Le grand entretien : Russell Banks (Un membre permanent de la famille)

Russell Banks Paris 2012 © Christine Marcandier

En 2015, les éditions Actes Sud publiaient Un membre permanent de la famille de Russell Banks, dans une traduction de Pierre Furlon, un recueil de nouvelles à maints égards singulier dans l’œuvre du grand écrivain américain : d’abord parce qu’il signe le retour de Russell Banks à une forme laissée de côté depuis L’Ange sur le toit (2001) mais aussi parce que les textes qui composent ce recueil ne sont pas la collection hasardeuse et de circonstance de nouvelles écrites au fil du temps sans lien thématique ou esthétique, mais des nouvelles composées, en l’espace de quelques mois, pour construire un ensemble structuré et uni, d’une extrême cohérence. Lors de notre entretien, le 27 mai dernier, Russell Banks nous confie avoir même pensé qu’Un membre permanent de la famille pourrait être lu comme un roman, de la première à la dernière nouvelle, dans une linéarité et une continuité.

Nombreux sont en effet les échos et liens d’un récit à l’autre : les personnages des douze nouvelles qui composent le recueil sont saisis dans un moment de rupture, sur une ligne de faille ou de crête qui « dramatise » (un terme qui revient beaucoup dans l’entretien que nous a accordé Russell Banks) un mouvement de bascule, qui figure et synthétise le fossé entre la vie que l’on a rêvée et voulu construire et le quotidien tel qu’il apparaît soudain au personnage. La nouvelle est le genre le plus à même de saisir cette « intimité », poursuit Banks, de dire ces existences sur le fil du rasoir, d’en faire des paraboles et des fables, susceptible de dire l’humain à partir du plus infime et particulier. La nouvelle est une plongée dans l’intime, en ce qu’elle concentre le récit sur un petit rien qui soudain renverse les perspectives.

Tout recueil de nouvelles offre une vision en éclat et kaléidoscope : des scènes, des lieux divers, des personnages et situations qui changent de nouvelle en nouvelle, tout se construit sur le contraste voire la rupture. Banks porte cet aspect disruptif à son paroxysme tant par ailleurs des éléments viennent rappeler les textes antérieurs du volume (voire l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain). Ce sont en particulier les animaux qui rythment le recueil de leur présence permanente, des chiens, des chats et même un perroquet invisible. Ce sont ces « Snowbirds », les « oiseaux des neiges », terme imagé par lequel les Américains désignent les retraités du Nord du pays venant couler des jours heureux (du moins l’espèrent-ils) sous le doux soleil de la Floride. L’une des nouvelles s’intitule Snowbirds et le terme revient quelques pages plus loin dans un autre texte Les Outer Banks à propos de deux personnages « aussi libres que des oiseaux. Des « oiseaux des neiges » comme on les avaient appelés en Floride et là-bas en Arizona ». Au delà des personnages et des animaux qui les accompagnent, ce sont les lieux qui font de ce recueil un ensemble structuré : les nouvelles se situent dans le Nord de l’État de New York ou en Floride, selon un axe Nord/Sud qui éclaire deux Amériques contrastées — le Nord figurant le passé, un ordre du monde en partie révolu, le Sud laissant deviner l’avenir, un pays multiracial et bilingue. Et le recueil éclaire ce conflit géographique qui est aussi un choc des cultures, « pour le meilleur et pour le pire », comme le déplore Russell Banks dans notre conversation.

Russell Banks, Paris, 2012 © Christine Marcandier

Un membre permanent de la famille est un recueil de nouvelles qui, conformément au souhait de son auteur, se lit comme un roman : des thèmes et motifs relient une histoire à une autre — la crise cardiaque pour « Transplantation » et « Oiseaux des neiges » ou les chiens, ce « membre permanent de la famille » que se dispute un couple divorcé, le molosse de « Blue », les huskies de Sibérie de « Big dog » ou le cadavre d’une chienne dans « Les Outer Banks ». La famille est une topique de l’ensemble du livre, la crise économique aussi et la manière dont elle fait imploser la cellule familiale et fracasse des destins.

