Conter plutôt qu’écrire : une sommation faite aux écrivaines des pays arabes

Les mille et une nuits aujourd'hui (détail couverture)

Une écrivaine de ces pays pointe-t-elle le bout du nez dans le champ éditorial et quasiment aussitôt on la compare à Shahrazade, la fameuse sultane conteuse des Mille et une nuits. On comprend alors, à l’égard de cette fiction du passé, l’exaspération d’un certain nombre d’entre elles. Cette exaspération, la Libanaise Joumana Haddad dans son essai décoiffant, J’ai tué Schéhérazade, l’exprime avec clarté : « Je suis convaincue que ce personnage est un complot contre les femmes arabes en particulier, et les femmes en général […] J’en ai assez qu’on en fasse une héroïne (surtout en Occident, mais dans le monde arabe aussi). »

Sommation : le mot n’est pas trop fort puisqu’obligation est faite aux écrivaines arabes d’être répétitrices et transmettrices d’un patrimoine ancestral au détriment de leur propre création. Dès 1996, dans un essai, Pour en finir avec Shahrazade, Fawzia Zouari affirmait que la Sultane des Nuits ne rendait pas compte de l’écriture des femmes arabes : ce rejet surprenait dans un contexte culturel arabe et universel où l’on a toujours magnifié le geste verbal libérateur de cette exception du harem. Et c’est un argument de vente ou une comparaison convenue qui peut venir très vite sous la plume : que ce soit dans l’univers « people » ou dans la promotion d’une écrivaine arabe, la « nouvelle » Shahrazade apparaît… Pas si nouvelle, en réalité puisqu’elle est associée à plus d’un cliché ! Donnons-en trois exemples en sachant qu’on peut les multiplier, il suffit d’être un peu attentif au quotidien !

Le cliché oriental de la belle et lascive sultane

Le premier exemple date de 2007 lors de la traduction de Salwa Al Neimi, La Preuve par le miel, où la 4e de couverture ne fait pas dans la dentelle pour accrocher le lecteur :

4ème de couverture

Le contenu du texte, en matière de référence aux Mille et une nuits, ne tient pas les promesses de ce verso alléchant car, si on les cherche, on ne les trouve pas alors que de nombreux textes arabes sont cités…

Le second exemple se trouve au détour d’une page d’un roman de 2010, celui de Sylvie Brunel, Le Voyage à Timimoun. Connue dans le monde universitaire comme géographe, elle a acquis une notoriété médiatique lorsqu’elle édite, en 2009, chez Grasset, son Manuel de guérilla à l’usage des femmes, à la suite de sa séparation avec Eric Besson. Cette fiction s’annonce comme la suite du Manuel, avec le choix d’une facture plus romancée. Mais le propos central est le même : comment une femme de 50 ans délaissée au profit d’une plus jeune peut-elle continuer à vivre ? Toute la presse ayant fait longuement état du re-mariage d’Eric Besson avec une jeune Tunisienne, Yasmine Tordjman, photos suggestives à l’appui, les masques romanesques sont plutôt transparents. Mais c’est justement là où Sylvie Brunel saute à pieds joints dans les plus beaux clichés dès qu’elle aborde l’évocation de sa concurrente au début du chapitre 2 : « Je n’aurais jamais cru que nous en arriverions là. L’heureuse élue portait un nom de princesse orientale. Shéhérazade. Comme dans Les Mille et une nuits. Un nom prédestiné apparemment. Et elle avait trouvé son prince charmant. Mon mari. Mais contrairement au conte, il n’avait pas l’intention de lui couper la tête au petit matin. Hélas. […] Cette créature était un objet sexuel ambulant. Interminable chevelure noire de Barbie, du moins depuis que Mattel avait compris que le blond des princesses de conte de fée n’avait plus bonne presse dans un monde où les brunes tenaient démographiquement le haut du pavé. Je comprenais que mon mari ait été envoûté, lui qui avait toujours été porté sur les aventures exotiques. Shéhérazade affichait un visage étrange, à la fois oriental et arabe, qui était difficile à classer. »

