L’amorti : entretien avec Yoann Gourcuff

Ollivier Pourriol Eloge du mauvais geste (détail couverture éditions Nil)

Au football, l’amortie, c’est marcher sur des e, en casser un. La Disparition du ballon, soustrait une seconde au jeu en triangle des bermudas et des shorts. De tout cela, il fallait parler : Yoann Gourcuff a accepté, pour Diacritik. Un peu de foot-bal(l)istique en sa compagnie.

Le football est affaire de gestes. Bien plus que de tactique, de stratégie griffonnée sur un paperboard entre table de massage et sacs à chaussettes sales. 4-4-2, 3-5-2, pressing total, permutation des ailiers ou jeu à deux milieux récupérateurs… ?

À la fin, reste un geste.

Le geste-star, celui qu’on n’avait pas prévu mais qui s’invite à la fête, improvisé par le joueur exceptionnel qui veut inscrire dans le marbre médiatique sa présence sur le terrain. Zidane choisit la folie assumée d’une Panenka en finale de coupe du monde, puis celle d’un coup de boule. La main-de-Dieu de Maradona ; la talonnade de Rabah Madjer, le coup-franc savonné par Platini sous Arconada. Le mauvais geste, aussi, qui parfois se confond avec le premier, et transforme Éric Cantona en Bruce Lee, Thierry Henry en Kobe Bryant. Alors, « dans un éclair de liberté sidérant », écrit Olivier Pourriol, le footballeur « invente un geste inouï, qui révèle le revers de son génie. Sa faute. »

Le beau geste ferait presque pâle figure, de ne pouvoir prétendre à l’unicité du chef-d’œuvre ancré à jamais dans un match, un jour, une ambiance, que tous nous associerons plus tard à l’image-geste, dans son imajesté célébrée. Le beau geste est lui reproductible, car s’il signe un style et désigne à n’en pas douter une pratique esthétisante du jeu, il ne répugne pas à se mettre au service du collectif. Consentant à demeurer moyen, il ne s’arrogera qu’exceptionnellement le droit d’être fin : d’ailleurs le beau geste rarement mène au but. Il y conduit, y contribue, mais saura s’effacer au besoin devant une banale frappe, un vieux pointu s’il le faut, tous ces « raccrocs » que la meute des renards rusés de surface, de Gerd Müller à… Thomas Müller, pratique comme un capitalisme laid du football, tout juste bon à nourrir des statistiques (et accessoirement faire triompher son équipe).

Le beau geste est un geste de championnat, de longue haleine, de samedis soirs, qui finira au mieux dans un zapping hebdomadaire avant de disparaître des radars. Le geste-star, lui, est un geste de coupe, d’élimination directe, de finale en prime-time : un geste où l’affect atteint un paroxysme presque insupportable. Idem, encore, pour le mauvais geste, qui édente un Battiston d’un parfait coup de fesses aux allures de strike buccal. Tous deux, beau et mauvais gestes, requièrent l’assentiment ou le refus net : « Non, Zinédine, pas ça, pas toi ! » s’écria devant Materazzi terrassé Thierry Gilardi, commentateur dont les « Oui, Monsieur » pour saluer les buts exceptionnels – la reprise de volée du même ZZ en finale de la Champions League – étaient devenus proverbiaux.

Le beau geste n’en demande pas tant, et hors du tragique couple Oui/Non, saura se contenter d’un sifflet admiratif ; puis passer à autre chose, le ballon à un autre. Le beau geste s’invente un tiers-lieu, fragile moment que parfois le joueur appréciera davantage à sa juste valeur que le (télé)spectateur distrait. C’est même là son premier trait : c’est l’acteur qui en fixe la valeur, car il ne transgresse radicalement aucune norme, morale ou médiatique. Ni anodin ni divin, le beau geste se confie à son joueur, lui laissant le choix du curseur à placer sur une échelle subjective, jalousement gardée par devers soi. Ses gradations sont de plaisir, voire de joie, pour échapper à l’évaluation qui transforme aujourd’hui les matchs télévisés en marchés aux big data (kilomètres parcourus, nombre de passes, de tacles réussis…) et les footballeurs en capteurs sensoriels anthropomorphes de micro-événements quantifiables. À la question : pourriez-vous vous en passer, Yoann Gourcuff, l’esthète-joueur de notre Ligue 1, répond : « Il m’arrive régulièrement de jouer un match sans réaliser ce geste, on peut quand même prendre du plaisir, être performant, mais le plaisir n’est pas total sans avoir réalisé ce geste. Bien « sentir » le ballon, bien maîtriser ce dernier (à travers ce genre de gestes) est jouissif. Cette recherche du faire ce qu’on veut du ballon est primordiale, mais il faut aussi une bonne « connexion » avec les coéquipiers, une même idée du foot, ce plaisir et cet amour du ballon partagé dans une équipe. »