L’Amérique a changé, ce n’est plus « le romantisme de la route sans fin, voir l’Amérique et mourir, être le maître de son destin, tout ça » (« Les Outer Banks », p. 175). Tout peut basculer en un instant, rares sont ceux qui parviennent à maîtriser leur vie. C’est ce qui se produit pour ce couple de retraités du Nord qui a décidé de passer les mois d’hiver en Floride. Ils viennent tout juste de s’installer à Miami Beach quand George meurt d’une crise cardiaque, sur un cours de tennis, laissant Isabel seule. Mais loin d’être une veuve éplorée, Isabel croque la vie à pleines dents, estimant avoir évité de peu le pire, la vie de retraités que George leur préparait : « je l’ai échappé belle », constate-t-elle. Elle sera bien la seule : les vies collectées par Banks dans ce recueil sont plutôt des dérives, des histoires de solitude, de vieillesse, de perte, de deuils, de divorces, de pauvreté, une fresque des déshérités du rêve américain, jamais pathétique, toujours profondément humaine.

Russell Banks, Paris, 2012 © Christine Marcandier

La nouvelle qui ouvre le recueil en donne le la : Connie est un un ancien Marine qui a construit sa vie selon une véritable discipline et a élevé seul ses fils après le départ de leur mère — « on n’est jamais un ex-marine, Jack. Donc c’est le modèle selon lequel vous avez été élevés, vous les garçons, le modèle des Marines des Etats-Unis d’Amérique ». Il en a fait des représentants de l’ordre, deux policiers, un gardien de prison…, « ses trois fils portent tous bien l’uniforme ». Mais la crise économique de 2008 bouleverse l’ordre du monde tel que Connie le concevait, il est « fauché » et, pour survivre, braque des banques en secret, « comment pourrait-il l’expliquer à ses fils sans qu’ils le trouvent pitoyable, faible et stupide ? ». Un banal accident de voiture alors que Connie rentre d’un braquage va tout révéler.

Une autre nouvelle, « Transplantation » incarne, selon Russell Banks, ce que l’ensemble du recueil explore. Transplanté, Howard Blume l’est doublement : parce qu’il vient de recevoir le cœur d’un jeune motard tué dans un accident de la route, et parce qu’il doit rester à Boston près de l’équipe médicale, alors qu’il vit à Troy, dans l’État de New York. Mais il tente de retrouver ses marques, ses souvenirs et de redevenir lui-même malgré cet organe étranger dans son propre corps. « Depuis qu’il avait quitté l’hôpital, tous les matins avaient été pareils. » Jusqu’au jour où la jeune veuve de son donneur demande à écouter le cœur de cet autre qui bat en lui. Et l’homme, jusqu’ici fermé aux autres, littéralement « sans cœur », découvre qu’il est capable d’empathie.

Les personnages de Banks ne sont plus des gagnants, pas encore tout à fait des losers, ils sont sur une fragile ligne de partage. Dans « Blue », Ventana part acheter sa première voiture « cash en main », persuadée qu’il « n’y a aucune chance qu’un marchand de véhicules d’occasion qui ne la connaît pas personnellement accepte un chèque d’une Noire et lui laisse emporter la marchandise avant que le chèque soit validé par la banque »… Mais elle se laisse par erreur enfermer le soir sur le parking du concessionnaire, réfugiée à quatre pattes sur le toit d’une voiture, terrorisée par un pitbull et incapable d’appeler la police : « Avant que les policiers n’éloignent le chien et la libèrent de sa cage, il faudra qu’elle prouve son innocence. Chose qui n’est jamais facile pour une personne noire dans cette ville. Jamais facile nulle part. Elle décide de ne pas composer le 911. »

Chaque texte de Russell Banks, allant du franc comique au tragique le plus poignant, est une parcelle sans fard d’Amérique, l’ensemble composant une saisissante galerie de portraits, réalistes, mais élevant ces récits à la hauteur de fables représentatives des fragilités (intimes, sociales, économiques) d’un pays comme d’un monde aux Beaux lendemains qui déchantent.

A la fin de notre entretien, caméra éteinte, Russell Banks me raconte avoir la veille travaillé avec Bertrand Tavernier à l’écriture d’un scénario, adaptation de la nouvelle « Snowbirds ». Tirer un film de ce récit d’une trentaine de pages suppose de déployer la trame narrative, d’imaginer un avant et un après à l’existence des personnages. Mais les textes qui composent Un membre permanent de la famille sont si denses, si emblématiques, qu’on l’imagine pourtant sans peine.

Russell Banks, Un membre permanent de la famille, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Furlan, Actes Sud, 240 p., 22 € (16,99 € en version numérique) – Lire un extrait