La rage (le chapitre s’intitulait « fureur ») n’excuse pas tout et surtout pas cette réduction et ce cliché. On oublie totalement que l’art de Shéhérazade n’est justement pas de « parler comme une gamine », par onomatopées mais de faire preuve d’une magie du verbe et de l’imaginaire qui lui sauve la vie et, à travers son geste, sauve la vie de toutes les femmes, grâce aux contes qui progressivement guérissent le sultan de sa folie destructrice. La Shéhérazade de Syvie Brunel n’a aucune qualité et c’est son portrait physique qui joue en complicité avec le lecteur alors qu’il n’y a jamais de portrait de l’intéressée dans les contes arabes…

Un troisième exemple intéressant est le premier roman du juge Marc Trévidic, Ahlam, édité chez JC. Lattès en 2016, qui montre combien il est difficile d’échapper aux clichés des « Belles orientales », même lorsqu’on les a, en principe, bousculés en affrontant la lutte antiterroriste et en étant connaisseur des filières islamistes. Il suffit de reprendre les portraits de la mère Nora et de la fille Ahlam pour s’en convaincre : « Mais Paul était troublé. De plus en plus. Il était tombé sous le charme de Nora, de ses courbes parfaites, de ses gestes gracieux, de ses mouvements de tête raffinés et envoûtants, de ses cheveux noirs ondulés, de ses dents blanches, de son sourire désarmant, de son rire clair et sonore, de ses doigts si fins, de ses lèvres pourpres. Il buvait ses paroles comme on déguste un nectar sucré et raffiné ». Ah… orientalisme, quand tu nous tiens !

Pour écrire, faire taire Shahrazade…

Dès 1996, Fawzia Zouari attaquait dans son Pour en finir avec Shahrazade. Évoquer la figure de la Sultane des Nuits était pour elle l’occasion de réfléchir aux conditions d’une création littéraire au féminin au Maghreb et de façon plus générale pour les écrivaines arabes. Cet essai, dans ses nombreuses analyses et propositions reste d’actualité.

Le ton de l’ensemble est celui de la revendication d’une prise de parole nouvelle pour une écrivaine dans les pays arabes, celle d’être une créatrice singulière plutôt qu’une conteuse thérapeute car les hommes ont, semble-t-il, bien besoin de la ruse et de la douceur féminines pour se guérir de leur violence… Pour l’écrivaine du Maghreb et des pays arabes, il faut pouvoir dire « je » et l’oser et l’essayiste d’affirmer : « C’est lorsque Shahrazade se tait que je commence à dire. Ma prise de parole est au prix de son silence définitif. » Si l’écrivaine d’aujourd’hui mime la Sultane, elle emprunte les chemins de la ruse pour se soustraire à l’injustice, elle n’avance pas à visage découvert. Elle ne se raconte pas elle-même mais raconte les histoires des autres pour distraire l’homme et le purifier de ses pulsions de mort avec comme retombée, sa propre survie et celle des autres femmes, ce qui n’est pas négligeable. Ce « féminisme » que d’aucuns ont vu dans le geste de Shahrazade n’en est pas véritablement un et, en tout cas, le « contage » de la sultane est devenu un modèle écrasant, étouffant de toute créatrice arabe : « Chaque fois que je fus tentée de parler, il y eut un nouveau conte de Shahrazade qui m’assigna au silence. Ses contes ne se terminent jamais, là est mon tourment ! » Parole ininterrompue par laquelle la Sultane se tait puisqu’elle ne parle jamais d’elle mais des autres. Une créatrice ne peut exister dans cet effacement de sa propre parole et Fawzia Zouari a cette formule particulièrement heureuse : « Je suis désormais l’auteur d’un conte qui jaillit de lui-même sans la quête d’un salut. »

