« C’est en écrivant que je me déshabille » : le métier de modèle vivant vu par Claire de Colombel

Les yeux nus est un texte pas anodin, pour plusieurs raisons. Son auteure d’abord, Claire de Colombel (dont il s’agit du premier livre), une artiste pluri-disciplinaire formée à l’École Nationale Supérieure d’Arts de Cergy, ancienne danseuse, maîtrisant aussi les techniques corporelles et vocales liées au travail scénique, et travaillant aujourd’hui comme modèle vivant pour artistes, tout en écrivant. Son sujet ensuite : le métier de modèle vivant et les réflexions de l’auteure sur l’expérience de poser nue. Sa forme : il s’agit d’un journal digne des meilleurs journaux, de par son écriture étonnamment maîtrisée (peut-être même un peu trop, nous verrons pourquoi).

Non seulement il est difficile de poser nue, mais il est encore plus épineux d’écrire sur cette expérience (personnellement cela fait plus de vingt ans que j’aimerais le faire, c’est pourquoi j’ai été attirée par Les yeux nus), car cela demande de sonder les sentiments que nous inspirent notre corps : « C’est en écrivant que je me déshabille » (p. 57). Poser nue donc, devant des inconnus : ce n’est ni banal, ni facile. En effet, il faut l’avoir fait, comme Claire de Colombel, pour savoir ce que cela demande comme effort, courage, générosité et engagement artistique, que de gagner sa vie à la peau de son corps. Parce que ce n’est pas un métier « normal ». Parce que c’est un métier « physique » : « Je sais la fatigue sur mon visage » (p. 7). Parce que c’est un métier fragilisant – un corps nu est un corps vulnérable, et potentiellement désirable. Même si la nudité est un état rien de plus normal, elle n’est pas forcément perçue comme telle, et souvent associée au sexe. Tout est question de sphère : publique, ou privée. Le nu est partout et pourtant le nu angoisse, alors que notre corps est partie intégrante de notre identité. Un livre tout à fait fascinant donc.

L’auteure y aborde aussi la question de la préservation de son moi, « derrière l’immobilité de surface » (p. 27), quand on est exposée aux regards. Comment rester soi en se créant cette image que d’autres vont dessiner ? Mais si l’on n’est pas soi, on perdra la sincérité et la spontanéité, le naturel, qui permettent les meilleures poses (celles qui sont dynamiques, pleines de vitalité, de créativité : les artistes n’aiment-ils pas la vie ?), et qu’est-ce qu’une pose, sinon une interprétation du corps ? « Les poses étaient très belles, me dit Gabrielle. Habitées. Ses mots me touchent, je sens qu’elle a perçu quelque chose. Le mouvement qui tient l’immobilité » (p. 23). C’est la personnalité du modèle qui l’emporte et fera d’elle celle qu’on recherche, celle avec qui l’on veut continuer à travailler : une modèle qui a de la présence, qui est donc forte psychiquement parlant. Le physique est de moindre importance finalement : garder la même pose pendant quarante-cinq minutes demande probablement plus de force de caractère que de force physique. L’immobilité : on peut y projeter l’ennui ; Claire de Colombel en connaît la douleur, qui pulse en silence dans les muscles, les articulations, car « le mouvement est là, toujours. Dans la respiration, dans le sang, dans les pensées et les émotions qui me traversent » (p. 92), et il faut contenir tout cela, pour que rien ne transparaisse, ne transperce, ne saigne, ne trouble l’image, et ceux qui la dessinent ou la peignent. Les pensées, les troubles, parlons-en, surtout quand on s’affiche nue devant des inconnus. Comment taire les doutes qui nous assaillent par rapport à notre corps ? Une personne qui travaille comme modèle a-t-elle forcément plus de confiance en elle qu’une autre ? La réponse est non. Qu’essaie-t-on de se prouver quand on montre son corps dévêtu à des étrangers ? À qui, au juste, appartient cette image de soi qu’on offre ? C’est une question politique, et féministe, si l’on considère que derrière l’image il y a un corps, un corps de femme. C’est d’engagement qu’il s’agit aussi dans ce livre (se mettre au service de l’art et des artistes). Et qui dit engagement dit parole, dit s’exprimer.