C’est de l’amorti que parle ici le meneur de jeu du Stade Rennais. Tempérament réservé, dit-on, pour qualifier Y.G. peut-être un peu vite. L’amorti est, c’est vrai, un art du retrait. Le front frankesteinien de Horst Hrubesch, les cuisses à l’hélium de Roberto Carlos propulsaient le ballon, martyrisé par la violence de ce qu’il faut bien nommer une frappe, ballon que l’on imagine déformé comme dans un vieil épisode d’anime japonais. L’amorti, lui, convie. Tout le contraire d’un bon débarras : le joueur assume le choix de ne pas se défaire aussitôt dit de la charge du ballon, par une déviation, une touche de balle et on n’en parle plus. Amortir est consentir. Comment décrire la relation qui se crée entre le ballon et le joueur, à ce moment-là ? Yoann Gourcuff : « La relation entre les deux est tout en harmonie… au moment du contact avec le ballon, il existe de la finesse, de la douceur, de la considération du pied pour le ballon, du respect… C’est comme si le pied voulait mettre en valeur, valoriser le ballon au moment du contact. C’est un geste qui demande de l’anticipation du corps pour préparer l’amorti, tout en regardant le ballon se rapprocher, il faut bien contrôler/déterminer la force/l’énergie pour amortir le ballon comme on le souhaite. Je pense que le corps du joueur doit s’imposer au ballon mais avec finesse, avec douceur, il faut réussir à le dominer pour bien maîtriser ce ballon, bien gérer la force du pied au contact du ballon, décider avec une bonne maîtrise du mouvement du ballon au moment de l’amorti. Il est possible de réaliser un amorti avec un joueur qui s’efface mais je pense qu’on a une meilleure maîtrise du ballon lors de l’amorti si le joueur prend les devants, s’impose au ballon avec respect, en étant délicat et concentré, on peut même s’imposer au ballon mais en accompagnant le mouvement de la jambe dans le même sens du mouvement du ballon pour avoir un contact moins violent, plus délicat entre le ballon et le pied. »                                                              

S’instaure une relation de domination du ballon, mais dénuée de toute violence ; comme une servitude volontaire sur le mode du consentement. Le ballon me vient d’un autre, qui lui a légué force et direction ; c’est alors que je décide, par l’amorti, du coup de pied, de la cuisse ou de la poitrine, de l’évider de ses intentions initiales, pour lui en proposer de nouvelles. Le ballon-roi est là nu, dans mon geste d’amorti, qui le dépouille de l’effet brossé, de la vitesse que le partenaire lui avait imprimés.

La maîtrise technique n’a d’autre but que cet évidement premier, nécessaire à l’injonction nouvelle qui dira, cette fois, ma personnalité et à quoi l’amorti mène : passe, tir… En une seconde maximum, le footballeur bricole de son corps jusqu’à informer le jeu, par ce double mouvement de démontage-remontage par quoi suffit à se manifester une intention esthétique. L’amorti est un ready-made, un geste d’appropriation qui du trivial (une passe un peu forte, un peu haute…) vient faire un beau geste.

Yoann Gourcuff (Wikicommons)

« Par l’amorti, recherchez-vous surtout l’efficacité, ou bien la maîtrise technique peut-elle ici avoir une valeur esthétique, selon vous ? Les notions de style et de virtuosité vous paraîtraient-elles ici pertinentes ?
Y.G. : Il y a une réflexion qui se fait au moment de décider de faire un amorti, de savoir si c’est bien « le jeu » de faire ça, de respecter « le jeu ». Une fois décidé, je pense rechercher une bonne maîtrise technique, une bonne analyse du corps dans l’espace, une bonne coordination, sentir avec quelle force, avec quelle vitesse le ballon arrive, pour ensuite déterminer quelle force mettre dans le pied, dans la jambe, dans le pied ou la jambe d’appui, dans tout le corps, gainer tout le corps, sentir comment on va amortir le ballon, comment on va accompagner le ballon. La valeur esthétique est importante pour moi : il n’est pas incompatible de faire un bon geste et un beau geste, bien au contraire… Le plaisir de réaliser le geste est primordial car c’est avec cet épanouissement qu’on peut vraiment bien le maîtriser, être concentré uniquement sur le ballon et le corps qui est en train de s’organiser à l’approche du ballon. Il est nécessaire de prendre plaisir au moment de faire le geste pour progresser, pour mieux le maîtriser, pour le répéter. La recherche de la bonne maîtrise technique et la valeur esthétique sont pour moi liées. »

Il y a une grammaire de l’amorti, et une syntaxe. Le web pullule de tutoriels vidéo destinés à nous apprendre à maîtriser le geste, mais hors de tout contexte, de tout match, dès lors aussi vain que le foot free-style, ce bling-bling pour YouTubeurs qui n’ont jamais senti le poids des protège-tibias au fin fond d’une seconde mi-temps de prolongations. Mais c’est en ph(r)ase de jeu que le beau geste prend son sens, d’être en lien avec un avant et un après. Dans la séquence de jeu la bien-nommée, le récit du ballon connaît ses périodes et ses rythmes propres. L’amorti y est ce point-virgule, qui n’en annule pas la course comme s’y risquerait un contrôle sec et net du plat du pied, mais l’accompagne et lestement la détourne. L’amorti n’appartient pas au registre de la surprise, à l’image du contrôle orienté qui désarçonne le défenseur habitué à une linéarité plate du jeu. Mais l’amorti est un blanc, qui introduit du neutre dans l’enchaînement censé mener au but adverse.