La femme qui écrit n’a plus à parler par procuration, dans la soumission et la mesure : « Pour acheter mon silence, les hommes me fabriquèrent des ailes en soie afin que je retombe sur leurs résistances sans bruit. Puis ils m’alourdirent d’or, pour que, ni de l’envol, ni de la chute, je ne connaisse le goût. Je fus épinglée au mur de leurs caprices, devant leur regard de mépris et d’adoration mêlés.» Allant plus loin dans la démarche, l’essayiste montre les difficultés qui surgissent sur la route des femmes, la plus importante étant l’intériorisation du miroir tendu aux femmes par les sociétés : « Nous nous devons d’explorer d’autres façons d’exister à la fois spécifiques et modernes, que n’assignent pas les seuls traités féministes, ni les fatwas, d’affirmer une autre forme de liberté… »

Dans la seconde partie, Contre l’exotisme du dedans, l’essayiste explore les différents pièges du « danger » d’exterritorialité brandi sous le nez des femmes. Elle commence par d’excellentes pages de réflexion sur les ruptures qu’accomplit une femme arabe créatrice : elle est « dehors » géographiquement (elle quitte l’espace de l’origine pour s’installer ailleurs), historiquement et sur le plan des coutumes (elle rompt avec la tradition) ; culturellement ; amoureusement, (« elle est dans la proximité de l’homme étranger ») ; linguistiquement, « dehors, tout près du délit, depuis le jour où j’ai choisi d’écrire dans la langue d’une autre mère que la mienne, dans la langue de l’étrangère ». Ce parcours met en péril la notion même de « langue maternelle ». L’essayiste s’arrête à cette « trahison » qui est au contraire, pour elle, la première et vraie ouverture de la société arabe, « le remède contre ce qui risque de scléroser nos sociétés et de les maintenir loin des exigences des temps présents : la nostalgie, le passéisme, le ressentiment et la phobie de l’Autre ».

Ces femmes de la rupture sont comme « un conte à rebours », « comme l’envers de l’endroit » : « Chaque frontière qu’une femme arabe traverse est un tabou qui tombe, une résistance qui lâche, un cri de douleur mais de ces douleurs maternelles, annonciatrices de naissance. » L’exil féminin est une mise à l’épreuve véritable et le terme positif d’une alternative créatrice où le Maghrébin a, en grande partie, échoué : « Provocatrices nécessaires, taquineuses de tabous, ces femmes sont donc les vecteurs, non point d’une identité en crise, mais d’une identité qui va avec son temps. D’une identité en devenir. »

Renvoyer la femme créatrice arabe à Shahrazade, c’est se complaire dans un exotisme du dedans qui rencontre l’exotisme du dehors : « Ainsi finissons-nous par devenir les ethnographes de nos propres sociétés, les orientalistes des temps post-modernes. La distance et l’objectivité en moins. Sur le marché culturel européen, l’Orient arabe est un argument commercial et une stratégie de séduction. »

L’écriture est toujours une négociation entre l’origine revendiquée, sa propre identité en construction perpétuelle et les altérités rencontrées. Si Shahrazade est rejetée, les histoires qu’elle a racontées ne le sont pas car elles ont proposé des variations sur tous les grands thèmes de l’humanité, ce qu’elle nomme « la mécanique de la vie ». Les contes arabes, entre autres œuvres littéraires, disent la montée du désir amoureux, du désir de l’autre et du corps de l’autre vu du point de vue de la femme. Les Mille et une nuits sont cette grande « leçon » de la tension entre le désir et la loi, la mise en scène de la transgression dont la séduction n’est pas effacée par le discours conclusif moralisateur. Pour écrire ce « nouveau conte », l’écrivaine maghrébine navigue entre l’invention de sa langue, la mémoire antérieure des femmes, l’attention extrême à l’héritage sans s’y aliéner, sans le magnifier, sans l’occulter non plus. F. Zouari revendique la liberté de la création contre le ressassement de la même histoire, toujours recommencée, la liberté d’inventer un nouveau « conte » qui exprime véritablement ce que les femmes ont emprisonné en elles, la chance pour la littérature de s’enrichir d’imaginaires inédits.