Le modèle veut parler : « Dans ma tête ça hurle » (p. 34). Tout son corps crie qu’il veut parler, échanger, être rassuré. De son existence d’abord. Le modèle est « vivant ». Le modèle n’est ni mannequin ni nu mais enveloppé dans son silence, et c’est de là que jaillit l’écriture de Claire de Colombel, de cette impossibilité de parler durant les séances de pose, car ouvrir la bouche ferait d’elle un être désirable, atteignable, disponible, avec des émotions et un vécu, un être sur lequel projeter ses propres émotions. Or, elle doit dissimuler tout cela, car c’est cela, être « professionnelle » : cacher qu’on est vivante. Elle y parvient, nous persuade que le corps ne montre finalement pas grand chose du vécu, alors qu’il en est le réceptacle. Comme un sac, la peau renferme le vécu, et le modèle ne vend pas son corps, mais, à travers des poses, un tout qui inclut une ambiance, une humeur et une couleur particulières, auxquelles participent ses pensées, au même titre que ses gestes immobilisés, qui sont une parole bouche fermée.

Les yeux nus est un texte face auquel l’auteure semble avoir fait serment d’harmonie et d’équilibre : « Tout est à sa place » (p. 36), comme le dit Marie du dessin qu’elle a fait de sa modèle. Claire de Colombel écrit cette phrase qui capture parfaitement ce qui me semble être le modus vivendi de son écriture : « Je ne veux pas être dans la représentation, j’essaye d’évoquer, de manière ouverte, des états de vigilance ou d’abandon, d’ouverture ou de repli, de rêverie ou de présence » (p. 54). Le pour, et le contre, ensemble, en équilibre, sans heurt. Les yeux nus est un texte « ramassé », resserré, dont les mots semblent avoir été posés sur une balance, pesés au gramme près, pour arriver à une pensée et à une expression justes, « rondes », sans angles. Le lisant, on sent que Claire de Colombel aime écrire : elle tient son sujet bien en phrases, son style est limpide, il a de la tenue, une force évidente y repose – y sommeille se risquerait-on à avancer, et on en attend le réveil, les éclats de voix, car on sent que ce texte renferme un secret.

Claire de Colombel avoue qu’elle n’a pas « abandonné [ses] recherches artistiques, elles se sont tournées vers l’écriture, pratique plus solitaire et moins salissante » (p. 41). Je ne sais pourquoi cette confession m’a gênée. Je crois que c’est parce que j’aurais justement aimé, vu le sujet abordé, pas anodin du tout, que l’écriture déraille un peu par moments, pour révéler davantage le dur revers de ce métier qui demande de poser nu. Le modèle vivant se tait quand il pose, pour s’entourer d’un mur de silence qui le protège. L’écriture au « dos droit » de Claire de Colombel (« je marche dans la rue, le dos est droit sans être figé. Je suis là. Je suis bien. », p. 45) m’a fait penser qu’elle se tait en écrivant, qu’elle écrit la bouche coite sur un cri ravalé, que j’aurais aimé l’entendre, dire des choses « sales ». Il me semble qu’il y a recherche d’apaisement dans cette écriture-là, tout comme il y a recherche d’apaisement pour elle dans le choix de poser nue : il y a une histoire qui est passée sous silence –forcément, sinon pas d’écriture – et qui fait pourtant frémir les pages de ce livre (« Dans ma tête ça hurle. »).

Il ne fait aucun doute que Claire de Colombel sait écrire, qu’elle écrit bien, très bien même, mais elle reste encore trop habillée à mon goût, d’ailleurs, ne dit-elle pas elle-même, « je traite mes émotions comme les douleurs, en essayant de les mettre à distance » (p. 61), et, plus loin, « d’abord l’ancrage. Répartir le poids. Prendre conscience des points forts » (p. 92). Claire de Colombel écrit peut-être comme elle pose, en bridant sa foudre intérieure, « en apprenant à surmonter l’inconfort physique » (p. 131) : « Je pourrais déplier la jambe rabattue contre ma poitrine. Me gratter la joue. Frotter le sable de la pointe du pied. Je pourrais » (p. 96). Oui, et elle aurait dû, on l’en sait capable, on aurait aimé qu’elle remue un peu tout cela, qu’elle nous montre ce qui se trouve sous le vernis, derrière l’image, ce qui est enterré dans le sable, et pas si profond que cela… Il s’en faudrait de peu. En fait, il semblerait que Les yeux nus, livre prometteur, soit autant un excellent journal littéraire de pose qu’une réflexion sur une écriture qui cherche des repères rassurants tout en désirant s’émanciper, d’où ses deux derniers mots, révélateurs : « infinie liberté » (p. 141).

Claire de Colombel, Les yeux nus, Les Impressions Nouvelles, février 2016, 141 p., 13 € — Lire un extrait