteur. Italien, cigare aux lèvres, exubérant, colérique… Il ne demande à ses réalisateurs que deux choses : rapporter de l’argent et faire un chef d’œuvre. L’Année du dragon rapportera un peu d’argent et touche parfois au génie. Polar violent et désabusé, racontant la lutte d’un flic raciste et incorruptible face aux triades chinoises installées aux Etats-Unis, le film permet à Cimino de traiter un de ses thèmes favoris : les origines de l’Amérique. Pays violent bâti par les émigrés du monde entier. Confondant allègrement le personnage principal et le réalisateur, certains critiques, aux Etats-Unis comme en France (Libération par exemple) verront, (ou feront mine de voir) dans ce film une critique xénophobe de la communauté chinoise, oubliant les passages où Cimino rappelle qu’ils sont à la base de la construction du pays et faisant de Stanley White, un ancien du Vietnam trop humain pour une certaine critique, le porte-parole du réalisateur. Le film reste pourtant comme l’un des plus grands films policiers de l’histoire du cinéma, scénarisé par un Oliver Stone tout aussi désabusé que Cimino sur la réalité du rêve américain. Mickey Rourke y trouve son plus beau rôle. Lui aussi ne tardera pas à sombrer dans l’oubli et le collagène. Esthétique sublime, propos corrosif, séquences inoubliables : une banale dispute de couple perturbée brutalement par l’arrivée de tueurs à gages ou un dernier duel de Western sur un pont de New York, L’Année du dragon sera le dernier grand film de son auteur, son dernier bon film même.

472311_10458943Le succès au moins artistique du film permettra à Cimino un dernier coup de folie, un retour à ses racines italiennes : Le Sicilien. Adaptation du roman de Mario Puzo sur la vie de Salvatore Giuliano, « bandit d’honneur » sicilien, volant aux riches pour donner aux pauvres, ennemi des mafieux et du capitalisme sauvage, le film est raté (malgré quelques belles séquences, John Turturro et des personnages joliment ambigus). Cimino rêvait d’un film engagé et politique autant que romanesque, les producteurs redoutent le plaidoyer pro-communiste (qui était déjà le centre du film des frères Taviani sur ce même Giuliano). L’histoire d’amour semble totalement artificielle, Christophe Lambert n’arrive jamais vraiment à sortir de l’image d’un jeune premier au cœur pur, en contradiction avec les actes parfois discutables de Giuliano. Les années 70 sont loin et en 1987, il n’est plus question de brûlot politique. Cimino n’a pas le talent de contrebandier de Scorsese ou Spielberg, il prend acte de l’échec du Sicilien. Comme pour La porte du paradis le film est remonté pour sa sortie américaine. Une version que le cinéaste désavouera. Loin d’être un navet, le film est surtout décevant même si là encore quelques séquences marquantes sauvent en partie le film. Mineur dans sa carrière, Le Sicilien est une nouvelle confrontation entre la légende et la réalité mais aussi le récit d’un homme seul luttant contre une institution. Comme le Stanley White insupportable, destructeur mais incorruptible, le Salvatore Giuliano du film a quelque chose de Cimino : incorruptible, refusant toute concession, obtus jusqu’à foncer dans le mur. Le spectateur assiste alors au double échec de Salvatore Giuliano et de Michael Cimino. Préfigurant ses derniers films, plusieurs séquences virent même au ridicule. Echec au box-office, échec critique, abandonné par la grâce, Cimino est fini.

La mémoire d’un patron de studio hollywoodien n’a jamais dépassé de beaucoup celle du poisson rouge. S’il y avait un certain romantisme dans la chute de l’empereur après l’échec de La Porte du Paradis, l’échec artistique du Sicilien fait de Michael Cimino un has-been, qui non content de perdre de l’argent n’est plus le génie que l’on pouvait supporter. Les grands projets lui sont interdits. Scorsese avait réussi à se relancer avec des films commerciaux dont il avait fait de brillants exercices de style (La Couleur de l’argent notamment). Cimino s’essaiera lui au huis clos avec un remake de La Maison des otages de William Wyler. Dino de Laurentiis (tout aussi à bout de souffle), réunit Cimino et Mickey Rourke espérant le même résultat que pour L’Année du dragon. C’est Raté. Formellement, l’homme des grands espaces réussit plutôt son huis-clos. Mais, sans véritable suspens, avec un Anthony Hopkins encore trop alcoolisé pour réussir son grand retour (il faudra attendre encore deux ans…), un Mickey Rourke qui semble s’ennuyer, le film ne décolle jamais. Le long métrage de Wyler n’était déjà pas un chef d’œuvre, son remake est sans intérêt. L’humiliation suprême. Il ne reste plus alors à Cimino qu’à réaliser Sunchaser pour le projeter dans un anonymat presque total, avant que le cinéaste n’existe que dans l’inconscient collectif des cinéphiles.

Combien de films ratés ou « sympa sans plus » auraient été de grands films réalisés par Cimino ? J’ai passé une bonne partie de ma vie de cinéphile à me poser la question : « si Cimino l’avait réalisé… ». Combien de livres lus en songeant à une adaptation… Franchement, La Route de Cormac MacCarthy par Cimino, cela aurait été le plus grand film du monde, non ? Combien de cinéastes ont marqué les esprits au point que l’on ne rêve pas qu’aux films réalisés mais aux films qu’ils auraient pu faire ? Michael Cimino était un géant.

Prétentieux, insupportable, fou, dangereux, génial. Il faudrait un film entier pour raconter Cimino. Un film qui couterait beaucoup d’argent, avec un tournage interminable, des décors de décors. On filmerait des assistants repeindre l’herbe d’une prairie en vert, à la bombe, on verrait des producteurs découvrant une scène de patinage au milieu d’un western, Dino et son gros cigare, la naissance d’un mythe et la chute du géant. Problème : seul Cimino pourrait réaliser ce film.

(La première partie de cet hommage peut être lue ici)