C’est la même voie que suit, en 2010, la Libanaise Joumana Haddad avec son essai, J’ai tué Schéhérazade – Confessions d’une femme arabe en colère. Comme le précise la journaliste-essayiste, ce livre est né d’une réaction épidermique à une question d’une journaliste occidentale sur l’exception qu’elle représentait dans le paysage arabe, question qui l’a fort irritée. La préface d’Etel Adnan renforce le titre de l’essai, en se titrant elle-même : « La mise à mort de Schéhérazade », accomplie par Joumana Haddad, « et jamais crime ne fut aussi joyeux – et moral. »

L’essai proprement-dit commence comme une longue lettre adressée à un unique destinataire, « Cher Occidental » : l’épistolière lui promet de détruire ses illusions sur « la » femme arabe et elle scande son discours par une formule-leitmotiv, comme elle le fera dans chaque chapitre : « Bien que je sois une soi-disant « femme arabe » ». Ce n’est qu’ensuite qu’il est précisé que cette lettre s’adresse aussi à « mes concitoyens arabes ». Qu’est-ce qu’être arabe aujourd’hui ? C’est avoir maîtrisé l’art de la schizophrénie ; c’est avoir renoncé à son individualité pour suivre le groupe ; c’est « faire face à une série illimitée d’impasses ». Être une femme arabe aujourd’hui, en plus de tout cela, c’est s’en prendre à tous les clichés (elle en énumère quelques-uns) enregistrés par ignorance et « par la fascination médiatique pour la dimension superficielle/sensationnelle de tout événement ». Ainsi Joumana Haddad veut raconter une autre histoire de la femme arabe en se prenant comme exemple : « Quand j’écris, j’ai l’impression d’écrire avec mon corps, avec mes ongles, à partir d’eux comme si les mots me sortaient des pores pour venir s’inscrire sur ma peau ». Shahrazade, elle, a bien été une rusée, une stratège et s’est imposée une autocensure sans faire exploser l’ordre social symbolisé par son maintien dans le harem. L’essayiste proclame que toutes les femmes arabes n’ont pas courbé l’échine et lance une liste, non exhaustive, de trente noms d’intellectuelles, écrivaines et artistes. Elle affirme, comme elle l’a suggéré tout au long de son essai, que « le malentendu, entre Orient et Occident, est mutuel ». Sa finale, « Post-Partum – J’ai tué Schéhérazade » illustre le titre choisi pour l’ensemble de l’essai. Shahrazade est bien le symbole de la ruse :

J’ai tué Schéhérazade

De plus, Shahrazade fait l’objet « d’une adoration écœurante de la part des adeptes de l’exotisme orientaliste, même si j’ai adoré mes lectures répétées des Mille et une nuits ». Elle n’est ni une révoltée, ni une opposante : « Ce n’est qu’une bonne fille, douée d’une imagination débordante et de talents de négociation ». Et avec beaucoup d’humour, J. Haddad note que lorsqu’elle l’a tuée, elle n’a même pas résisté : « cette imbécile m’a proposé de me raconter une histoire en échange de sa vie ». Cette fois, ce n’est pas Nidaba comme chez F. Zouari qui est proposée comme contre-mythe mais Lilith qui aurait été en Éden, la première femme et la première compagne d’Adam, avant Ève. On la considère comme un des mythes les plus anciens de révolte féminine. 

De quelques autres « contes »

Les aînées, parmi les écrivaines maghrébines francophones, comme Assia Djebar ou Fatima Mernissi, ont payé leur tribut à Shahrazade même si elles ont manifesté un peu d’impertinence : comme dans Ombre Sultane et dans La femme en morceaux pour la première et Rêves de femmes pour la seconde ainsi que quelques essais. Mais une réelle déconstruction a dû attendre les générations suivantes.