Sans titreL’amorti, ou le temps des possibles : parce que tout ensuite peut, à nouveau, arriver. Par ce geste, je rature d’un trait technique la succession des actions passées, soucieuse d’emmener l’équipe « droit au but », pour plutôt recharger le ballon de toute la liste des actions envisageables. Le dribble d’un Garrincha lui aussi, écrit Olivier Guez dans son Éloge de l’esquive (Grasset), dessine volontiers des « zigzags » en apparence inutiles, « comme un chaton s’amuse avec une pelote de laine ».

Mais chaque amorti a ce don particulier de replier le temps du match sur lui-même, et de faire retour jusqu’au coup d’envoi, là où rien n’était encore écrit ni fixé mais épais encore de promesses. Repasse par le rond central, celui du retour à l’origine du geste : l’amorti comme beau geste régresse, refusant à l’implacable chronologie qui déroule la partie vers sa fin programmée le statut de valeur absolue.

C’est que l’amorti aura congédié, un temps du moins, toute vision instrumentale et matérielle du jeu. Contact respectueux du joueur ou de la joueuse au ballon, l’amorti semble se prolonger en-dehors de ce que l’idéologie de la vitesse – la fameuse « circulation de balle » – admet généralement. L’amorti ralentit le jeu, si le jeu c’est se « projeter » vers l’avant, quitte à s’y retrouver bêtement tout seul, ou encore hors-jeu de 15 mètres… L’amorti s’accommode mal de l’espace qu’est le terrain, ou le tableau noir des tactiques à Mémé Jacquet : c’est dans le temps que se déploie le geste de l’amorti, qui désynchronise le jeu, introduisant un silence comme un souffle dans la partition de l’équipe. Seul le chef d’orchestre en a le droit, souvent ce milieu de terrain, qui mène à la baguette, dit-on, le groupe. Le réalisateur TV du match craint d’avoir enfoncé par mégarde le bouton « ralenti » de sa console, quand c’est simplement un des 22 qui a sifflé la pause, et s’est seul extrait du cours ordinaire des choses. Quand le dribble requiert vitesse d’exécution et malice, l’amorti, lui, se déprend de ces impératifs pour s’afficher innocence et lenteur. Dans un futur proche, quand le football aura confondu comme l’a déjà (for)fait le basket de la NBA, money et time, il faudra peut-être demander à l’arbitre de décompter le temps consacré aux amortis dans un match.

Le joueur projeté vers l’objet, le laisse ensuite parvenir jusqu’à lui, pour mieux susciter un entre-deux, celui du flottement. Le ballon ne s’immobilise pas plus qu’il ne transite ; comme en apesanteur quelques instants, il connaît le vertige du funambule déséquilibré, de l’acrobate au sommet de son bond, jouissant de cette faille temporelle qui avant la chute succède à l’ascension. Entre l’avant et l’après, la parenthèse s’ouvre qui fugacement périme les repères, dans laquelle s’engouffre aussi le pilote au moment du dépassement par aspiration. La technique qui s’y affiche, revendiquant même une virtuosité assumée, semble à ce moment précis hésiter entre maîtrise et déprise, et c’est bien cela que fixe le regard du joueur : non le ballon seul, mais cet instant flottant qui invite l’incertitude au cœur d’un jeu par ailleurs si normé. Détisser alors la règle et ses mailles, qu’ensuite je renouerai pour les autres, partenaires et public ; renouées mais rejouées : « Est-ce un geste que l’on effectue d’abord pour soi ? Ou pour le public ? Ou pour l’équipe ?
Y.G. : Au moment de décider du choix du geste, il faut penser à respecter le foot, « le jeu », si la situation (partenaires, adversaires, etc.) est adéquate pour réaliser ce geste. Dès que l’on a décidé en respect de l’équipe, on effectue le geste pour soi-même, car ça procure du plaisir, et ce dernier pousse à la progression, à répéter le geste au quotidien, pousse à une concentration. Effectivement, la réaction du public donne confiance au joueur qui a effectué ce geste, et aussi à l’équipe. Il ne faut pas oublier que le foot est un jeu, un spectacle pour le public. La notion de plaisir pour les supporters est importante mais elle n’est que la conséquence de joueur(s) épanoui(s). »


Merci à Laurent Capdetrey et Barbara Chanal, qui m’ont mis sur la voie des ouvrages cités ; à Morgane Zeli du Stade Rennais et bien sûr, toute ma gratitude à Yoann Gourcuff (entretien réalisé en avril 2016).