Dès les années 80, Hawa Djabali avec Agave, ou dans les années 90, Malika Mokeddem avec L’Interdite, assumaient la forme contique mais en la dynamitant de l’intérieur même de ses invariants par une perturbation introduisant le contemporain tant dans l’écriture que dans les thématiques. Fawzia Zouari dans le roman qu’elle écrit en 1999, Ce pays dont je meurs, quatre ans après son essai, réinvente le couple sororal dans l’univers de l’immigration, non pour mettre en doute la sororité des femmes arabes – comme le fait Assia Djebar dans Ombre sultane –, mais pour montrer les difficultés à vivre l’univers de l’immigration. La même année, cette fois en Algérie, Salima Ghezali, dans Les Amants de Shahrazade, inventait une femme d’âge mûr qui regarde le présent algérien de la guerre civile avec distance et un fort esprit d’indépendance, résurgence insolite dont le lien avec le modèle ancestral serait l’avidité de leurs lectures. En 2001, Maïssa Bey avance une autre conteuse-écrivaine, totalement à rebours de Shahrazade en créant une narratrice interne à son récit, Cette fille-là. Malika raconte son histoire en plusieurs versions, entremêlées aux histoires des autres femmes enfermées, comme elle, dans cet asile, rejetées par la société. En 2011, Souad Labbize dans son premier roman, Je voudrais être un escargot, laisse tout à fait de côté la Sultane pour inventer, au carrefour de légendes maghrébines existantes, de nouveaux modèles d’autonomie et de révolte pour les femmes : elle sollicite alors la forme du conte en l’adaptant à l’écriture contemporaine. Comme le déclarait l’écrivaine : « Le conte devient le mythe fondateur d’une société qui a raté le matriarcat, qui a oublié les trois femmes qui se sont rebellées et qui ont pris des risques. […] Seul le recours au conte/mythe fondateur pouvait, à mon sens, passer auprès du lecteur non-habitué à des personnages de femmes extraordinaires, qu’il accepte l’idée en croyant que ce conte est vrai. »

Les écrivaines choisissent l’innovation, parfois dans le moule du conte ancien, et lui donne une autre destination poétique et politique. Une autre lecture pourtant de ces contes de l’enfance peut surgir dans l’univers de la répression la plus terrible : ces contes racontés par le père et qui faisaient peur à la petite fille provoquant ses cauchemars, reviennent à la conscience dans le temps suspendu de l’arrestation et des interrogatoires. Fatna El Bouih, née en 1955, arrêtée le 17 mai 1977, a été incarcérée pendant sept mois à Derb Moulay Chérif sous le nom de « Rachid n°5 ». En 1980, elle est condamnée à 5 ans de prison et libérée le 23 mai 1982. Dans Une femme nommée Rachid, elle se souvient justement d’une phrase de Fatima Mernissi dans Rêves de femmes : « le rêve est essentiel pour ceux qui n’ont pas le pouvoir » : « Je me rappelle en cet instant ce que disait mon père, quand je me réveillais, petite fille, affolée par un cauchemar sorti des contes des Mille et une nuits, qu’il nous racontait les soirs de bonne humeur. Histoire d’enlèvements et de rapts de femmes et de filles. Papa disait : « Ce sont des histoires du temps jadis » ; il ne lui venait pas à l’esprit – Dieu ait son âme – que cela puisse encore arriver à notre époque. Le canot aborde la terre ferme, et m’arrache à ma rêverie : on a traversé sans encombre. Le parfum qui monte de ma peau me confirme mon désir de faire peau neuve, et me renvoie à mes rêves prometteurs d’avenir […] Cet enlèvement, c’est le début d’une histoire qui va durer cinq ans : certains de ses chapitres rappellent Les Mille et une nuits, dont mon père n’imaginait pas que sa fille chérie puisse jamais en être l’héroïne. »

Ils lui apprennent aussi, ces contes, lorsque s’accumulent les jours de torture, à faire connaissance avec ses compagnes d’infortune, dans le noir. Ce témoignage condensé mais terrible de Fatna El Bouih montre bien que Shahrazade n’est qu’un prête-nom sans épaisseur et qu’il n’est pas besoin d’elle pour lire la violence contre les femmes dans Les Mille et une nuits. Fatna El Bouih est membre fondateur de l’Observatoire Marocain des Prisons et du Forum Vérité et Justice.

Elle a reçu ce 18 mars 2016, à Casablanca, le Grand Prix Littéraire féminin SOFITEL Tour blanche attribué pour la quatrième fois pour cet ouvrage traduit il y a quatorze ans. « C’est un livre sur le courage des femmes », explique Fatna El Bouih, en recevant son prix.

Hors de la clandestinité et de la nuit, de « nouveaux contes » peuvent surgir des mains agiles des femmes, comme c’est le cas au Maghreb et au Machrek depuis plusieurs décennies. C’est le cas du dernier roman de Maïssa Bey qui réveille une figure féminine légendaire, très populaire, du patrimoine de poésie chantée. Elle en donne le texte en fin de roman. Elle met cette figure en contrepoint du portrait d’une jeune Algéroise, partagée entre le désir de se libérer de tous les carcans et la difficulté à prendre son envol. Véritable radioscopie d’une jeunesse au féminin en mal de vivre, ce roman informe sur l’Algérie d’aujourd’hui.

C’est aussi le cas du roman récent de Fawzia Zouari dont nous avons rappelé l’essai de 1996. Son irritation vis-à-vis de la Sultane des Nuits se confirme. La narratrice a rejoint à Tunis ses frères et sœurs pour assister aux derniers jours de sa mère. Lorsqu’elle quitte la clinique le soir, elle passe un moment avec une de ses sœurs, Souad : « la benjamine se lance dans des récits en tout genre, on dirait qu’elle vient de se découvrir une vocation jusque-là contrariée par son métier d’expert-comptable. Sous la femme moderne et rationnelle resurgit l’ombre de Shéhérazade que Souad joue volontiers, sans que je fasse de commentaires, sinon marmonner que je déteste ces Mille et une nuits qui sentent le récit frauduleux et la catin orientale. »

La première partie développe ainsi ces retrouvailles tendues de la fratrie et l’obsession de la narratrice pour comprendre qui était véritablement sa mère, cette femme qui n’a jamais manifesté de tendresse envers ses filles, en particulier. Le « secret » sera dévoilé au terme d’une seconde partie qui se déploie comme un conte… oriental qui néanmoins n’en a ni les détours ni les ruses mais tente d’approcher la vérité d’un être et, par cette recherche, une vérité de la narratrice. La parole libre de Fawzia Zouari se manifeste à plusieurs reprises dans ce « conte » – « contes vrais de mon enfance » a écrit Maryse Condé –, jusqu’à la flèche finale et au regret exprimé par de nombreux « francophones » : « Les hommes seuls peuvent la porter dans la tombe et j’ai l’affreux sentiment qu’elle restera sans sépulture. Je me demande comment le mystère de la vie d’une femme peut tomber de la sorte aux mains des « ennemis » ? Car c’est ainsi que nous appelons les hommes dans mon village. […] De sorte que, aujourd’hui, pour moi, maman n’est pas morte. Je peux toujours l’invoquer, exactement comme elle invoquait les esprits. […] Et je me vois en train de lui demander pardon pour avoir transporté sa mémoire jusque sous les toits de France et de l’avoir couchée dans la langue étrangère. »

Joumana Haddad, J’ai tué Schéhérazade – Confessions d’une femme arabe en colère, préface d’Etel Adnan, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut, Actes Sud-Sindbad, 2010.
Salwa Al Neimi, La preuve par le miel, trad. de l’arabe par Oscar Heliani et adapté en français par l’auteur, Robert Laffont, 2008.
Sylvie Brunel, Le Voyage à Timimoun, J-C Lattès, 2010.
Fatna El Bouih, Une femme nommée Rachid, traduit de l’arabe par Francis Gouin, Casablanca, éditions Le Fennec, 2002.
Souad Labbize, J’aurais voulu être un escargot, Atlantica, 2011.
Fawzia Zouari, Pour en finir avec Shahrazade, Tunis, Cérès Editions, coll. Enjeux, rééd. Edisud en 2003 – Ce pays dont je meurs, Ramsay, 1999 – Le corps de ma mère, éd. Joelle Losfeld, 2016.